in « le vivant », L’Harmattan, 2005, 716

Ma première aventure de chercheur, commencée il y a 33 ans, constitue une réponse possible à la question : « La science est-elle au service de l'homme ? » La mission qui me fut alors confiée par l'Institut National de la Recherche Agronomique était d'accélérer l'efficacité de sélection des vaches laitières, en augmentant la descendance des meilleures productrices de lait. Grâce à des méthodes de « superovulation » par stimulation des ovaires avec des hormones, je faisais produire plusieurs ovules par cycle (la vache ne produit normalement qu'un ovule toutes les trois semaines). Après insémination artificielle avec le sperme de taureaux sélectionnés, dix, vingt, ou trente embryons, supposés de haute qualité génétique, étaient présents dans l'utérus, trop nombreux pour y survivre tous. Je mis donc au point des techniques pour extraire les embryons, par lavage de l'utérus, et pour les transplanter dans la matrice de vaches ordinaires (« mères porteuses ») où ils se développeraient jusqu'à la naissance. C'est seulement quand vint le premier succès, en 1972, que j'ai réalisé l'absurdité de la tâche accomplie : l'Europe souffrait d'excédents laitiers bien avant mon implication dans cette recherche... Mais le plus grave m'apparut dans les réponses données à ma critique. Les décideurs refusaient la qualification d' « absurde » pour la politique de recherche qu'ils avaient imposée, arguant que la productivité des vaches laitières devait être améliorée, quelle que soit la production globale. Il s'agissait déjà de mettre en avant la compétitivité sans se soucier du chômage, du mal vivre, de la désertification des campagnes. Il s'agissait de mettre la recherche au service de fantasmes économiques (et d'intérêts particuliers réels) plutôt qu'au service de l'homme. Fort de cette leçon inaugurale sur le rôle de la science, je m'esquivais en 1977 vers la recherche médicale, laquelle devait être au-dessus de telles bassesses.

Par mon savoir acquis chez l'animal, je restais impliqué dans le champ de la procréation que je veux immédiatement distinguer de celui de la reproduction. Dans la procréation, deux individus, l'un mâle et l'autre femelle, donnent naissance à un troisième qui ne peut être identique à aucun de ses parents. Dans la reproduction, un seul individu est copié en un autre qui lui est identique ; c'est le bouturage, inconnu des mammifères jusqu'à la brebis clonée Dolly. L'assistance à la procréation humaine inspire de multiples débats et une nouvelle discipline appelée « bioéthique », mais jamais des chefs d'État n'ont jugé nécessaire de s'y impliquer aussi fort qu'ils l'ont fait en 1997 pour le cas Dolly. Peut-être est-ce parce que le clonage humain ne représente encore aucun intérêt industriel, n'ouvre aucun nouveau marché. Il est alors plus facile de proclamer une morale sans concession...
La fin du XXème siècle a connu des progrès importants dans la maîtrise de la procréation. On est devenu capable d'éviter les naissances non souhaitées (contraception) comme d'aider à permettre des naissances naturellement impossibles. On parle d’Assistance Médicale à la Procréation (AMP) lorsque la médecine intervient pour un couple en difficulté d'enfant (environ 10 % des couples sont victimes d'infécondité) par l'insémination artificielle (avec le sperme du mari ou d'un donneur) ou par la fécondation in vitro (en éprouvette). J'évoquerai très brièvement ces techniques, simplement pour rappeler les dérives que nous avons connues, et, partant, pour vérifier que nous disposons vraiment de garde-fous contre les dérives de nouvelles techniques apparues plus récemment. L'insémination artificielle, avec sperme de donneur (tiers masculin), fait naître 900 enfants par an en France, dans une vingtaine de centres auxquels s’ajoutent 3600 enfants conçus avec le sperme du conjoint. La fécondation in vitro (FIV) permet la naissance de 9000 enfants par an, dans une centaine de centres. Globalement, l’AMP contribue donc pour 2% aux naissances françaises.

Ces méthodes comportent parfois le don de gamètes : aujourd'hui des tiers féminins interviennent dans le couple pour donner des ovocytes, mais il s'agit de cas beaucoup plus rares que le don de sperme car le type d'intervention est plus complexe. Des dons d'embryons ont même commencé : ce sont des embryons abandonnés dans des laboratoires de FIV, et dont les « géniteurs » ne veulent plus, souvent parce qu'ils ont déjà eu des jumeaux ou des triplés. Ces embryons peuvent être soit détruits, éventuellement à l'occasion d'une étude scientifique, soit donnés par les géniteurs à un autre couple stérile. Hors de ces solutions, les embryons en surplus seraient conservés par le froid dans l'azote liquide, peut-être pour des siècles. Le don d'embryons est une méthode qui se développe, mais qui ne connaîtra jamais un essor très important, en raison de la rareté des embryons disponibles dans ce but, d'autant que les règles de sécurité sanitaire imposent sans cesse de nouvelles conditions pour reconnaître que les géniteurs étaient indemnes d'affections transmissibles.

La stratégie développée par les techniques d’AMP a trois dimensions : d'abord le nombre d'ovules émis par une femme a été décuplé, passant de 1 par cycle menstruel à 10, en moyenne, à l'issue de la stimulation ovarienne. Ainsi se trouvent très augmentées les chances de concevoir au moins un embryon. Au contraire, chez l'homme, le nombre de spermatozoïdes nécessaires pour féconder chaque ovule a été fortement réduit, cette économie permettant la fécondité d'hommes normalement stériles. Ainsi, l'effectif de spermatozoïdes intervenant dans la fécondation naturelle (200 millions) a été progressivement réduit par l'insémination artificielle (quelques millions) puis par la fécondation in vitro (quelques milliers). Finalement, la technique d'ICSI (intracytoplasmic sperm injection) a ramené cet effectif à l'unité puisque le spermatozoïde est alors directement injecté dans l'ovule. C'est le rapprochement entre les gamètes qui marque la troisième dimension des progrès en PMA : la fécondation n'a plus lieu dans les trompes de la femme mais dans l'éprouvette du laboratoire, et ce rapprochement est poussé à l'extrême par l'ICSI qui fusionne artificiellement les deux gamètes. Productivité ovarienne, économie sur les spermatozoïdes, rationalisation dirigée du lieu de fécondation, voilà les mesures dignes de l'économie planifiée qui ont augmenté notablement l'efficacité de la procréation.

I. Des techniques qui posent problème

Le don de gamètes en France pose surtout le problème de l'anonymat et du secret du don. À moins qu'on ne le lui apprenne, l'enfant ne peut savoir s'il est né de son père social ou d'un autre personnage, et quand bien même il l'apprendrait, il n'aurait aucun moyen d'identifier son père génétique. Pourtant l'ONU, dans sa Déclaration des droits de l'enfant, affirme que tout enfant a le droit de connaître ses origines et il est bien évident que l'anonymat de la paternité génétique contredit cette déclaration.

J'ai contribué à la mise au point de la FIV et je pense que c'est une technique nécessaire quand aucune autre solution n'est envisageable. On peut simplement regretter qu'elle soit parfois abusivement utilisée : il est arrivé que des couples, après deux, trois, quatre tentatives infructueuses de fécondation in vitro, abandonnent cette méthode, puis conçoivent tous seuls un enfant, prouvant ainsi qu'ils n'avaient pas besoin de l'assistance de la biomédecine. La FIV est proposée pour pallier la stérilité des couples, mais il n'existe pas de définition précise, irréfutable, de la stérilité. Dans le milieu médical, il est convenu qu'un couple qui a essayé pendant deux ans de concevoir un enfant sans y être parvenu est réputé stérile. Il arrive souvent que l'on trouve les causes masculines ou féminines de cette stérilité. Dans le cas contraire (plus d’1 cas sur 4), on dit qu'il s'agit d'une stérilité « idiopathique », terme savant qui habille l'ignorance...

Un autre problème, posé par la fécondation in vitro, est lié à la stimulation ovarienne. D'une part, les traitements hormonaux ont été suspectés d'épuiser la réserve des ovaires en follicules (et ainsi d'avancer l'âge de la ménopause), ou d'induire des pathologies plus ou moins graves (du syndrome « d'hyperstimulation » au cancer ovarien). D'autre part, la stimulation ovarienne est directement responsable des grossesses multiples, trente fois plus fréquentes que dans la procréation naturelle. En principe, une femme libère un seul ovule par mois, comme il est normal dans notre espèce. Mais lorsque l'on envisage une FIV, ou même une insémination artificielle, on déclenche une ponte multiple par administration d'hormones, transformant ainsi la femme en mammifère polyovulant... Le but est d'accroître les chances de réussite de l'opération prévue : puisque l'on n'est jamais sûr qu'un ovule sera fécondé, en travaillant sur dix, on multiplie les chances. Cette méthode courante en fécondation in vitro s'est étendue à d'autres pratiques de traitement in vivo de l'infertilité ; il arrive donc souvent que plusieurs ovules soient fécondés, donnant plusieurs embryons. Lorsque la femme a reçu un traitement dans un cabinet médical, il n'existe aucune façon de contrôler le nombre d'embryons en développement dans l'utérus, sauf pendant la grossesse où l'on peut ensuite procéder à un avortement partiel (« réduction embryonnaire »). Au contraire, en fécondation in vitro, on a théoriquement la possibilité de restreindre le nombre d'embryons que l'on transférera dans l'utérus : un ou deux, peut-être trois, mais pas cinq ou six ! Cependant, les chances d'établir la grossesse augmentant avec le nombre d'embryons transférés, la tentation est forte d'en mettre davantage. Et cette tentation ne vient pas seulement du monde technique, mais aussi des patients, qui sont très pressés : des couples stériles depuis dix ans, sachant que cinq de leurs embryons attendent dans les éprouvettes, insistent afin qu'on les transplante tous dans l'utérus, en se disant « Nous verrons bien après ! » Pour eux l'urgence est d'obtenir la grossesse. Nous nous trouvons souvent ainsi devant des grossesses multiples, pathologiques. Car si le développement de deux embryons ne pose pas de problème majeur – les jumeaux existent depuis la nuit des temps dans l'espèce humaine – le cas de trois commence à être grave, et celui de quatre est très sérieux... Les grossesses multiples ont plusieurs conséquences : sur la santé de la mère bien sûr, sur la fragilité des enfants à la naissance, souvent prématurés et de faible poids, et sur les conditions familiales : élever quatre enfants à la fois n'est vraiment pas facile et conduit fréquemment au divorce.

Le Professeur Jean Bernard, ancien président du Comité national d'éthique aime dire que « La science trouve toujours le moyen de réparer ses erreurs ». Dans ce genre de situations, la réparation est la suivante : après avoir provoqué des grossesses multiples, pour donner toutes ses chances à un couple d'avoir un enfant, on a inventé une autre technique, la réduction embryonnaire, afin de résoudre cet état pathologique. Par exemple, sur cinq embryons, on en supprime trois au moyen d'une piqûre dans le cœur, administrée sous contrôle échographique, et le plus souvent deux embryons se développent. Pour une bonne partie des médecins impliqués dans ces techniques, tout va très bien puisque l'on obtient finalement ce que l'on veut, et il n'y a rien à redire à l'établissement de grossesses multiples, puisque l'on est capable de les transformer ensuite en grossesses simples ou gémellaires.

Face aux problèmes posés par la PMA, des réponses diverses ont été apportées. Pour l'Église catholique, ces techniques sont inacceptables parce que « l'acte d'amour » (le rapport sexuel) n'est pas à l'origine de la conception. C'est une position claire qui fait écho à l'opposition que l'Église manifeste contre les techniques contraceptives modernes. Remarquons cependant que rares sont les couples stériles, fussent-ils catholiques, qui observent la position du Vatican. Les autres religions se montrent plus pragmatiques et sont surtout réservées face à l'introduction d'un tiers dans la procréation (don de gamètes, mère porteuse). Plusieurs pays ont élaboré des lois sur l'AMP, relativement strictes en France, beaucoup plus laxistes en Espagne, et ces divergences posent le problème d'une « bioéthique » européenne (en cours de réflexion) et à terme de références internationales. En effet, on assiste déjà depuis la France à un certain tourisme médical (pour l'accès aux mères porteuses, par exemple) ou même à un tourisme scientifique (pour les recherches sur l'embryon humain), la loi française interdisant strictement certaines pratiques aux médecins ou aux chercheurs.

J'ai évoqué les dérives de la Procréation médicalement assistée parce qu'elles montrent comment désormais l'objectif à atteindre prime tout. Si la grossesse tarde un peu, la tentation des couples est grande de faire appel à la médecine ; et la médecine sollicitée répondra souvent par la méthode la plus efficace et la plus rapide (la FIV), mais en même temps la plus lourde. On doit considérer globalement les PMA comme un progrès mais leurs dérives sont inévitables en dépit des discours éthiques que nous entendons depuis une douzaine d'années. Un tel constat ne peut que conduire à l'inquiétude quant aux nouvelles techniques qui se développent avec l'intrusion de la génétique dans la PMA. Car on ne voit pas quels garde-fous mettraient l'humanité moderne à l'abri de dérives de type eugénique.

II. L'idéologie eugénique

La récente possibilité de pallier par l'ICSI la stérilité masculine a suscité des réactions parfois violentes qui révèlent la puissance latente de l'idéologie eugénique. Ainsi, certains se sont inquiétés de la possible transmission à l'enfant de la stérilité paternelle en regrettant que l'ICSI vienne de plus en plus se substituer à l'insémination avec le sperme d'un donneur dûment sélectionné. Ce faisant, ils négligent les conséquences psychologiques (pour le père social comme pour l'enfant) du recours à un tiers anonyme dans la conception. De plus, ils valorisent la qualité du géniteur au point de refuser la transmission d'un défaut désormais curable (la stérilité masculine), attitude qui devrait aussi les amener à refuser toute AMP pour les diabétiques, les asthmatiques ou les myopes...

« Eugénisme » est fréquemment accolé à « nazisme » dans les esprits mais, s'il est vrai que les nazis ont poussé l'eugénisme à son comble, ils n'ont cependant inventé ni le concept ni la pratique. Et l'un et l'autre ont survécu au nazisme. L'inventeur du substantif (« eugenics »), l'Anglais Galton, cousin de Darwin, disait en 1883 que « l'eugénisme est la science de l'amélioration de la race qui ne se borne nullement aux questions d'unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l'homme, s'occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes ». Vingt ans plus tard, en 1904, il donne une autre définition du même mot : « Étude des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement ». Cette formulation fut alors bien reçue dans la communauté scientifique et parmi les politiciens. De nombreux pays démocratiques ont lancé des politiques eugéniques au début de ce siècle. À travers les définitions de Galton, au moins deux évocations apparaissent : celle du racisme (on parle de races bonnes et de races moins bonnes), celle d'une conception « darwinienne » de l'humanité (la compétition est revendiquée comme moteur de l'évolution, non seulement pour les bêtes, mais aussi pour notre espèce). La seconde définition de Galton indique la double action de l'eugénisme : au niveau de l'hérédité, en intervenant sur l'inné, et au niveau des facteurs sociaux, par une intervention sur le milieu.

Cet eugénisme-là existait déjà chez les Grecs, il a toujours fait partie – à petites doses – des civilisations humaines. Mais depuis les années 1907-1908, donc bien avant l'avènement du nazisme, il a été mis en pratique à grande échelle puisque des dizaines de milliers d'individus ont été stérilisés dans des démocraties (par exemple en Suède, aux États-Unis). Le but était d'empêcher la procréation des gens jugés inaptes ou incapables de faire des enfants de qualité ; on parle dans ce cas d'eugénisme « négatif ». Quant à l'eugénisme « positif », dont le but est de multiplier les « bons » gènes, il ne concerne pas de larges populations mais se trouve en bonne place dans les médias : on peut citer l'exemple des « bébés Nobel » aux États-Unis où des vieillards, lauréats de prix scientifiques, qui sont sollicités pour donner leur sperme, afin d'obtenir des bébés supposés plus intelligents que les autres, et qui ne seront jamais que des enfants de vieux. Une autre pratique, un peu naïve mais procédant bien du même esprit « positif », est appliquée à Singapour : ce n'est pas un pays raciste et plusieurs ethnies y vivent en harmonie, mais le Premier ministre, voulant absolument améliorer la qualité génétique de la population, a trouvé un critère simple (simpliste) : les diplômes. Il a mis en place un système dans lequel les gens diplômés, s'ils se marient ensemble et font des enfants, bénéficient de primes ; ceux qui n'ont pas de diplômes auront des primes aussi, mais à la condition qu'ils ne fassent pas d'enfants ! Personne n'est lésé, pas de pénalités, seulement des bénéfices, tout le monde est content... Et les mesures sont cohérentes : on organise des cercles pour les étudiants, afin d'éviter qu'un étudiant ne rencontre une paysanne. Les gens qui ont des diplômes étant supposés supérieurs aux autres, ils feront des enfants qui devraient avoir à leur tour des diplômes. L'eugénisme libéral, n'est-ce pas formidable ?
À propos de l'action sur le milieu, sur laquelle nous reviendrons de manière plus détaillée, rappelons simplement que, depuis le début du siècle, des politiques sanitaires portent sur la santé, l'hygiène, la salubrité des locaux, l'éducation ; elles font partie intégrante de la politique eugénique.

Malgré les prétentions savantes de l'eugénisme classique, soutenu de façon abondante et continue par la médecine, ses techniques sont complètement inefficaces. Ce n'est pas en sélectionnant des « géniteurs » que l'on pourra obtenir à la génération suivante, ni même plus loin, des individus de meilleure qualité, et ceci pour des raisons qui tiennent aux loteries successives qui précèdent la conception d'un enfant.

Première loterie : la méiose qui est le mode de division des cellules sexuelles dans les ovaires ou les testicules. Les gamètes sont fabriqués par un système de répartition des chromosomes très compliqué qui fait que la même personne peut produire des milliards de gamètes tous différents entre eux. Deuxième loterie : la rencontre de deux personnes de sexe différent dont pourra résulter un enfant ; ce couple se constitue selon des critères affectifs, économiques ou ethniques, mais en dehors de toute analyse génétique, et au sein de populations comptant des individus sexués en effectif très élevé. Troisième loterie : la rencontre des gamètes : un spermatozoïde (celui-là, et pas un autre) rencontre un ovule (celui-là, et pas un autre). Ce qui signifie que lorsque l'on a choisi les géniteurs, on n'a absolument pas choisi l'enfant ; des milliards d'enfants différents peuvent naître du même couple. Ainsi, la sélection des « géniteurs » n'a-t-elle absolument aucun sens puisque le plus « taré » des individus est capable de procréer un enfant « de qualité » tandis que le géniteur d'élite est susceptible de commettre un bébé mal formé. C'est ici qu'entre en jeu la révolution de la génétique moderne : grâce aux résultats du programme Génome Humain notamment, et à la détection de gènes indésirables chez les personnes ou chez leurs embryons, la génétique moderne donne pour la première fois une réalité scientifique à l'eugénisme. L'intervention peut se faire aux deux niveaux précédemment évoqués : l'hérédité et le milieu.

III. L'hérédité

Tout d'abord, ne pas confondre génétique et manipulation génétique. La manipulation génétique existe pour l'animal et les plantes, et est à l'essai en médecine humaine. Lorsque l'on modifie des cellules malades d'un individu en introduisant un gène de correction dans ces cellules, puis qu'on les réimplante dans le corps, il s'agit d'appliquer un principe de médecine classique, dont le but est de soigner, et ce genre de technique n'a rien d'inquiétant. On peut seulement regretter son inefficacité actuelle. L'utilisation du terme « manipulation génétique » pour qualifier les techniques de PMA dramatise la réalité puisque l'équipe médicale pratiquant, par exemple, la fécondation in vitro n'intervient aucunement sur les différentes loteries évoquées plus haut, et ne fait que permettre la naissance d'un enfant du hasard. Même dans le cas que nous allons développer, où la génétique s'intéresse au contenu de l'éprouvette, il ne s'agit pas de fabriquer des individus sur mesure, mais tout simplement de trier parmi de nombreux embryons pour choisir le ou les meilleurs : la sélection, et non la modification. L'eugénisme peut ainsi s'introduire par la caractérisation des œufs humains, fécondés en grand nombre grâce aux traitements de stimulation ovarienne. Ce que l'on sait faire aujourd'hui sur l'embryon ressemble de plus en plus à ce que l'on pratique depuis longtemps sur le fœtus pour le diagnostic prénatal (DPN), et évolue parallèlement aux progrès du DPN… On est capable de la même acuité de diagnostic sur un œuf humain juste fécondé, c'est-à-dire comptant quatre ou huit cellules (des centaines de milliers de ces embryons séjournent dans les laboratoires chaque année), que sur un fœtus de quelques mois.

Pourtant cette perspective est très différente du diagnostic prénatal et je vais résumer ces différences. Le Diagnostic prénatal (DPN) porte sur un fœtus, un seul, et dans le cas où une anomalie est découverte, il est en général suivi d'une demande d'avortement thérapeutique. Le couple devra alors tout recommencer depuis le début : conception, nouvelle grossesse, nouveau diagnostic. Au moins un an de perdu dans le plan familial. Ce qui pose déjà un problème pour des femmes qui arrivent à 35-36 ans (âge très fréquent aujourd'hui pour un premier ou un second enfant), lorsque l'on sait que la fertilité diminue nettement dès 30-32 ans. Le diagnostic sur l'œuf, appelé Diagnostic pré-implantatoire (DPI) lui se situe avant la grossesse, lorsque les embryons sont encore dans les éprouvettes. La différence entre le DPN et le DPI est d'abord que ce dernier porte sur un effectif multiple. Par ailleurs, le DPI n'interrompt pas la grossesse, au contraire, il va plutôt augmenter ses chances de réussite puisqu'il permettra de reconnaître les embryons viables et, parmi eux, les embryons normaux, ce qui fera gagner des chances de procréer. De plus, si un avortement volontaire implique toujours des épreuves physiques et morales, ce n'est pas le cas de l' « avortement » en éprouvette : sur une douzaine d'embryons caractérisés par les généticiens, il suffira d'en garder deux ou trois pour les transférer dans l'utérus(en fait le DPI du futur devrait porter sur des dizaines d’embryons qu’on produira à partir d’ovocytes d’un unique prélèvement de tissu ovarien). On pourrait penser que si l'on élimine ceux qui sont porteurs d'une anomalie, les autres seront déclarés normaux. Il n'en est rien. Ce que nous apprend la génétique, c'est que la normalité n'existe pas. Chaque embryon nécessitera une caractérisation, en particulier concernant les facteurs de risques, c'est-à-dire des facteurs polygéniques (faisant intervenir plusieurs gènes à la fois) qui ne s'exprimeront qu'en fonction d'un certain environnement. C'est là que se manifeste un deuxième aspect de l'eugénisme : tout le monde est porteur de ces facteurs de risques d'asthme, diabète, cancers, etc ..., mais ces risques pourraient être bientôt quantifiés sur les embryons en fonction de la constitution génique. Car, à partir du déchiffrage complet du génome on va repérer statistiquement des configurations de l’ADN qui accompagnent plus souvent telle ou telle maladie (même si on ne connaît pas le mode d’action de ces gènes). À partir du moment où la caractérisation des embryons s'effectuera de manière très précise et complète, et puisqu'il n'existe pas d'individus normaux, on donnera probablement une définition dynamique, évolutive de la normalité, laquelle reproduira la définition sociale de ce qui est acceptable. Cette sélection, qui s'oppose à la diversité des individus, devrait aggraver le refus de la différence entre les personnes, et donc accentuer le processus d'exclusion qui est le déshonneur de nos sociétés industrialisées.



IV. Le milieu

L'autre aspect du nouvel eugénisme ne porte plus sur la sélection des personnes qui auraient le droit de naître, mais sur les conditions de vie de celles–déjà nées–qui auraient échappé au tri, ce qui sera sans doute fréquent pendant plusieurs générations. Les généticiens promettent à ces personnes une « niche » adaptée à chacune selon ses propres facteurs de risques. L'enfant va se développer dans un environnement « personnalisé » en fonction des risques : température, nourriture, habillement, profession envisagée éventuellement. Par exemple, celui qui présente un risque cardiaque ne pourra pas devenir chauffeur d'autobus, ce serait potentiellement dangereux pour la communauté. Tout cela se situe dans le droit fil d'une logique implacable, soucieuse d'efficacité et prétendument savante : chacun subira des traitements, des analyses régulières, nous serons des objets médicalisés avant même notre naissance. Et nous serons tous concernés, puisque, comme il est dit plus haut, nous sommes tous « tarés ». Aujourd'hui, dans les pays développés, grâce à la contraception et à la procréation médicalement assistée, la plupart des couples peuvent satisfaire leur désir ou leur non-désir d'enfant, selon leurs souhaits et au moment où ils l'ont choisi. Apparaît déjà la conséquence immédiate de toute nouvelle production : le problème de la quantité étant résolu, c'est à celui de la qualité que l'on s'attache. C'est vrai pour les frigidaires ou les voitures, c'est vrai aussi pour les enfants. Il s'agira désormais d'avoir des enfants « de qualité » avec toutes les ambiguïtés de définition que cela suppose. Les actions eugéniques sur l'hérédité et sur le milieu vont pouvoir se cumuler. D'une part, on éliminera dans l'œuf les plus grosses tares, mais avec un risque de dérive que l'on ne peut absolument pas quantifier aujourd'hui. Et, d'autre part, on mettra en « niche », de façon à leur donner de meilleures conditions de vie, ceux qui naîtront. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'eugénisme deviendrait efficace. Il sera applaudi, il l'est déjà à propos de la détection des gènes de maladies graves dans des œufs humains : on applique la technique du DPI à des couples qui ne sont pas stériles mais qui voudraient cesser de subir des avortements pour cause de fœtus anormal, et l'on comprend très bien leur demande. Mais les « experts » ne formulent aucune critique, aucune inquiétude sur les dérives éventuelles de cette même technique appliquée à d'autres pathologies que l'on sait déjà rechercher. On doit redouter un glissement inéluctable de la détection des grosses pathologies vers celle des plus petites, dans le sens d'une définition de l'humain de plus en plus normative. Déjà, dans le milieu des gynécologues, l'œuf humain est dénommé « le plus petit patient de la médecine ». Il est objet médical, avant même d'être malade...
Il faut aussi envisager le cas des enfants porteurs d'anomalies graves qui naîtront en dépit des précautions. Lorsque l'on disposera de possibilités sérieuses d'éviter leur naissance, ils seront accueillis comme des accidents, pas seulement de l'histoire et de la famille, mais de la science et du progrès ! On le leur pardonnera difficilement. Par rapport à la dignité des personnes « anormales », il y a bien un risque de régression. Des médecins prétendent que la possibilité de choix du sexe des enfants, de leur taille, de la couleur de leurs cheveux ou de leurs yeux constitue un progrès dans la liberté. Les enfants seraient de surcroît heureux parce que conformes au désir des parents, ce serait merveilleux !... S'agit-il bien d'un progrès pour les personnes, les géniteurs, voire même les enfants, ou seulement d'une nouvelle liberté que se donnent les techniciens ? Dans quelques décennies, le laboratoire annoncera à une dame ou à un couple : "Voilà, vous avez conçu 78 embryons, il faut en retenir 1 ou 2...". Mais sur quels critères ? Le profil génétique des embryons montrera pour chacun un problème, quelquefois mineur, toujours présenté avec un mot savant associé à un pourcentage : 37,5 % de risque asthmatique, 42,8 % de risque diabétique... Comment voulez-vous que ces personnes puissent choisir ? Existe-t-il une véritable liberté des géni-teurs ? Apparaît clairement en revanche la nouvelle liberté du généticien d'interpréter cette demande des futurs parents : « Docteur, rendez-nous le meilleur ! »

V. Normalité et statistiques

L'application à un individu de résultats statistiques observés pour un ensemble de personnes paraît très aventureuse : « Vous avez tel pourcentage de risques d'être atteint de telle ou telle maladie ». Quel sens cela a-t-il ? Les pourcentages sont faits pour s'appliquer à une population, mais on ne peut pas affronter une personne avec de telles certitudes.
L'autre aspect inquiétant de cette génétique nouvelle, pour l'avenir, sera la révélation de paramètres et de caractéristiques actuellement insoupçonnés. On voit évidemment tout de suite si une personne est un homme ou une femme, si elle est grande ou petite, blonde ou brune etc. Pour l'instant, au-delà du visible, la médecine et/ou la biologie sont capables d'établir des groupes sanguins et des groupes tissulaires des individus permettant de faire des transfusions ou des greffes en tenant compte des compatibilités. Ces facteurs-là ne sont pas hiérarchisés : être du groupe A ou du groupe B ne crée pas une hiérarchie de valeur entre les individus. Mais lorsque les personnes seront caractérisées à partir de leur potentiel génétique (et même s'il peut ne jamais s'exprimer ou peut-être seulement quatre générations plus tard), il sera facile d'établir pour chacune un profil individuel complet, une véritable carte d'identité génétique, qui mettra au grand jour les singularités, et éventuellement incitera à un refus de ces différences. Ce sera d'ailleurs le cas dès le début de la vie, puisque des choix seront à faire dans une même famille, dans une même couvée d'embryons issus des mêmes géniteurs. Une société tolérante est celle qui démontre que la variété, les différences entre les personnes constituent une richesse. Nous ne vivons pas dans une société tolérante, nous pouvons le remarquer tous les jours : des tendances à la ségrégation économique ou raciste s'y manifestent constamment, et l'identification génétique ne fera qu'augmenter le nombre des commensaux étranges, c'est-à-dire des ennemis potentiels de chacun...
Le tri des embryons à l'intérieur de la même couvée est un peu une métaphore du refus de son propre frère. Poussé à l'extrême, il correspond à l'idée que seul le vrai jumeau est acceptable. Le faux jumeau (cas de tous ces œufs produits ensemble avec des gamètes différents), lui, n'est pas d'emblée acceptable, ni par les parents, ni par ses frères et sœurs devenus adultes. Car l'acceptation de tel potentiel humain dépend d'abord de sa « compétitivité » au sein même de la famille. Une idée pareille nous amène à des conclusions absurdes : finalement, l'avenir de chaque homme « de qualité », ce serait le « clonage », l'obtention de son vrai jumeau. Dans cette impasse idéologique autant que technique, il ne suffit plus de reconnaître « le sang », qui marque traditionnellement l'appartenance à la tribu. Les marqueurs identitaires sont en deçà et au-delà à la fois : ils parcourent l'espèce de fond en comble. Il faut se réjouir du recul des fraternités tribales qui ont de tout temps nourri le racisme des ignorants. Pourtant, il faut aussi comprendre que les prétentions savantes capables de nous saturer de certitudes statistiques sont plus dangereuses encore si chacun devient l'étranger de tous. Sauf à « changer l'homme » assez vite pour que les effets de la technogénétique coïncident avec la sagesse de « l'homme nouveau », le racisme du gène pourrait instituer chez nombre de personnes une carence de fraternité, un manque de tribu à laquelle s'identifier, par laquelle se protéger.

Si la discrimination génétique permet d'éliminer les gros défauts, elle peut aussi faire espérer l'accession à la perfection. Déjà, la recherche de la performance s'exerce à l'école sur des enfants, par l'orientation en classes de rattrapage des enfants un peu « retardés », mais aussi par la détection des individus les plus doués pour constituer des classes performantes. On constate un glissement depuis le refus de la tare jusqu'à l'exigence de l'élite.

Certains chercheurs, surtout américains, rêvent de maîtriser par la génétique des qualités de l'esprit, de l'âme, du caractère. Existe-t-il par exemple un gène de la volonté ? ou un gène de l'intelligence ? Si l'intelligence n'est, à l'évidence, pas contrôlée complètement génétiquement, des éléments génétiques favorisent à coup sûr son éclosion dans un environnement adapté. La rapidité de l'influx nerveux, une bonne qualité des organes des sens sont sûrement des facteurs favorables au développement de l'intelligence et sont potentiellement liées à des éléments génétiques. Si l'intelligence est quelque chose de très compliqué que l'on ne pourra jamais maîtriser, il n'est pas impossible que l'on soit un jour capable d'en identifier des composantes biologiques. Malgré le souhait secret de certains biologistes, autre chose serait d' « améliorer l'espèce humaine » comme on l'a fait pour les espèces animales domestiques. Ce fantasme scientiste accompagne souvent l'idée reçue, mais privée de tout fondement, qui prétend que notre espèce connaît une dégénérescence dont l'origine serait tantôt l'invasion étrangère, tantôt l'État protecteur ou même le progrès médical. On remarque que les propagateurs de telles absurdités s'autocontredisent en imaginant nos ancêtres humains (encore de faux-frères !) comme des sauvages demeurés. Pourtant, l'homme de Cro-Magnon était aussi intelligent, aussi artiste que nous ; les traces de peinture qu'il a laissées dans des grottes vieilles de plusieurs dizaines de milliers d'années montrent que son don artistique valait bien le nôtre aujourd'hui ! L'homme ne s'améliore pas, ne dégénère pas, on peut seulement dire qu'il change par ce qu'il fait de lui-même plutôt que par ce qu'il est à chaque époque et en chaque lieu. De même qu'il n'existe pas de hiérarchie dans les cultures des individus ici ou là, ou dans le temps, mais seulement des différences.
En fin de compte, ce n'est pas la procréation médicalement assistée qui est potentiellement dangereuse, ni la génétique en tant que telle, mais leur rencontre, porteuse de promesses certes, porteuse aussi de dangers énormes pour l'avenir de l'humanité et pour l'éternité de cet avenir. Il ne s'agit pas seulement de la génération prochaine, mais d'un processus inéluctable sur lequel on ne reviendra pas. En ce qui me concerne, j’ai donc posé, il y a bien des années une déclaration de principe : Il faudrait interdire le diagnostic génétique pré-implantatoire, car s'il est vrai que, dans le cas de mucoviscidose ou de myopathie, pour les couples à risques, il permet d'éviter un avortement toujours très pénible, il n'existe pas de garde-fous pour ne pas recourir au DPI afin de sélectionner les individus en éliminant les porteurs de petites anomalies ou de simples singularités.

Je n'ignore pas que cette interdiction n'est qu'un vœu pieux et que pour établir un garde-fou sérieux, il faudrait, par une mesure indigne, dresser la liste des anomalies proclamant des individus inaptes à l'humanité comme cela a déjà été fait par les nazis, et s'est refait depuis. Actuellement, au Japon, 55 anomalies autorisent officiellement la stérilisation mais on ne peut souhaiter pareille organisation de l'eugénisme, même si cela devait en limiter les effets concrets. Bien évidemment certaines situations sont dramatiques, et l'intervention des techniques devrait pouvoir s'y cantonner mais, de fait, le marché de la santé est illimité, parce que les citoyens sont presque tous demandeurs. De même que si l'on découvrait une technique pour devenir immortel, tout le monde serait preneur. C’est pourquoi, après l’autorisation du DPI dans un cadre restrictif en France,j’ai proposé à mes collègues du monde entier de s’engager à limiter l’emploi de cette technique(comme dans la loi française de 1994) au diagnostic d’une seule mutation (une seule pathologie génique) par couple, mais sans limiter la détection des anomalies du nombre des chromosomes (aux conséquences presque toujours dramatiques). Le refus a été massif… et agressif.
La dynamique interne de la recherche est de toujours produire davantage : des techniques, des publications scientifiques. Se greffent là-dessus les intérêts particuliers des chercheurs qui trouvent les techniques, ceux des médecins qui les diffusent, ceux de l'industrie qui fabrique des gadgets adaptés à ces techniques, ceux des États qui supportent généralement mal d'être en retard d'une découverte, d'une application. Il me semble que tout cela va dans le même sens et ne peut pas rendre très optimiste. Il nous reste la démocratie dont on parle beaucoup, mais la démocratie nous protège t-elle de l'eugénisme ?
Par référendum, on demanderait aux gens : « Si vous aviez le choix, seriez-vous prêts à accepter des enfants porteurs de tares, ou préféreriez-vous avoir des enfants normaux ? ». La réponse démocratique, à une écrasante majorité, serait « Nous voulons des enfants normaux ! ».
Seule la loi peut nous protéger de la barbarie, mais l'effort permanent de civilisation doit se réclamer de l'éducation de tous les hommes.

A lire
J.Testart : des hommes probables, ed. du Seuil, 1999.
J.Testart : Le vivant manipulé. ed. Sand, 2003