Connaissez-vous l’histoire de l’homme qui voyage dans le temps et qui tue son père avant sa propre naissance ? La
victime ne peut enfanter, le fils n’existera pas, il n’aura jamais existé,
ni voyagé dans les temps, ni tué son père. Mais
alors il naîtra, tuera son père et n’existera pas. Bien mieux, il existera et n’existera pas tout à la fois. Être
et ne pas être telle est la question Jacques
Dugast était l’aide de maître Joriar, historien attaché au service du très
noble compte de la Riève, personnage influent de la cour du bon roi Henri, 4ème
du nom. Son
très savent protecteur étudiait depuis des décennies les archives des églises,
les vieux grimoires ou même les travaux de ses confrères. Son savoir était
immense. Jacques
n’était qu’un jeune domestique de seize ans, et pourtant son maître lui
expliquait souvent le passé et l’avait pris comme élève. Il
fut très surpris au début d’apprendre que le passé n’était guère différent
du présent. On y retrouvait autant d’intrigues, d’assassinats, enlèvements
et conflits. Car
enfin l’histoire était terriblement embrouillée, c’était un enchevêtrement
de fils où le hasard prenait une part incroyable. Illogique
l’intervention de Jeanne d’Arc dans la guerre de cent ans, plus absurde
encore sa capture et ce n’était qu’un exemple. L’évolution tenait
vraiment à un cheveu. Il
paraissait possible de tout prévoir, puis tout à coup un événement, le sort
d’une bataille démentait tous les pronostics. Mais
il avait d’autres préoccupations, ses troubles de la vision. Il percevait les
couleurs décalées vers le rouge. Certaines couleurs foncées lui échappaient
complètement, les violets, il en percevait par contre d’autres invisibles
pour les autres vers le rouge. Il
avait aussi parfois des troubles auditifs. Entendrait-il un jour des voix comme
Jeanne d’Arc ? Son
maître l’avait rassuré lui promettant de ne pas le renvoyer malgré ce
handicape. Aujourd’hui
il l’avait tout simplement envoyé faire une course. Il
n’avait pas besoin de se presser, son maître était trop égaré dans le
labyrinthe du temps pour s’occuper des affaires bassement matérialistes,
aussi Jacques prenait son temps. Il
s’arrêta même à l’auberge des trois faisans qui faisait aussi taverne. Ce
jour là, elle paraissait comme en effervescence, les gens s’agitaient,
discutaient fébrilement. Jacques s’enquit respectueusement de la raison
d’une telle émotion. « C’est
notre bon roi Henri qui nous fait l’honneur de passer par notre quartier pour
se rendre au… Mais ne le savais-tu donc pas ? Tout Paris est au
courant ! » Il hocha négativement la tête, s’excusa de son
ignorance, remercia puis se retira dans un coin. Çà,
c’était de l’histoire ou tout au moins l’occasion d’apercevoir un de
ses auteurs illustres, un de ceux qui la côtoyaient tous les jours. Et
lui aussi se sentit excité. Il lui fallait sauter sur l’occasion, elle ne se
représenterait peut-être plus avant longtemps. Non qu’elle soit rare à
Paris, mais dans son quartier, habituellement évité car trop misérable, c’était
un événement. Il
s’attarda un peu, buvant à petites gorgées ce qu’il avait payé de son
propre écu, laissant son regard errer à travers la salle. Son
attention fut attirée par un homme vêtu d’ordinaire, mais d’un tissu
uniformément gris. Son
comportement surtout était étrange, il paraissait soucieux. Ses yeux perçants
semblaient scruter chaque recoin de la taverne, comme s’il avait craint que
quelque mystérieux ennemi ne s’y cache. Pourtant
Jacques connaissait tous les autres, c’était d’honnêtes gens habitant le
quartier. L’homme
sombre sortit, conservant ainsi tout son mystère. Mais
il se faisait tard, et Jacques ne voulait pas rater l’événement du jour. Il
vida son pichet, puis partit à son tour. La
grand-rue n’était pas loin, il l’atteignit par l’une des nombreuses
ruelles attenantes. Là,
une déception l’attendait : Une masse compacte de bonnes gens l’empêchait
de voir l’avenue, où trois voitures pouvaient rouler de front. Qu’avaient-il
espéré ? Une personne de son rang n’avait pas droit aux places de
choix. Il
était jeune et leste, il parvînt à se jucher sur une enseigne de cordonnier.
De là, il pourrait mieux observer que les bourgeois eux-même. Mais
le cortège royal se faisait attendre, aussi laissa-t-il son regard errer. Tout
à coup, il fut le témoin du spectacle le plus ahurissant de sa vie : Des
hommes, comme il était impossible qu’il en existe. Leurs vêtements surtout
étaient anachroniques, un étrange tissu qui moulait si étroitement leur
corps, on eut dit une seconde peau, de couleur verte mais luisant comme du métal.
L’habit si bizarre s’arrêtait à hauteur du cou. Les jambes de ce curieux
collant étaient fixées à des chaussons gris ternes. Il
crût deviner grâce à quelques reflets une singulière bulle pratiquement
invisible, englobant entièrement la tête. Les
hommes étaient minces, élancés, et extraordinairement beaux ou plutôt tout
chez eux était régulier, symétrique, jusque dans le moindre de leurs traits. Leur
peau était satinée sans la couche de crasse ou de farine des nobles ou des
gens du commun de l’époque. Ils n’étaient pas tous de la même race,
certains avaient le type jaunâtre, les yeux bridés des barbares de l’Asie,
d’autres le teint noir des sauvages, si ce que lui avait dit Maître Joria était
vrai. Ils
ne portaient pas de perruque, mais leurs cheveux étaient propres et luisants,
de plus aucun n’avait le moindre soupçon de barbe ou de moustache. Ils
arrivaient sur la foule, largement déployés, pour autant qu’ils puissent
l’être dans cette étroite ruelle. Mais personne ne semblait les voir. Jacques
se rendit soudain compte du caractère insolite de sa vision. Les couleurs étaient
fades, un peu effacées, presque transparentes. Était-ce
des fantômes révélés à sa vue seule ? De part la discipline qui se dégageait
du petit groupe, le jeune homme pensa à des soldats. Presque
en dessous de lui, ils firent volte face, dos à la foule. Ils
portaient presque tous en bandoulière, un curieux engin dont la partie
principale était vaguement cylindrique avec une gueule comme pour un mousquet. Ils
montèrent aussi sur trépied une chose semblable mais beaucoup plus grosses de
chaque coté de la ruelle. Deux hommes s’allongèrent derrière chacune de ces
pièces. Les
autres s’accroupirent, braquant leurs mousquets devant eux, ils attendaient,
oui mais quoi ? L’officier
ou du moins ce qui en tenait lieu approcha de son visage un petit bâtonnet métallique
lui parlant comme à un être raisonnable. -
Ici Capitaine Roger, agent spécial de la brigade de protection
temporelle appelle central ligne du temps X256387X, 5023 après JC -
Ici central LT3 5023, préciser vos coordonnées -
Ici 336, spatio G1.sol.terre.europe.France.paris.quartier47, tempo :Ann… -
Bien compris 336, faites votre rapport -
Nous n’avons pu arrêter le fou avant son arrivée au temps Thêta, il
a réussit à s’intégrer au continuum considéré. -
Alors tout est perdu 336 ? -
Non, son projet est de dévier le temps et nous savons sur quoi il veut
agit, nous nous trouvons entre lui et l’événement, nous l’abattrons avant. -
Central à 336, quel est donc l’objet de votre communication ?
Craignez-vous qu’il ne soit en mesure de vous résister ? -
Non, nous n’aurons aucun mal à intercepter le forcené. Cependant
s’il réussit, la ligne Y564 nous remplacera. -
Rien que la tentative la probabilise, nous risquons une matérialisation
de la quatre, et donc l’intervention de ses agents. -
Central à 336 : Il vous faut à tout prix vaincre. Vous savez ce
qui se passerait en cas de défaite ? En cas de difficulté, n’hésitez
pas à demander des renforts ou même l’appel général. -
Bien compris central -
Ha Roger ? Ne craignez-vous pas une réaction des indigènes ? -
Non, ils ne nous voient même pas ! Nos radiations lumineuses émises
ont une longueur d’onde de plus de 78 microns, au-delà du seuil perceptible
à l’œil. Une particularité du voyage sans incorporation totale au
continuum. Vous devriez le savoir, terminé. Jacques
était abasourdit, la boîte devait transporter les paroles (par quel miracle
les entendait-il et même les comprenait-il alors qu’il ne fut même pas sûr
que ce fut en sa langue maternelle, mystère !), et ces gens venaient du
futur, mais pour le reste… Qui
était central ? Qui était fou ? Qu’était-ce continaume ? Soudain
Jacques aperçut d’autres êtres (devait-il les nommer hommes ?) déboucher
sur la ruelle et déferler sur le groupe en dessous de lui. Ils
ressemblaient beaucoup aux premiers inconnus sauf que leurs combinaisons étaient
bleues et plus transparentes, moins tangibles. Aussitôt
des flammes fugaces jaillirent des mousquets, semblant se diluer dans l’air.
Mais instantanément, devant, un homme disparaissait dans un tourbillon de
poussières ou de fumées. Aucun
élément du XVIIème siècle n’en paraissait souffrir : la débauche
de couleurs accompagnant un cyclone s’abattait sur la foule indifférente et
inconsciente. Il
n’entendait absolument rien de la bataille. L’officier sortit à nouveau son
communicateur et ses oreilles perçurent l’enfer dont seuls ses yeux avaient
été les témoins auparavant : des cris, des gémissements, un souffle de
tempête d’un air qu’il imaginait surchauffé. Roger parlait difficilement : -
336 appelle Central ! Les gars de la quatre ! Il paraissait à bout de souffle. -
Alerte rouge ! Parvint-il
encore à râler. Suivirent quelques mots incompréhensibles, sans doute destinés
à la postérité, si elle existait encore après. L’émission
fut brutalement coupée, alors que le capitaine était à son tour anéanti par
le flux brûlant. Jacques,
en fut lui-même enveloppé. Il
en fut aveuglé pendant quelques instants, secondes d’horreur où la mort le
couvrit sans le toucher. Ce n’était qu’un enfant encore après tout, et même
pour un adulte, elles auraient paru durer une éternité. Enfin le nuage se
dissipa. Les
hommes de feu Roger avaient le dessous. Le vert pâlit, le bleu s’affermit,
devint moins transparent. Mais
des renforts arrivèrent, et le combat continua, à peu près équilibré. Des
dizaines de militaires s’évanouissaient en fumée de part et d’autre, mais
aussitôt d’autres les remplaçaient surgissaient du néant, participant à la
bataille, à la seconde jusqu’à ce qu’ils fussent tués. Soudain,
Jacques aperçut l’homme sombre de la caverne. Aussitôt il fut la cible de
tous les verts tandis que les bleus tentaient tant bien que mal de le protéger. L’homme
ne semblait pas insensible aux armes et progressait courbé. Il n’avait rien
pour riposter, ce n’était pas un fantôme, il était réel. Les
agresseurs faisaient un véritable massacre chez les défenseurs mais l’homme
en gris parvint à rejoindre la foule. La couleur des agresseurs pâlit.
L’homme bouscula noble et manants sans distinction. Il y eut des
protestations. Il gagna le premier rang juste comme le cortège royal arrivait
à sa hauteur. Il se je jeta sur le carrosse malgré les gens d’arme et
plongea sa dague dans le ventre du monarque. A
l’instant même la scène se figea. Les soldats de 336 devinrent de plus en
plus transparents avec sur le visage un désespoir sans borne mais aussi une
immense fatigue. Ils combattaient depuis si longtemps, des siècles ou des millénaires
pour protéger leur passé et maintenant ils étaient vaincus. Pendant
que la foule s’agitait, que les soldats maîtrisaient l’assassin, les
survivants de la bataille se réunissaient sous son enseigne et l’un d’eux
sortait un bâton de communication. -
Ici 432 agent spécial de la brigade de protection temporelle ligne
X256474X, coordonnées spatio
G1.sol.terre.europe.France.paris.quartier47…Tempo : … -
Ici central, j’écoute ! -
Mission accomplie. Opération «assassinat » terminée, mais peu de
survivants. -
Cela en valait la peine, pour votre patrie, vos descendants. Nous érigerons
un monument à l’honneur de … Mais et l’assassin ? -
Il va disparaître puisque son temps d’origine n’existe plus, mais
seulement lorsque son rôle ici sera terminé c’est à dire après son
supplice. -
Et s’il parle ? -
On le prendra pour un fou -
Trêve de bavardages. Notre existence commence, il nous faut la protéger.
Opérations en urgence : o
432, partez en 1426, vous
conditionnerez par hypnose une jeune paysanne, heu une certaine Jeanne, il faut
à tout prix qu’elle croit à sa mission divine. Attention, elle sera
finalement capturée par un civil puis vendue aux Anglais. Un agent de la 8 va
tenter de la libérer. Vous compléterez donc votre opération en protégeant sa
prison Mai 1430. o
620, Empêchez tout
retour en France du duc de Reichstart avant 1832. o
734 Louis XVII a été
enlevé avant son exécution, or il ne doit jamais reparaître sur la scène
politique, nous ne savons quels
sont les ravisseurs, mais les effectifs mis en jeux par l’ennemi est très
important, alors arrangez-vous pour qu’il ne refasse jamais surface o
312 ! Vers 1970 et
quelques, il y a un journaliste originaire du Pentagone, ex-fonctionnaire donc
qui fait des papiers sensationnels, des scandales. Un agent temporel l’a tué.
Votre mission sera de renseigner un quelconque journaliste. Nous avons
absolument besoin dans notre histoire d’un scandale du watergate et autres. Sur
ces mots tous disparurent. On
s’agitait beaucoup autour de Jacques. **************************** Ce
récit est l’interprétation d’un vieux manuscrit d’un obscur historien du
XVIIème siècle, du nom de Dugast. Il nous est adressé à nous les
hommes du futur. Sûrement
une fiction, mais si c’était vrai ? Si
nous vivions dans une histoire mouvante avec des points critiques, où tout peut
changer du tout au tout. Alors
tremblez, vos arrières petits enfants ne pourront pas vous protéger éternellement,
ils finiront par perdre, et vous disparaîtrez tous sans mourir, vous n’aurez
jamais existé. Ne
jamais avoir été, tel est peut-être la réponse.
Fin
Note : J'aime bien cette nouvelle, je trouve qu'elle a moins vieillit que les précédentes et de fait je l'ai moins retouchée. |
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