L'" Intervention sur le transfert " dans son contexte

Suivant l'idée de Liliane, je suis allée consulter en bibliothèque la Revue Française de Psychanalyse, n°1-2, de jan.-juin 1952 dans laquelle est parue "intervention sur le transfert" de Lacan.

C'est un numéro entièrement consacré au transfert et faisant suite à la XIVe Conférence des Psychanalystes de Langue Française, qui a eu lieu à Paris le 1er novembre 1951.
La première partie de la revue reprend les interventions de cette journée.
En deuxième partie, on trouve pour la première fois en français, "la dynamique du transfert" de Freud traduit par Anne Berman. C'est l'occasion de se souvenir que le recueil les écrits techniques ont parus en 1953 seulement.
On trouve aussi "Les origines du transfert" de Mélanie Klein, traduction de Lagache revue par l'auteur, une intervention prononcée au XVIIe Congrés International de Psychanalyse qui a eu lieu à Amsterdam quelques mois plus tôt en août 1951.
Puis d'autres articles de René Laforgue, A. Muller, Mr et Mme Pichon-Rivière de Buenos-Aires et M. Schmideberg de New-york.

La conférence des psychanalystes de langue française

C'est Daniel Lagache qui ouvre la journée par une longue intervention sur "le problème du transfert" (120 pages dans la revue). Il retrace d'abord l'histoire de la théorie du transfert, depuis Freud et Breuer entre 1882-1895 et à travers toute l'œuvre de Freud. Puis il évoque les recherches sur une théorie du traitement psychanalytique, avec Ferenczi, Rank, Sachs, Reich, Strachey, Glover, Fenichel, Bergler, Klein, j'en passe et jusqu'aux travaux les plus récents (1951) de Ida Macalpine.

Le point de vue de Lagache

Lui-même compare le transfert à l'effet Zeigarnik. Comme l'effet Zeigarnik, le transfert est une tentative de résolution d'une tension traumatique, tentative pour "dégager le moi des conflits inconscients non résolus".
Nous sommes ainsi plutôt du côté de la psychologie du développement. Le transfert correspond pour lui à un fait réel, c'est-à-dire à une composante objectivable de l'homo psychologicus et non pas à un moment particulier de la dynamique intersubjective.
Ainsi il évacue la pulsion de mort (pure répétition qui ne sert à rien), selon laquelle, comme l'écrivait Agnès " certains fantasmes inconscients cherchent toutes les situations qui se
présentent, y compris la situation analytique, pour se réaliser ".

A la suite de cela viennent deux courtes interventions, une de Lebovici, et une de Benassy qui répond à Daniel Lagache.

Benassy et l'effet Zeigarnik

Benassy pense plutôt que le lien réel entre le transfert et l'effet Zeigarnik est mince mais qu'au contraire, ce dernier peut être expliqué par la psychanalyse et la notion de transfert.
L'effet Zeigarnik est une loi issue de la psychologie expérimentale de groupe : si on interrompt plusieurs tâches poursuivies librement par le sujet, si on le laisse poursuivre d'autres tâches jusqu'à leur achèvement, les tâches interrompues (et qui entraînent donc un sentiment d'échec, une blessure narcissique) sont plus souvent remémorées que les tâches achevées (réussies).
Benassy nous dit qu'il y a en réalité des différences individuelles considérables. Le souvenir des tâches interrompues donc échouées se produit chez certains sujets seulement : là, le "besoin de répétition" amène à se souvenir, mais chez d'autres, le refoulement entraîne l'oubli.
Benassy pense que l'effet Z est dû à un transfert c'est-à-dire à l'existence chez le sujet de sentiments positifs ou négatifs à l'égard de l'expérimentateur (devant lequel la situation d'échec a été vécue).
De plus, une autre étude faisant varier les expérimentateurs, entre psychologues débutants et psychologues chevronnés, montre aussi que les résultats dépendent plus de l'expérimentateur lorsque celui-ci est débutant que lorsqu'il est expérimenté (et donc davantage dans la bienveillante neutralité). D'où il conclut également que le transfert est fonction du contre-transfert.

Intervention de M Jacques Lacan

En deuxième séance, a lieu un exposé de Marc Schlumberger : une "introduction à l'étude du transfert en clinique psychanalytique". Suivent deux interventions, d'abord une du Dr Pasche qui, pour résumer, regrette que la place faite aux pulsions de mort, en particulier dans l'exposé de Lagache dit-il, soit minimisée. Il redonne brièvement une définition non édulcorée de la notion d'automatisme de répétition.

Ensuite vient l'intervention de Lacan. S'inscrivant dans le fil de cette journée, il commence par rebondir sur ce qu'a apporté Benassy puis présente son commentaire de Dora comme un retour aux sources.

Après son intervention, Nacht prend la parole brièvement, puis Lagache qui répond à chacun des intervenants de la journée.
Sa réponse à Lacan est assez stupéfiante et témoigne d'une grande résistance à l'égard de son travail. Je la retranscris ci-après et la fais suivre d'un petit commentaire.

Une chose m'a frappée dans cette publication, c'est que les noms des intervenants sont tous donnés sans le prénom, seulement précédés de M ou de leur titre Dr ou Pr, tandis que seul Lacan est mentionné comme étant M Jacques Lacan. Difficile de savoir à quoi cela est dû, mais je trouve que cela le rend d'emblée plus singulier et moins académique que ses collègues.

Réponse de Lagache à Lacan

" Il est fâcheux que le temps ait limité l'intervention de M. Lacan, de telle sorte qu'elle porte sur des questions de principe, plutôt que sur les problèmes particuliers qui nous réunissent. Si je la comprends bien, elle se résume dans une opposition de la psychanalyse et de la psychologie ; en tentant divers rapprochements entre la psychanalyse et la psychologie, expérimentale ou sociale, je tomberais dans le "psychologisme" ; M. Lacan représente une polarité opposée, que l'on pourrait peut-être appeler "discursive" ; il revient inlassablement sur l'idée que la psychanalyse est une relation de sujet à sujet, un rapport intersubjectif qui se fait par l'intermédiaire d'un discours. Je ne pense pas que cette thèse, essentielle pour lui, soit étrangère à ma propre position, qui se formule autrement en définissant le champ psychanalytique par les interactions de l'analyste et de l'analysé. De même, l'opposition de la conduite et du discours ; sans doute, je parle d'analyse de la conduite, et M. Lacan d'analyse du discours ; mais le discours, le discours du patient, nous ne le prenons pas à la lettre, dans sa signification objective ; nous savons qu'il est souvent un leurre ; nous lui cherchons un sens caché, qui échappe à l'analysé ; ce faisant, ne transformons-nous pas la conduite abstraite en conduite concrète, ou, si l'on veut, le discours en conduite ? Inversement, la conduite la plus matérielle de l'analysé est souvent un discours qu'il m'adresse à son insu : que me dit cette femme qui agite rythmiquement sa jambe et son pied, ou que me dit cet homme qui gît mollement sur le divan, les jambes écartées ? Je ne pense pas que la conception de la psychanalyse en termes de conduite et la conception de l'analyse en termes de discours soient irréductibles, si la signification est pour l'un et l'autre une propriété à la fois commune et essentielle. Conduite semble connoter d'une manière plus globale le matériel psychanalytique, dont le discours dégage les enchaînements et les moments significatifs.
Un mot encore sur les rapports de la psychanalyse et de la psychologie. Je crois parfaitement vrai, comme l'a dit le Dr Lacan, que la psychanalyse doit peu à la psychologie, et qu'elle lui a apporté beaucoup plus. Il ne faut cependant pas méconnaître les progrès extraordinaires de la psychologie. (...) "
( Lagache explique ensuite que les recherches expérimentales actuelles sur le rôle du facteur temporel dans la persistance des conduites inadéquates, peuvent éclairer le concept d'automatisme de répétition que la clinique psychanalytique ne peut résoudre.)

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Je trouve que cette réponse de Lagache à Lacan nous donne une idée de cette différence de niveau de l'interprétation, du côté du discours ou du côté de l'imaginaire. Il dit "le discours du patient, nous ne le prenons pas à la lettre". Or s'il ne le prend pas à la lettre, cela veut dire qu'il le prend avec son imagination à lui.
Il me semble que quand Freud interprète l'acte symptomatique de Dora (elle joue avec un petit porte- monnaie en y introduisant son doigt), il le prend dans la continuité du discours. ( Il dit "celui dont les lèvres se taisent…" (p.57) et "se taire" c'est déjà quelque chose qui est au niveau du discours). Il remarque qu'à un moment donné l'énonciation s'arrête et les doigts prennent le relais, se mettent à bavarder. Ce n'est pas du tout la même chose de repérer cela et de donner une signification à toutes les attitudes corporelles ou clignements de paupières du patient. Lagache insiste sur ce mot signification et il le souligne : "Je ne pense pas que la conception de la psychanalyse en termes de conduite et la conception de l'analyse en termes de discours soient irréductibles, si la signification est pour l'un et l'autre une propriété à la fois commune et essentielle"
En disant cela, il rate complètement la dimension du signifiant, dont nous avons déjà pu voir que c'était elle qui guidait le travail de Freud, du moins lorsqu'il ne se laisse pas embrouiller par son propre transfert, comme lorsque Dora revient le voir après la fin du traitement et qu'il donne une signification à sa " mine " au lieu de tenir compte de ce qu'elle dit. Comme le disait Liliane, il la laisse alors en position d'objet, tandis que lorsqu'il interprétait son acte symptomatique comme un discours, il lui restituait sa position de sujet.

Nous entrevoyons ainsi dans les propos de Lagache la nature du gouffre que Lacan doit franchir pour redonner à la psychanalyse sa valeur d'expérience du sujet.

Claire Hoffman

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