"Intervention sur le transfert"

Jacques Lacan

 

 

Intervention du 1er novembre 1951 lors de la 14ème conférence des psychanalystes de langue française, sur l’exposé de D. Lagache « Le problème du transfert » et sur l’exposé de M. Schlumberger « Introduction à l’étude du transfert en clinique psychanalytique ». Parue dans la Revue Française de Psychanalyse, janvier-juin 1952, tome XVI, n° 1-2, pages 154-163.

 

 

(154)Intervention de M. Jacques Lacan

Notre collègue Bénassy, par sa remarque que l’effet Zeigarnik semblerait dépendre du transfert plus qu’il ne le détermine, a introduit ce qu’on pourrait appeler les faits de résistance dans l’expérience psychotechnique. Leur portée est de mettre en valeur la primauté du rapport de sujet à sujet dans toutes les réactions de l’individu en tant qu’elles sont humaines, et la dominance de ce rapport dans toute épreuve des dispositions individuelles, que cette épreuve soit définie par les conditions d’une tâche ou d’une situation.

Ce qui constitue en effet l’homme en tant qu’homme, c’est une exigence d’être reconnu par l’homme. Cette exigence, préjudicielle à toute expérience où l’on puisse affronter le sujet, pourra être réduite aussi loin que l’on voudra dans sa variance : il n’en restera pas moins que, constituante de l’expérience, elle ne saurait être constituée par elle.

Pour l’expérience psychanalytique on doit comprendre qu’elle se déroule tout entière dans ce rapport de sujet à sujet, en signifiant par là qu’elle garde une dimension irréductible à toute psychologie considérée comme une objectivation de certaines propriétés de l’individu.

Dans une psychanalyse en effet, le sujet, à proprement parler, se constitue par un discours où la seule présence du psychanalyste apporte, avant toute intervention la dimension du dialogue. (155)Quelque irresponsabilité, voire quelque incohérence que les conventions de la règle viennent à poser au principe de ce discours, il est clair que ce ne sont là qu’artifices d’hydraulicien (voir observation de Dora, p. 152) aux fins d’assurer le franchissement de certains barrages, et que le cours doit s’en poursuivre selon les lois d’une gravitation qui lui est propre et qui s’appelle la vérité. C’est là en effet le nom de ce mouvement idéal que le discours introduit dans la réalité. En bref, la psychanalyse est une expérience dialectique et cette notion doit prévaloir quand on pose la question de la nature du transfert.

Poursuivant mon propos dans ce sens je n’aurai pas d’autre dessein que de montrer par un exemple à quelle sorte de propositions on pourrait parvenir. Mais je me permettrai d’abord quelques remarques qui me paraissent être urgentes pour la direction présente de nos efforts d’élaboration théorique, et pour autant qu’ils intéressent les responsabilités que nous confère le moment de l’histoire que nous vivons, non moins que la tradition dont nous avons la garde.

Qu’envisager avec nous la psychanalyse comme dialectique doive se présenter comme une orientation distincte de notre réflexion, ne pouvons nous voir là quelque méconnaissance d’une donnée immédiate, voire du fait de sens commun qu’on n’y use que de paroles – et reconnaître, dans l’attention privilégiée accordée à la fonction des traits muets du comportement dans la manœuvre psychologique, une préférence de l’analyste pour un point de vue où le sujet n’est plus qu’objet ? Si méconnaissance il y a en effet, nous devons l’interroger selon les méthodes que nous appliquerions en tout semblable cas.

On sait que je vais à penser qu’au moment où la psychologie et avec elle toutes les sciences de l’homme ont subi, fût-ce sans leur gré, voire à leur insu, un profond remaniement de leurs points de vue par les notions issues de la psychanalyse, un mouvement inverse paraît se produire chez les psychanalystes que j’exprimerais en ces termes.

Si Freud a pris la responsabilité – contre Hésiode pour qui les maladies envoyées par Zeus s’avancent sur les hommes en silence – de nous montrer qu’il y a des maladies qui parlent et de nous faire entendre la vérité de ce qu’elles disent –, il semble que cette vérité, à mesure que sa relation à un moment de l’histoire et à une crise des institutions nous apparaît plus clairement, inspire une crainte grandissante aux praticiens qui perpétuent la technique.

Nous les voyons donc, sous toutes sortes de formes qui vont du piétisme aux idéaux de l’efficience la plus vulgaire en passant par la gamme des propédeutiques naturalistes, se réfugier sous l’aile d’un (156)psychologisme qui, chosifiant l’être humain, irait à des méfaits auprès desquels ceux du scientisme physicien ne seraient plus que bagatelles.

Car en raison même de la puissance des ressorts manifestés par l’analyse, ce n’est rien de moins qu’un nouveau type d’aliénation de l’homme qui passera dans la réalité, tant par l’effort d’une croyance collective que par l’action de sélection de techniques qui auraient toute la portée formative propre aux rites : bref un homo psychologicus dont je dénonce le danger.

Je pose à son propos la question de savoir si nous nous laisserons fasciner par sa fabrication ou si, en repensant l’œuvre de Freud, nous ne pouvons retrouver le sens authentique de son initiative et le moyen de maintenir sa valeur de salut.

Je précise ici, si tant est qu’il en soit besoin, que ces questions ne visent en rien un travail comme celui de notre ami Lagache : prudence dans la méthode, scrupule dans le procès, ouverture dans les conclusions, tout ici nous est exemple de la distance maintenue entre notre praxis et la psychologie. Ce que je vais avancer maintenant à son encontre n’est pas contradiction mais dialogue. À vrai dire je ne prétends être ici que le supporter d’un discours dont tel passage de son beau livre sur l’unité de la psychologie me témoigne qu’il pourrait le tenir à ma place, s’il ne tenait déjà celle qu’il a aujourd’hui choisie.

(Le cas de Dora, la première des cinq grandes psychanalyses publiées par Freud, que je prends pour fondement de ma démonstration est alors évoqué sous une forme inutile pour le lecteur qui peut s’y reporter pour vérifier le caractère textuel du commentaire que j’en donne. Je résume donc ici les ressorts de mon argumentation, me reportant aux pages de l’édition française de Denoël, traduction de Marie Bonaparte et de R. Loewenstein).

Il est frappant que personne n’ait jusqu’à présent souligné que le cas de Dora est exposé par Freud sous la forme d’une série de renversements dialectiques. Il ne s’agit pas là d’un artifice d’ordonnance pour un matériel dont Freud formule ici de façon décisive que l’apparition est abandonnée au gré du patient. Il s’agit d’une scansion des structures où se transmute pour le sujet la vérité, et qui ne touchent pas seulement sa compréhension des choses mais sa position même en tant que sujet dont sont fonction ses « objets ». C’est dire que le concept de l’exposé est identique au progrès du sujet, c’est-à-dire à la réalité de la cure.

Or c’est la première fois que Freud donne le concept de l’obstacle sur lequel est venu se briser l’analyse, sous le terme de transfert. Ceci, à soi seul, donne à tout le moins sa valeur de retour aux sources à l’examen (157)que nous entreprenons des relations dialectiques qui ont constitué le moment de l’échec. Par où nous allons tenter de définir en termes de pure dialectique le transfert qu’on dit négatif dans le sujet, comme l’opération de l’analyste qui l’interprète.

Il nous faudra pourtant passer par toutes les phases qui ont amené ce moment, aussi bien que le profiler sur les anticipations problématiques qui, dans les données du cas, nous indiquent où il eût pu trouver son issue achevée. Nous trouvons ainsi :

Un premier développement, exemplaire en ceci que nous sommes portés d’emblée sur le plan de l’affirmation de la vérité. En effet, après une mise à l’épreuve de Freud : va-t-il se montrer aussi hypocrite que le personnage paternel ? Dora s’engage dans son réquisitoire, ouvrant un dossier de souvenirs dont la rigueur contraste avec l’imprécision biographique propre à la névrose. Mme K… et son père sont amants depuis tant et tant d’années et le dissimulent sous des fictions parfois ridicules. Mais le comble est qu’elle est ainsi offerte sans défense aux assiduités de M. K… sur lesquelles son père ferme les yeux, la faisant ainsi l’objet d’un odieux échange.

Freud est trop averti de la constance du mensonge social pour en avoir été dupe, même de la bouche d’un homme qu’il considère lui devoir une confiance totale. Il n’a donc eu aucune peine à écarter de l’esprit de sa patiente toute imputation de complaisance à l’endroit de ce mensonge. Mais au bout de ce développement, il se trouve mis en face de la question, d’un type d’ailleurs classique dans les débuts du traitement : « Ces faits sont là, ils tiennent à la réalité et non à moi-même. Que voulez-vous y changer ? ». À quoi Freud répond par :

Un premier renversement dialectique qui n’a rien à envier à l’analyse hégélienne de la revendication de la « belle âme », celle qui s’insurge contre le monde au nom de la loi du cœur : « Regarde, lui dit-il, quelle est ta propre part au désordre dont tu te plains » (voir p. 32). Et il apparaît alors :

Un second développement de la vérité : à savoir que c’est non seulement sur le silence, mais par la complicité de Dora elle-même, bien plus sous sa protection vigilante, que la fiction a pu durer qui a permis à la relation des deux amants de se poursuivre.

Ici l’on voit non seulement la participation de Dora à la cour dont elle est l’objet de la part de M. K…, mais ses relations aux autres partenaires du quadrille reçoivent un jour nouveau de s’inclure dans une subtile circulation de cadeaux précieux, rachat de la carence des prestations (158)sexuelles, laquelle, partant de son père à l’adresse de Mme K…, revient à la patiente par les disponibilités qu’elle libère chez M. K…, sans préjudice des munificences qui lui viennent directement de la source première, sous la forme des dons parallèles où le bourgeois trouve classiquement l’espèce d’amende honorable la plus propre à allier la réparation due à la femme légitime avec le souci du patrimoine (remarquons que la présence de ce dernier personnage se réduit ici à cet accrochage latéral à la chaîne des échanges).

En même temps la relation œdipienne se révèle constituée chez Dora par une identification au père, qu’a favorisée l’impuissance sexuelle de celui-ci, éprouvée au reste par Dora comme identique à la prévalence de sa position de fortune : ceci trahi par l’allusion inconsciente que lui permet la sémantique du mot fortune en allemand : Vermögen. Cette identification transparaît en effet dans tous les symptômes de conversion présentés par Dora, et sa découverte amorce la levée d’un grand nombre d’entre eux.

La question devient donc : que signifie sur cette base la jalousie soudainement manifestée par Dora à l’endroit de la relation amoureuse de son père ? Celle-ci, pour se présenter sous une forme tellement prévalente, requiert une explication qui dépasse ses motifs, (voir p. 50). Ici se place :

Le deuxième renversement dialectique, que Freud opère par cette remarque que ce n’est point ici l’objet prétendu de la jalousie qui en donne le vrai motif, mais qu’il masque un intérêt pour la personne du sujet-rival, intérêt dont la nature beaucoup moins assimilable au discours commun ne peut s’y exprimer que sous cette forme inversée. D’où surgit :

Un troisième développement de la vérité :

l’attachement fasciné de Dora pour Mme K… (« la blancheur ravissante de son corps »), les confidences qu’elle reçoit jusqu’à un point qui restera insondé sur l’état de ses relations avec son mari, le fait patent de leurs échanges de bons procédés, comme ambassadrices mutuelles de leurs désirs auprès du père de Dora.

Freud a aperçu la question à laquelle menait ce nouveau développement.

Si c’est donc de cette femme que vous éprouvez si amèrement la dépossession, comment ne lui en voulez-vous pas de ce surcroît de trahison, que ce soit d’elle que soient parties ces imputations d’intrigue et de perversité où tous se rangent maintenant pour vous accuser de mensonge ? Quel est le motif de cette loyauté qui vous fait lui garder le secret dernier de vos relations ? (à savoir l’initiation sexuelle, décelable (159)déjà dans les accusations mêmes de Mme K…). Avec ce secret nous serons menés en effet :

Au troisième renversement dialectique, celui qui nous livrerait la valeur réelle de l’objet qu’est Mme K… pour Dora. C’est-à-dire non pas un individu, mais un mystère, le mystère de sa propre féminité, nous voulons dire de sa féminité corporelle – comme cela apparaît sans voiles dans le second des deux rêves dont l’étude fait la seconde partie de l’exposé du cas Dora, rêves auxquels nous prions qu’on se reporte pour voir combien leur interprétation se simplifie avec notre commentaire.

Déjà à notre portée nous apparaît la borne autour de laquelle notre char doit tourner pour renverser une dernière fois sa carrière. C’est cette image la plus lointaine qu’atteigne Dora de sa petite enfance (dans une observation de Freud, même comme ici interrompue, toutes les clefs ne lui sont-elles pas toujours tombées dans les mains ?) : c’est Dora, probablement encore infans, en train de suçoter son pouce gauche, cependant que de la main droite elle tiraille l’oreille de son frère, plus âgé qu’elle d’un an et demi (voir p. 47 et p. 20).

Il semble qu’on ait là la matrice imaginaire où sont venues se couler toutes les situations que Dora a développées dans sa vie – véritable illustration pour la théorie, encore à venir chez Freud, des automatismes de répétition. Nous pouvons y prendre la mesure de ce que signifient maintenant pour elle la femme et l’homme.

La femme c’est l’objet impossible à détacher d’un primitif désir oral et où il faut pourtant qu’elle apprenne à reconnaître sa propre nature génitale. (On s’étonne ici que Freud ne voie pas que la détermination de l’aphonie lors des absences de M. K… (voir p. 36) exprime le violent appel de la pulsion érotique orale dans le « seule à seule » avec Mme K…, sans qu’il soit besoin d’invoquer la perception de la fellatio subie par le père (voir p. 44), alors que chacun sait que le cunnilingus est l’artifice le plus communément adopté par les « messieurs fortunés » que leurs forces commencent d’abandonner). Pour accéder à cette reconnaissance de sa féminité il lui faudrait réaliser cette assomption de son propre corps, faute de quoi elle reste ouverte au morcellement fonctionnel (pour nous référer à l’apport théorique du stade du miroir), qui constitue les symptômes de conversion.

Or pour réaliser la condition de cet accès, elle n’a eu que le seul truchement que l’imago originelle nous montre lui offrir une ouverture vers l’objet, à savoir le partenaire masculin auquel son écart d’âge lui permet de s’identifier en cette aliénation primordiale où le sujet se reconnaît comme je…

(160)Aussi Dora s’est-elle identifiée à M. K… comme elle est en train de s’identifier à Freud lui-même (le fait que ce fut au réveil du rêve « de transfert » qu’elle ait perçu l’odeur de fumée qui appartient aux deux hommes n’indique pas, comme l’a dit Freud, p. 67, qu’il se fût agi là de quelque identification plus refoulée, mais bien plutôt que cette hallucination correspondît au stade crépusculaire du retour au moi). Et tous ses rapports avec les deux hommes manifestent cette agressivité où nous voyons la dimension propre de l’aliénation narcissique.

Il reste donc vrai, comme le pense Freud, que le retour à la revendication passionnelle envers le père, représente une régression par rapport aux relations ébauchées avec M. K…

Mais cet hommage dont Freud entrevoit la puissance salutaire pour Dora, ne pourrait être reçu par elle comme manifestation du désir, que si elle s’acceptait elle-même comme objet du désir, c’est-à-dire après qu’elle ait épuisé le sens de ce qu’elle cherche en Mme K…

Aussi bien pour toute femme et pour des raisons qui sont au fondement même des échanges sociaux les plus élémentaires (ceux-là mêmes que Dora formule dans les griefs de sa révolte), le problème de sa condition est au fond de s’accepter comme objet du désir de l’homme, et c’est là pour Dora le mystère qui motive son idolâtrie pour Mme K…, tout comme dans sa longue méditation devant la Madone et dans son recours à l’adorateur lointain, il la pousse vers la solution que le christianisme a donnée à cette impasse subjective, en faisant de la femme l’objet d’un désir divin ou un objet transcendant du désir, ce qui s’équivaut.

Si Freud en un troisième renversement dialectique eût donc orienté Dora vers la reconnaissance de ce qu’était pour elle Mme K…, en obtenant l’aveu des derniers secrets de sa relation avec elle, de quel prestige n’eût-il pas bénéficié lui-même (nous amorçons ici seulement la question du sens du transfert positif), ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance de l’objet viril. Ceci n’est pas mon opinion, mais celle de Freud (voir note, p. 107).

Mais que sa défaillance ait été fatale au traitement, il l’attribue à l’action du transfert (voir pp. 103-107), à l’erreur qui lui en a fait ajourner l’interprétation (voir p. 106) alors que, comme il a pu le constater après coup, il n’avait plus que deux heures devant lui pour éviter ses effets (voir p. 106).

Mais chaque fois qu’il revient à invoquer cette explication qui prendra le développement que l’on sait dans la doctrine, une note au bas de la page vient la doubler d’un recours à son insuffisante appréciation du lien homosexuel qui unissait Dora à Mme K… (161)Qu’est-ce à dire sinon que la seconde raison ne lui apparaît la première en droit qu’en 1923, alors que la première en ordre a porté ses fruits dans sa pensée à partir de 1905, date de la publication du cas Dora.

Pour nous quel parti prendre ? L’en croire assurément sur les deux raisons et tâcher de saisir ce qui peut se déduire de leur synthèse.

On trouve alors ceci. Freud avoue que pendant longtemps il n’a pu rencontrer cette tendance homosexuelle (qu’il nous dit pourtant être si constante chez les hystériques qu’on ne saurait chez eux en trop majorer le rôle subjectif) sans tomber dans un désarroi (note, p. 107) qui le rendait incapable d’en agir sur ce point de façon satisfaisante.

Ceci ressort, dirons-nous, à un préjugé, celui-là même qui fausse au départ la conception du complexe d’Œdipe en lui faisant considérer comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage paternel : c’est le même qui s’exprime simplement dans le refrain bien connu : « Comme le fil est pour l’aiguille, la fille est pour le garçon ».

Freud a pour M. K… une sympathie qui remonte loin, puisque c’est lui qui lui a amené le père de Dora (voir p. 18) et qui s’exprime dans de nombreuses appréciations (voir note, p. 27). Après l’échec du traitement il persiste à rêver d’une « victoire de l’amour » (voir p. 99).

À l’endroit de Dora sa participation personnelle dans l’intérêt qu’elle lui inspire, est avouée en maints endroits de l’observation. À vrai dire elle la fait vibrer d’un frémissement qui, franchissant les digressions théoriques, hausse ce texte, entre les monographies psychopathologiques qui constituent un genre de notre littérature, au ton d’une Princesse de Clèves en proie à un bâillon infernal.

C’est pour s’être mis un peu trop à la place de M. K… que Freud cette fois n’a pas réussi à émouvoir l’Achéron.

Freud en raison de son contre-transfert revient un peu trop constamment sur l’amour que M. K… inspirerait à Dora et il est singulier de voir comment il interprète toujours dans le sens de l’aveu les réponses pourtant très variées que lui oppose Dora. La séance où il croit l’avoir réduite à « ne plus le contredire » (p. 93) et à la fin de laquelle il croit pouvoir lui exprimer sa satisfaction, est conclue par Dora d’un ton bien différent. « Ce n’est pas grand-chose qui est sorti », dit-elle, et c’est au début de la suivante qu’elle prendra congé de lui.

Que s’est-il donc passé dans la scène de la déclaration au bord du lac, qui a été la catastrophe par où Dora est entrée dans la maladie, en entraînant tout le monde à la reconnaître pour malade – ce qui répond ironiquement à son refus de poursuivre sa fonction de soutien pour leur (162)commune infirmité (tous les « bénéfices » de la névrose ne sont pas au seul profit du névrosé) ?

Il suffit comme dans toute interprétation valable de s’en tenir au texte pour le comprendre. M. K… n’a eu le temps que de placer quelques mots, il est vrai qu’ils furent décisifs : « Ma femme n’est rien pour moi ». Et déjà son exploit avait sa récompense : une gifle majeure, celle-là même dont Dora ressentira bien après le traitement le contre-coup brûlant en une névralgie transitoire, vient signifier au maladroit : « Si elle n’est rien pour vous, qu’êtes-vous donc pour moi ? »

Et dès lors que serait-il pour elle, ce fantoche, qui pourtant vient de rompre l’ensorcellement où elle vit depuis des années ?

Le fantasme latent de grossesse qui suivra cette scène, n’objecte pas à notre interprétation : il est notoire qu’il se produit chez les hystériques en fonction même de leur identification virile.

C’est par la même trappe où il s’enfonce en un glissement plus insidieux que Freud va disparaître. Dora s’éloigne avec le sourire de la Joconde et même quand elle reparaîtra Freud n’aura pas la naïveté de croire à une intention de retour.

À ce moment elle a fait reconnaître par tous la vérité dont elle sait pourtant qu’elle n’est pas, toute véridique qu’elle soit, la vérité dernière et elle aura réussi à précipiter par le seul mana de sa présence l’infortuné M. K… sous les roues d’une voiture. La sédation de ces symptômes, obtenue dans la deuxième phase de sa cure, s’est maintenue pourtant. Ainsi l’arrêt du procès dialectique se solde-t-il par un apparent recul, mais les positions reprises ne peuvent être soutenues que par une affirmation du moi, qui peut être tenue pour un progrès.

Qu’est-ce donc enfin que ce transfert dont Freud dit quelque part que son travail se poursuit invisible derrière le progrès du traitement et dont au reste les effets « échappent à la démonstration » (p. 67) ? Ne peut-on ici le considérer comme une entité toute relative au contre-transfert défini comme la somme des préjugés, des passions, des embarras, voire de l’insuffisante information de l’analyste à tel moment du procès dialectique. Freud lui-même ne nous dit-il pas (voir p. 105) que Dora eût pu transférer sur lui le personnage paternel, s’il eût été assez sot pour croire à la version des choses à lui présentée par le père ?

Autrement dit le transfert n’est rien de réel dans le sujet, sinon l’apparition, dans un moment de stagnation de la dialectique analytique, des modes permanents selon lesquels il constitue ses objets.

Qu’est-ce alors qu’interpréter le transfert ? Rien d’autre que de (163)remplir par un leurre le vide de ce point mort. Mais ce leurre est utile, car même trompeur il relance le procès.

La dénégation dont Dora eût accueilli la remarque venant de Freud qu’elle lui imputait les mêmes intentions qu’avait manifestées M. K…, n’eût rien changé à la portée de ses effets. L’opposition même qu’elle eût engendré aurait probablement engagé Dora, malgré Freud, dans la direction favorable : celle qui l’eût conduite à l’objet de son intérêt réel.

Et le fait qu’il se fût mis en jeu en personne comme substitut de M. K…, eût préservé Freud de trop insister sur la valeur des propositions de mariage de celui-ci.

Ainsi le transfert ne ressortit à aucune propriété mystérieuse de l’ « affectivité », et même quand il se trahit sous un aspect d’émoi, celui-ci ne prend son sens qu’en fonction du moment dialectique où il se produit.

Mais ce moment est peu significatif puisqu’il traduit communément une erreur de l’analyste, fût-ce celle de trop vouloir le bien du patient, dont Freud lui-même bien des fois a dénoncé le danger.

Ainsi la neutralité analytique prend son sens authentique de la position du pur dialecticien qui, sachant que tout ce qui est réel est rationnel (et inversement), sait que tout ce qui existe, et jusqu’au mal contre lequel il lutte, est et restera toujours équivalent au niveau de sa particularité, et qu’il n’y a de progrès pour le sujet que par l’intégration où il parvient de sa position dans l’universel : techniquement par la projection de son passé dans un discours en devenir.

Le cas de Dora paraît privilégié pour notre démonstration en ce que, s’agissant d’une hystérique, l’écran du moi y est assez transparent pour que nulle part, comme l’a dit Freud, ne soit plus bas le seuil entre l’inconscient et le conscient, ou pour mieux dire, entre le discours analytique et le mot du symptôme.

Nous croyons pourtant que le transfert a toujours le même sens d’indiquer les moments d’errance et aussi d’orientation de l’analyste, la même valeur pour nous rappeler à l’ordre de notre rôle : un non agir positif en vue de l’orthodramatisation de la subjectivité du patient.

[…]

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