Claude Piron

Éradiquer le handicap linguistique en Suisse

Approche par la recherche opérationnelle


L'expression handicap linguistique désigne ici l'ensemble des désavantages que connaît une personne lorsque, ne pouvant utiliser sa propre langue, elle ne peut produire ou comprendre les énoncés oraux ou écrits avec la même exactitude, la même aisance, la même confiance en soi que dans sa langue maternelle. On peut être intelligent, savoir ce qu'on veut dire, et se trouver devant l'interlocuteur comme un handicapé mental ou comme la victime d'une attaque cérébrale. C'est sou-vent le cas quand on n'a pas de langue commune: on est réduit à des gestes, des onomatopées, des énoncés incompréhensibles, de sorte que le message ne passe pas. Il arrive aussi que l'on ait une langue commune, mais qu'on la maîtrise mal; dans ce cas, le message passe, mais dé-formé et réduit. Il ne donne pas du locuteur une image qui exprime sa réalité.


Deux épisodes expliquent pourquoi les présentes réflexions sont axées sur la notion de handicap linguistique. Le premier est un moment d'aphasie. J'étais en train de dîner avec ma femme quand, au milieu d'une phrase, ma bouche cesse de m'obéir. Je m'entends balbutier "blll blblb blbl..." Je n'arrive à émettre aucun autre son. Je suis pris d'angoisse: serai-je définitivement privé de parole? Mon cerveau fait à une vitesse fulgurante un bilan de la situa-tion. J'observe que mes pensées s'enchaînent normalement et revêtent sans difficulté une formulation linguistique: je peux, dans ma tête, former des phrases correctes. Mais mes organes phonatoires refusent de les exprimer. L'épisode ne durera que 90 secondes, parmi les plus instructives de ma vie. Je sais désormais qu'on peut raisonner normalement et être privé du moyen d'extérioriser cette intelligence. Mon regard sur les handicapés en sera à tout jamais modifié.


Le deuxième épisode est une remarque faite la même semaine par un collègue japonais: "Quand on doit s'exprimer dans une langue mal maîtrisée, on est comme un handicapé mental, on a l'air plus bête qu'on n'est. Or, pour le Japonais moyen, la maîtrise de l'anglais est tout simplement inaccessible." Et il ajoutait avec humour: "Il n'y a que deux façons d'être à égalité avec un anglophone: consacrer toute sa vie à l'étude de la langue, ou se débrouiller pour naître dans une famille de langue anglaise. Sans cela, quoi qu'on fasse, on sera toujours, dans cette langue, ridicule ou bizarre, ou en tout cas très inférieur à ce qu'on est vraiment."


Les situations de handicap linguistique, plus ou moins grave, sont fréquentes à notre époque d'économie mondialisée, de voyages faciles et de vastes mouvements d'émigration. Une action visant à y remédier est indiquée, mais comment s'y prendre? La recherche opérationnelle peut-elle ouvrir des pistes? Sans doute, puisqu'elle permet de comparer objectivement les diverses options entre lesquelles il faut choisir pour atteindre un but donné. Ici, le but étant d'éradiquer, à terme, le handicap linguistique, on commencera par en déterminer les divers niveaux. Il y a le handicap linguistique entre Suisses de langues différentes. Il y a le handicap linguistique vécu en Suisse par les étrangers, et les exigences à prendre en considération peuvent être très différentes selon qu'il s'agit d'un touriste coréen, d'un banquier du Qatar ou d'un réfugié tamoul. Il y a le handicap que vivent les Suisses à l'extérieur, ici aussi dans des contextes très variés: voyageur incapable de se faire comprendre d'un médecin japonais, scientifique devant échanger avec un collègue chinois, directeur de PME négociant avec un partenaire brésilien. À cela s'ajoute la situation de réunion internationale: diplomate représentant la Suisse dans un organe intergouvernemental, spécialiste participant à un congrès de médecine ou de toute autre discipline. Les contextes réunissant des allophones sont très divers; dans chacun la question du handicap linguistique appelle une tentative de solution.


Aborder le problème par la recherche opérationnelle signifie que l'on va comparer entre eux, sur le terrain, les différents modes de communication: adoption de la langue de l'interlocuteur, imposition de notre langue, recours à telle ou telle langue tierce ou passage par un intermédiaire (interprète, traducteur). Chacune de ces formules présente des avantages et des inconvénients d'ordre pédagogique, cognitif, affectif, culturel, économique, social, politique. La comparaison peut s'appuyer sur toutes sortes de critères: durée de l'apprentissage linguistique nécessaire aux uns et aux autres; coût pour les individus, les entreprises, l'État; efficacité de la solution adoptée du point de vue de l'exactitude et de la précision de la communication, de la satisfaction psychologique, de l'aisance, du sentiment d'égalité ou d'inégalité, de la présence ou de l'absence de la sensation de handicap; effets "latéraux" d'un apprentissage linguistique donné (facilitation d'apprentissages ultérieurs); impact culturel; impact social; étendue géographique à laquelle donne accès le système adopté, etc.


La recherche effectuée compare les différentes formules sous ces divers aspects. Elle n'est pas théorique, mais se fonde sur l'observation. Conformément aux principes de la recherche opérationnelle, elle tente le plus possible de quantifier les éléments considérés, de manière à situer les divers systèmes les uns par rapport aux autres avec le maximum d'objectivité.


La conclusion de cette recherche est que, pour éliminer à terme les handicaps linguistiques gênant les Suisses et les étrangers résidant dans le pays, l'option qui comporte le minimum d'inconvénients et le maximum d'avantages, aussi bien d'ordre pratique que politique, psychologique et culturel, consisterait à organiser un enseignement en trois étapes:


a) pendant une année primaire: enseignement de l'espéranto en tant que propédeutique des langues et que moyen pratique de résoudre les problèmes de communication inter-suisses; cet enseignement pourrait être intégré dans le cours de langue maternelle (à titre de référence linguistique permettant aux élèves de mieux comprendre le fonctionnement de leur propre langue et de les préparer à la grande diversité des modes d'expression possibles existant dans le monde);


b) au niveau secondaire: apprentissage de l'allemand par les Romands et les italophones, du français par les Alémaniques et les italophones (comme il n'y a plus de Romanches unilingues, la population romanche peut être assimilée aux populations alémanique ou italophone);


c) après une année d'enseignement de la langue nationale voulue: apprentissage de l'anglais pour les rapports avec le monde extérieur.


Cette façon de procéder est celle qui tient le mieux compte de tous les facteurs en jeu. L'idée d'introduire l'espéranto dans le programme sera probablement critiquée, mais la recherche opérationnelle fait appel à des faits objectifs, pas à des idées reçues. Il est avéré qu'en moyenne six mois d'espéranto confèrent à un jeune une capacité de communication qui demande six années dans le cas d'une autre langue. Les objections faites couramment à l'espéranto ne sont pas recevables, car elles ne se fondent pas sur des faits. Si l'on a observé une séance tenue dans cette langue, vu des enfants la parler dans leurs jeux, pris la peine d'analyser des textes et des enregistrements de conversations, étudié la littérature, vérifié l'impact culturel de son apprentissage sur les élèves, comparé son efficacité avec celle d'autres langues dans la même situation, en un mot, si l'on a abordé en linguiste ou en anthropologue l'espéranto tel qu'il est utilisé dans le monde d'aujourd'hui, on n'aura aucun doute quant au fait qu'il a sa place dans les options à envisager. Le rejet classique de l'espéranto est a priori; il est du même ordre que l'élimination d'un étudiant par un jury qui n'aurait pas lu ses travaux ni regardé les notes qu'il a obtenues aux divers examens. Il n'y a donc aucune raison sérieuse d'y adhérer.


Éliminer le handicap linguistique en Suisse et des Suisses est parfaitement possible. Mais la volonté politique d'atteindre cet objectif sera-t-elle suffisante pour que l'on ose envisager des solutions sortant des sentiers battus? Il est permis de l'espérer.)