Claude Piron

Structures linguistiques et accusatif


1. Ethnocentrisme
2. Principes présidant à la structuration d’une langue
3. Comparaison entre l’esprit de l’anglais, du français et de l’espéranto
4. Position dans la phrase ou "monème fonctionnel" (morphème)
5. Il faut tenir compte d’habitudes linguistiques différentes
6. Expressivité
7. Facilité ou exactitude ?


1. Ethnocentrisme


Une dame anglaise, à qui on expliquait comment dire "pain" en français, s’exclama : "Quelle idée extraordinaire. Pourquoi diable ne disent-ils pas bread comme tout le monde ?" Cette incapacité de voir les choses autrement qu’à travers le prisme de sa propre culture s’appelle ethnocentrisme. C’est de l’ethnocentrisme que procèdent la plupart des objections faites à l’espéranto.


Certains, par exemple, trouvent inimaginable qu’une langue qui se veut internationale ait un accusatif. Attribuant un caractère d’universalité au cas particulier de quelques langues occidentales, ils croient qu’une langue sans accusatif est nécessairement plus facile. Elle l’est, certes, pour eux. Mais est-ce un critère suffisant ? Avec le même raisonnement, un Portugais pourrait revendiquer qu’on adopte l’espagnol comme langue internationale. L’espagnol est beaucoup plus facile que l’espéranto pour un Portugais, parce que le bas-latin a évolué de façon parallèle dans les deux pays de la péninsule ibérique. Mais l’espagnol est beaucoup plus difficile que l’espéranto pour un Russe, un Hongrois, un Japonais, un Suédois. C’est pourquoi, si l’on envisage le problème à l’échelle mondiale, on ne saurait adopter la solution "espagnol" : la difficulté supplémentaire est le prix que notre Portugais payera pour une solution plus démocratique, qui est aussi, en dernière analyse, plus efficace, puisque la communication internationale est meilleure si l’on adopte une langue qui représente un optimum pour tous et tienne compte des habitudes linguistiques très diverses des êtres humains.


Le but d’une langue est de permettre la communication. Pour que la communication soit aussi parfaite que possible, il faut que la langue soit à la fois maniable et claire. Maniable, parce que si la personne qui s’exprime est constamment inhibée par des difficultés grammaticales ou lexicales, la communication ne se fait pas bien. Claire, parce que si le locuteur s’exprime facilement, mais de façon ambiguë, ses énoncés sont autant de devinettes et les malentendus abondent : il n’y a pas de communication digne de ce nom.


La maniabilité d’une langue dépend de sa cohérence. Pour des raisons psychologiques connues mais qu’il serait trop long de développer ici (1), l’expression linguistique tend spontanément vers la régularité. Considérez les "fautes" de langue d’un enfant, d’un étranger, d’une personne sous l’empire de l’alcool, de la fatigue ou d’une forte émotion : elles tendent toujours à rendre la langue plus cohérente qu’elle ne l’est. Quand un inspecteur d’école me dit : "Vous disez" au lieu de "vous dites" ou quand je lis sous la plume d’un journaliste : "je parcourai" au lieu de "je parcourus", ce sont deux cas où l’entraînement propre à des professions où la correction du langage joue un rôle capital se révèle plus faible que la tendance psychologique à aligner le moins fréquent sur le plus fréquent, l’exceptionnel sur le régulier.


La même tendance à la cohérence se retrouve dans l’histoire des langues. Si l’on dit en français tomber au lieu de choir, manquer au lieu de faillir et, de plus en plus, solutionner au lieu de résoudre, c’est parce que les verbes en -er sont largement majoritaires ; ils sont donc ressentis comme plus normaux et plus maniables que les autres.


Pourquoi l’italien dit-il essere là où le latin n’avait que esse ? Les infinitifs latins se caractérisaient au départ par une belle cohérence : ils se terminaient tous en -se. Mais un avatar phonétique a transformé en -r- le -s- placé entre deux voyelles. Du coup, des verbes comme esse ("être") et posse ("pouvoir") se sont trouvés séparés de l’ensemble des autres infinitifs, où les formes -ase, -ese, -ise étaient devenues -are, -ers, -ire. Cette incohérence existait encore à l’époque classique, mais la langue ne l’a pas supportée longtemps. Le bas-latin a "corrigé" les formes déviantes en leur attribuant la finale en -re qu’on retrouve dans l’italien d’aujourd’hui.


Dans le cas de la langue maternelle, le principal facteur de maniabilité est donc la cohérence. Mais quand il s’agit d’une langue étrangère, il faut y ajouter un autre facteur : la ressemblance entre cette langue et la langue maternelle. Dans un manuscrit rédigé par un chercheur étranger et qu’on me demande de réviser je trouve une phrase qui commence par : "il conclua que doubles étaient les aspects... " Si la première maladresse procède d’un désir de cohérence (aligner le verbe conclure sur la forme la plus fréquente du passé simple), la deuxième tient à l’influence de la langue maternelle, où l’ordre des mots est beaucoup plus libre qu’en français.


Les interférences que les structures de la langue maternelle provoquent dans le maniement de la langue étrangère sont d’autant plus difficiles à éliminer que la deuxième langue est moins cohérente. Si le degré de cohérence est très élevé, les structures sont saisies globalement et s’appliquent partout avec aisance ; S’il est peu élevé, le recours à la mémoire est constant et un "drill" considérable est nécessaire pour que le langage spontané devienne suffisamment correct.


2. Principes présidant à la structuration d’une langue


Chaque langue a son génie propre, qui dépend le plus souvent d’un principe directeur sur lequel s’appuie toute la structuration du langage. On comprendra mieux le principe directeur de l’espéranto si on le compare à celui de l’anglais, qui lui est diamétralement opposé.


Le principe directeur qui préside à l’organisation de la langue anglaise est "1’évocation", système qui permet une extraordinaire économie de moyens linguistiques, mais qui présente l’inconvénient de faire une trop large place aux référentiels : contexte, situation, connaissance de la question par le récepteur de la communication, etc. C’est ce qui ressort des exemples qui suivent, non inventés pour les besoins de la cause, mais tous tirés de mon expérience de réviseur au Bureau des publications et traductions de l’OMS.


Considérons les deux expressions malaria treatment et malaria therapy.. Elles se composent l’une et l’autre d’un groupe de deux mots qui sont tous deux, dans le dictionnaire, des substantifs. Le premier est le nom d’une maladie (malaria, paludisme), le deuxième est un nom qui désigne une action thérapeutique. Tout ce que la grammaire anglaise nous indique au sujet de pareilles constructions est que le premier mot détermine le second, mais aucune flexion, aucune préposition ne vient préciser de quel genre de détermination il s’agit : la langue n’explicite pas, elle juxtapose deux notions qui, réunies, doivent évoquer l’idée correcte. C’est pourquoi seule la connaissance de la question permet de savoir que la première expression signifie "traitement du paludisme" et la seconde "traitement par le paludisme". Le génie de la langue française, fondé sur l’explicitation des rapports, est totalement différent. Les expressions françaises sont traitement du paludisme dans le premier cas, impaludation thérapeutique ou paludothérapie dans le second. Aucune confusion n’est ici possible. Le mot "impaludation" signifie par lui-même que l’on injecte le parasite du paludisme et l’emploi de -thérapie comme suffixe suffit à indiquer qu’il s’agit d’une forme de traitement (dans toute la série physiothérapie, psychothérapie, kinésithérapie, etc., le premier terme indique toujours la méthode).


Un autre exemple où la nature du rapport de détermination est laissée au référentiel nous est fourni par les expressions performance level ("niveau de performance, de réussite") et blood level, qui ne signifie pas "niveau du sang" mais "quantité (de telle ou telle substance) présente dans la circulation sanguine".


Voici un deuxième type de structure imprécise en anglais : Japanese encephalitis vaccine. Trois mots sont accolés : nous savons qu’il est question de vaccin, d’encéphalite et de Japon. Mais l’absence totale de moyens linguistiques explicitant les rapports ne permet pas de dire s’il faut traduire par "vaccin japonais contre l’encéphalite" ou "vaccin contre l’encéphalite japonaise". Pour déterminer que c’est la deuxième traduction qui est juste, il faut savoir d’avance qu’il existe une maladie appelée "encéphalite japonaise", la grammaire anglaise ne nous donnant aucun renseignement.


Ce qui montre bien qu’il s’agit d’une tendance générale de la langue, d’un principe sur lequel est fondée l’idée même de communication, c’est qu’on retrouve la même imprécision au. niveau du vocabulaire : development of health networks signifie aussi bien "développement des réseaux de centres de santé" que "création de réseaux de centres de santé".


Le principe de l’évocation donne à l’anglais une extraordinaire souplesse, si on le compare au français par exemple, où la détermination nécessite toujours le recours à une préposition, à une périphrase (amphetamine dependants est rendu par "personnes ayant contracté une dépendance à l’égard des amphétamines" ) ou à un mot -- adjectif ou adverbe -- dont la forme et l’existence dépendent exclusivement de la tradition. L’expression anglaise malaria eradication and control est beaucoup plus légère et maniable que ses équivalents français éradication du paludisme et mesures de lutte contre cette maladie ou éradication du paludisme et lutte antipaludique, qui contiennent au minimum 50% de syllabes en plus. Mais le système français est remarquablement plus précis que le système anglais, qui est, de surcroît, coûteux.


C’est au sens littéral que j’emploie le mot "coûteux". Pendant la période où j’ai été réviseur à l’OMS, j’étais payé - et bien payé - uniquement pour relire des traductions faites par des professionnels, la plupart étaient licenciés ès lettres, beaucoup avaient vécu des années en Grande-Bretagne ou aux États-Unis et pour éliminer les erreurs provenant, non d’une méconnaissance de la langue, mais d’une méconnaissance des sujets traités. Le grand public n’imagine pas le nombre d’heures perdues dans les services de traduction parce que les structures linguistiques anglaises sont fondées sur l’évocation. Il est arrivé, par exemple, qu’il faille écrire en Australie pour demander à un auteur si les sujets observés dans le German prisonner of war camp auquel il se référait vivaient dans un camp allié de prisonniers de guerre allemands ou dans un camp allemand de prisonniers de guerre alliés, l’expression anglaise étant susceptible des deux interprétations.


3. Comparaison entre l’esprit de l’anglais, du français et de l’espéranto


Si la langue anglaise tire son originalité de la méthode "évocation", l’espéranto, pour sa part, se caractérise par ce qu’on pourrait appeler "l’analyse immédiatement perceptible". En espéranto, les rapports grammaticaux entre les mots sont toujours exprimés par des "monèmes fonctionnels" selon le principe "tel monème -- telle fonction". Les rapports sémantiques entre mots d’une même famille obéissent au même principe et sont tout aussi transparents.


La différence entre le génie respectif des langues anglaise, française et espéranto apparaît très nettement dans les trois expressions suivantes :


1) Here is my bicycle
2) Bicycle trip
3) The boy wants to bicycle


1) Jen mia biciklo
2) Bicikla ekskurso
3) La knabo volas bicikli


1) Voici mon vélo
2) Excursion à vélo
3) Le garçon veut aller à vélo.


L’anglais emploie trois fois le même mot, mais avec des fonctions grammaticales différentes : 1) substantive, 2) adjective, 3) verbale.


L’espéranto suit littéralement l’anglais, mais l’analyse grammaticale est immédiatement apparente grâce aux "monèmes fonctionnels" -o pour les substantifs, -a pour les adjectifs, -as pour les verbes au présent de l’indicatif, -i pour les verbes à infinitif. Quant au français, il est obligé de se débrouiller pour utiliser le substantif dans les trois cas : il est nettement moins libre ("excursion vélocipédique" existe en théorie, mais cela ne fait pas partie des ressources de la langue courante).


Si un traducteur a rendu par erreur la phrase WHO provided help to control programmes in 12 countries par "L’OMS a fourni une assistance pour contrôler les programmes dans 12 pays" alors que l’auteur du rapport voulait dire : "L’OMS a aidé à exécuter des programmes de lutte (contre le trachome) dans 12 pays", c’est parce que rien ne permet de savoir si la fonction du mot control est verbale ou adjective. Si elle est verbale, le mot programmes est le complément d’objet direct du verbe control ; si elle est adjective, le même mot est un complément indirect annoncé par la préposition to. En espéranto, il n’y aurait aucune ambiguïté : on dira "helpon por ---i programojn" dans le premier cas et "... helpon al ---aj programoj" dans le second (je remplace le mot control par des petits traits, parce qu’il n’existe pas en espéranto de verbe qui ait les deux sens du terme anglais).


Dans bien des cas, l’ambiguïté de l’anglais disparaîtrait s’il existait un accusatif. Par exemple, l’expression by reducing gases n’est ambiguë que parce qu’on ignore si gases est régi par la préposition by ou est le complément d’objet direct du verbe reducing. Dans le premier cas, l’expression signifie "au moyen de gaz réducteurs", dans le second "en réduisant les gaz".


4. Position dans la phrase ou "monème fonctionnel" (morphème)


Le principe de l’analyse phonétiquement et visuellement perceptible, qui détermine toute la structure de la langue de Zamenhof, implique nécessairement un signe distinctif pour le complément d’objet. Toutes les autres fonctions grammaticales étant exprimées par un phonème ou groupe de phonèmes particulier, l’absence d’un signe permettant d’identifier immédiatement l’objet de l’action vicierait de façon intolérable toute la construction de la langue.


Comme par ailleurs l’existence des "monèmes fonctionnels" ("morphèmes fonctionnels") autorise une très grande liberté dans l’ordre des mots, l’obligation de suivre l’ordre sujet-verbe-objet qu’impliquerait nécessairement le renoncement à l’accusatif serait incompatible avec une tendance très accentuée dans le reste de la langue.


Une langue qui devrait obéir à deux principes aussi contradictoires ne serait pas viable. Quant au système du français et de l’interlingua, avec accusatif pour certains mots (je, me ; io, me) et pas pour d’autres, il serait inadmissible dans une langue comme l’espéranto où le principe de cohérence est poussé jusqu’à ses extrêmes limites. On peut aimer ou ne pas aimer le principe de l’analyse immédiatement perceptible, mais on ne pourrait en suspendre l’application dans certains cas sans déséquilibrer la totalité de l’édifice.


À vrai dire, même si les lois structurales de cohésion du langage permettaient l’absence d’accusatif, on aurait intérêt à le maintenir pour assurer une communication de qualité dans les conditions particulières de l’usage international.


Toutes les langues distinguent d’une manière ou d’une autre le sujet de l’objet. Les moyens utilisés se répartissent en deux grandes catégories : la position dans la phrase, d’une part ; le "monème fonctionnel", d’autre part (on peut regrouper sous cette dernière rubrique tous les cas, linguistiquement équivalents, où la distinction entre le sujet et l’objet est assurée par un élément visuel ou audible de la langue : préposition, postposition, terminaison, flexion...).


Beaucoup de langues ont un système mixte. Par exemple, en français, la distinction est opérée


1) par la position lorsqu’il s’agit de substantifs : la maîtresse aime l’élève (par opposition à l’élève aime la maîtresse),
2) par un changement de forme dans le cas de certains relatifs : l’homme qu’a tué le colonel (par opposition à l’homme qui a tué le colonel) ;
3) par un changement de position et de forme dans le cas des pronoms personnels : je le vois (par opposition à il me voit).


Les cas où la position est le seul moyen dont dispose une langue pour distinguer le sujet de l’objet sont extrêmement rares. Peut-être même n’en existe-t-il pas. Contrairement à une opinion très répandue parmi les linguistes, le chinois connaît d’autres possibilités, comme le montrent les trois façons suivantes, toutes trois courantes, de rendre la phrase "il a préparé le rapport" :


ta zhunbeihaole baogao (espéranto : li preparis la raporton) ;
baogao a, ta zhunbeihaole (la raporton li preparis) ;
ta ba baogao zhunbeihaole (li la raporton preparis).


Les formules a) et b) ont à peu près la même fréquence dans les phrases correspondantes en espéranto ; la formule c), avec complément d’objet direct placé devant le verbe et introduit par la préposition accusative ba, est plus fréquente que la structure correspondante dans la langue de Zamenhof.


5. Il faut tenir compte d’habitudes linguistiques différentes


Une langue internationale se trouve dans une situation particulière du fait qu’elle doit rester claire pour tout le monde alors qu’elle est utilisée par des personnes dont les habitudes linguistiques sont différentes. Dans certaines langues, un même pronom relatif peut désigner à la fois le sujet et l’objet de l’action ; la confusion est alors évitée par d’autres moyens linguistiques. C’est ainsi que l’anglais utilise l’ordre des mots : "l’ami qu’a vu mon père" et "l’ami qui a vu mon père" se traduisent respectivement par the friend that my father saw et the friend that saw my father (on peut remplacer that par who, qui est invariable dans la langue parlée mais a un accusatif -- whom -- dans la langue écrite ; en outre, le pronom relatif peut être sous-entendu lorsqu’il désigne l’objet de l’action : the friend my father saw ; mais quelle que soit la variante adoptée, l’ordre des mots est absolument rigide).


En espagnol, l’ordre des mots est libre et la distinction est assurée par l’introduction d’un monème "accusatif", la préposition a, qui permet d’identifier le complément d’objet direct, de sorte que les deux expressions se disent respectivement : el amigo que vió mi padre et el amigo que vió a mi padre.


Si les auteurs d’une langue internationale optent pour un seul pronom relatif, par exemple que, pour désigner et le sujet et l’objet, en partant du principe que l’ordre des mots évitera toute confusion, leur attente se justifiera peut-être en ce qui concerne les anglophones, mais il est extrêmement douteux que les personnes d’autres langues -- latines et slaves notamment -- dont les habitudes linguistiques vont à l’encontre de cette rigidité, sauront se surveiller suffisamment pour ne jamais placer le sujet après le verbe. Elles risqueront fort d’exprimer l’idée "l’ami qu’a vu mon père" par le amico que videva meo patre, qu’un Anglo-Saxon comprendra forcément comme "l’ami qui a vu mon père". En espéranto, le risque de confusion est absolument nul, comme le montrent les deux phrases : la amiko, kiun vidis mia patro et la amiko, kiu vidis mian patron. Cet exemple n’est pas théorique. J’ai lu un jour un texte en Interlingua où figurait la phrase dracones que occide los homines. J’ai demandé à un adepte de ce projet de langue internationale si cela voulait dire "des dragons qui tuent les hommes" ou "des dragons que tuent les hommes". Il m’a répondu que la phrase pouvait avoir les deux sens. N’est-ce pas grave pour une langue aux ambitions mondiales ? Ce qui peut passer dans un texte littéraire serait inadmissible dans un texte technique, politique ou juridique, où il est impératif de savoir qui fait quoi à qui.


La meilleure preuve que cette tendance est réelle, c’est que ce type de confusion s’observe chez des francophones et des personnes d’autres langues lorsqu’elles rédigent en anglais. Quand j’étais réviseur à l’OMS, il m’est arrivé plus d’une fois de rencontrer des phrases dont l’auteur, une fois consulté, donnait une interprétation radicalement différente de ce que, sans s’en rendre compte, il avait effectivement exprimé. Tel est par exemple le cas d’une phrase comme the social conditions that caused the armed conflict, ce qui signifie "les conditions sociales qui ont provoqué le conflit armé" alors que l’auteur voulait dire "les conditions sociales qu’a provoquées le conflit armé." Croire que le contexte suffit à éliminer le problème est illusoire. J’ai assisté à trop de malentendus au cours de mes activités dans les organisations internationales pour admettre pareil argument.


Dans les textes juridiques, les résolutions, les traités, les exposés scientifiques, on ne saurait prendre trop de précautions lorsqu’on a affaire à des personnes de culture et de mentalité différentes. Il existe en effet chez les personnes de même culture une connaissance très subtile de la signification la plus probable dans les cas où le matériel linguistique ne fournit aucun indice, mais cette intuition est le résultat de milliards d’interconnexions et de références inconscientes qui tiennent à la pratique quasi-exclusive d’une même langue pendant de nombreuses années. Ce facteur n’est d’aucun secours dans les conditions propres à l’usage international.


La marque de l’accusatif représente une richesse toute particulière du point de vue de la clarté et de la souplesse de l’expression, lorsqu’elle s’ajoute, non seulement aux substantifs, mais aussi aux adjectifs et participes qui s’y rapportent (ce qui est forcément le cas de l’espéranto, puisque l’analyse grammaticale y est par principe immédiatement perceptible). En français, la phrase "Elle a mentionné le fils du berger qui avait emmené le troupeau..." ne permet pas de savoir si les moutons ont été emmenés par le berger ou par son fils. Dans la version espéranto la présence ou l’absence du -n. élimine toute ambiguïté. Voici un deuxième exemple cité entre autres nombreux cas par G. Waringhien dans une remarquable étude sur l’accusatif en espéranto (Lingvo kaj Vivo, La Laguna : Stafero, 1959, pp. l30-l61), la phrase de Victor Hugo : "Il aimait son fils, ce vainqueur" : li amis sian filon, tiu venkinto (le vainqueur est le père) ; li amis sian filon, tiun venkinton (le vainqueur est le fils).


6. Expressivité


Mais le grand avantage de l’accusatif se situe au niveau de l’expressivité. Pour qui possède une langue slave, par exemple, l’impossibilité d’inverser le sujet et l’objet dans des langues comme le français et l’anglais est ressenti comme un terrible appauvrissement. Ceux qui goûtent à cette tournure en sont facilement séduit ?. C’est ce qui explique qu’on la trouve si souvent utilisée par des espérantophones dans la langue maternelle desquels cette structure n’existe pas.


Si l’on veut qu’une langue internationale excelle dans la traduction de textes originaux de toutes les cultures, l’accusatif est irremplaçable. La phrase du Notre Père Panem nostrum quotidianum da nobis hodie (qui est une traduction exacte, jusqu’à l’ordre des mots, du texte grec traduisant un original hébreu ou araméen aujourd’hui perdu) est rendue de façon beaucoup plus fidèle par l’espéranto panon nian ĉiutagan donu al ni hodiaŭ que par le français Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour : la musique de la phrase, la qualité générale du style n’a pas changé en passant du latin à la langue de Zamenhof. Il en est de même du vers de Virgile Infandum, regina, jubes renovare dolorem. La traduction en espéranto Nedireblan vi petas, reĝin’ renovigi doloron plonge le lecteur ou l’auditeur dans une ambiance beaucoup plus proche de l’atmosphère latine que la traduction française Vous m’ordonnez, ô reine, de renouveler une indicible douleur. Prenons un autre exemple dans la littérature russe contemporaine : les premiers mots du joli conte de Korolenko Le rêve de Makar. La construction russe "Etot son videl bednyj Makar", qui n’est possible que grâce à l’accusatif, peut être traduite littéralement en espéranto, ce qui crée d’emblée le même climat : Tiun sonĝon vidis kompatinda Makar. Toutes les formules françaises que l’on peut trouver -- "Voici le rêve que fit le pauvre Makar", "Ce rêve est celui que fit le pauvre Makar", "Le pauvre Makar fit le rêve suivant" - sont plates, par comparaison ; aucune n’a l’impact du texte original.


Des langues aussi différentes que le russe, le hongrois, l’allemand, l’arabe, le grec, le hindi, le japonais, le mongol utilisent un monème fonctionnel pour identifier l’objet de l’action. On en trouve également (mais leur usage est plus délicat) dans des langues comme l’espagnol, le persan, le roumain et le chinois. Si l’on admet le principe selon lequel la maniabilité d’une langue étrangère dépend à la fois de sa cohérence et de sa ressemblance avec la langue maternelle, force est de conclure que, pour la majorité de l’humanité, une langue internationale avec accusatif est plus maniable qu’une langue internationale sans accusatif.


Ajoutons au critère de maniabilité celui de clarté, sans lequel aucune communication linguistique n’a de sens, en tenant compte des conditions particulières dans lesquelles se trouve une langue utilisée par des personnes dont les réflexes linguistiques (par exemple en ce qui concerne la place des mots dans la phrase) sont fatalement très différents, et nous constaterons que les avantages de l’accusatif l’emportent de très loin sur ses inconvénients.


L’existence d’un accusatif en espéranto ne résulte pas d’une décision a priori, c’est le fruit d’une longue expérimentation. La forme primitive de la langue, dont nous avons un spécimen dans la célèbre "Lettre à Borovko", ne contient pas d’accusatif. Le deuxième stade, celui du cahier de 1881, est celui de l’expérimentation : dans la majorité des textes, l’accusatif (en -1) n’existe que pour les pronoms. C’est donc après de nombreux essais, après avoir traduit une série d’oeuvres littéraires et des textes très divers, que Zamenhof en est arrivé à la solution de l’accusatif généralisé, qui a porté le degré de cohérence à un point rarement atteint dans l’histoire des langues.


7. Facilité ou exactitude ?


La présence d’un accusatif rend-elle la langue difficile ? Pour certains, sans doute, encore qu’i1 s’agisse probablement davantage d’une mauvaise pédagogie que d’une difficulté intrinsèque. Tout dépend de la manière dont le déconditionnement est opéré par rapport à la langue maternelle chez celui qui apprend l’espéranto. Mais quoi qu’il en soit, l’un des traits distinctifs de la langue de Zamenhof est la rigueur, qui résulte de l’application inconditionnelle du principe "analyse immédiatement perceptible" dont il a été question ci-dessus.


L’espéranto est une langue qui ne supporte pas le laisser-aller et les solutions de facilité. L’exactitude y a toujours le pas sur la facilité. La grammaire en offre de nombreux exemples, tels que les adjectifs possessifs réfléchis, l’impossibilité pour un verbe d’être à la fois transitif et intransitif, la distinction entre l’épithète et le complément attributif dans des phrases comme Je trouvais ce fruit délicieux au cours de mes longues promenades, ambiguës en français, etc. (Est-ce qu’il ressentait le fruit comme délicieux, ou est-ce qu’il découvrait ces fruits, qui sont délicieux, lors de ses promenades ?)


Ces difficultés sont réelles, mais elles diffèrent des difficultés que présentent la plupart des langues nationales en ce qu’elles n’ont rien d’arbitraire. Il n’y a difficulté que dans la mesure où la langue maternelle de l’intéressé est moins nette, puisqu’il n’y a variation du signifiant, en espéranto, que s’il y a variation du signifié. C’est pourquoi ces difficultés jouent en fin de compte un rôle positif. Elles représentent les exercices à faire pour arriver à manier un instrument de précision, très riche en nuances, plus souple que la majeure partie des langues nationales. L’effort fait pour maîtriser chacune des difficultés de l’espéranto est toujours immédiatement rentable du point de vue de la qualité de la communication, ou de l’acquisition de l’art de penser avec rigueur. Il diffère essentiellement des efforts, quantitativement beaucoup plus importants, qu’exige la maîtrise des genres allemands, de l’orthographe anglaise ou de la conjugaison française, qui sont des legs de l’histoire sans aucune contrepartie au niveau du signifié. La rigueur de l’espéranto exige incontestablement une discipline, mais la qualité de la communication est à ce prix. Tous ceux qui s’y sont astreints s’accordent à reconnaître que le jeu en vaut la chandelle.


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1. Voir Claude Piron, "Le défi des langues" (Paris : L’Harmattan, 1994), chapitre VI.