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XIXe siècle - vers la rupture d'un équilibre
dans la montagne corse

Maria Pia Rota
(Université de Gênes)
1 octobre 1998

(traduction française Stépha Lucchini, 2004)
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Avant d'entrer dans le sujet, je voudrais apporter une précision à propos du thème de cette journée et en ce qui concerne les équilibres du passé : je me réfère à la montagne ligurienne et à la montagne corse.

Quand on parle d'équilibre, un autre terme vient tout de suite à l'esprit : changement. Une situation d'équilibre est destinée, en réalité, à changer rapidement suivant l'évolution continuelle de la réalité qui fait alterner des périodes de stabilité apparente (ou d'équilibre), durant lesquelles se produisent des changements (de relief) (importants), et d'autres de fracture dans lesquels on peut vérifier des changements importants et à la fois "morfogenesi". En évoquant les équilibres du passé au sujet de la montagne on doit comprendre ceux qui, au long des siècles, périodes plus ou moins longues, dans lesquelles ses composants soit physiques ou "antropiche" (le climat, la géomorphologie, la démographie, les structures sociales, les systèmes économiques) ont maintenu des rapports entre eux assez stables, qui ont alterné avec des moments de ruptures ayant comporté des changements évidents.

A bien regarder, on peut dire que les périodes d'équilibre ont été seulement la préparation des déséquilibres successifs.

Ce processus est évident dans la Corse du XIXe siècle quand, dans l'apparente stabilité "appuyée" (rejointe) par la consolidation du passage de l'île à la France, sont apparus les prémisses d'un changement radical de la structure pluriséculaire socio-économique de l'île. Mais cela n'est sûrement pas une découverte récente : déjà Antoine Albitreccia, en 1942, avait le sentiment que "Le XIXe siècle a rompu un solide équilibre traditionnel et que le nouveau système économique et social mis en place n'a pas réussi à résoudre les problèmes qu'il a créés" (G. Ravis-Giordani et A. Albitreccia, 1981, p.5). Il s'agit maintenant de considérer dans quelle mesure et de quelle manière ce changement a concerné de manière spéciale le monde de la montagne.

Il semble superflu dans le cas qui nous intéresse de rappeler comment la montagne corse, par rapport à celle des pays voisins, pour maintes raisons historiques avaient dans le siècle passé, une population plus dense que dans les basses collines et les plaines.

Les habitants, bergers qui pratiquaient un élevage transhumant associé à une agricultures de subsistance ainsi qu'à la transformation du lait et de la viande et aussi à une commercialisation limitée de ces produits, agriculteurs qui faisaient la cultures de la terre et un modeste élevage domestique, petits bûcherons qui des vastes forêts tiraient du bois pour brûler et pour fabriquer du charbon ou du bois pour la construction (ces deux dernières utilisations alimentaient même un certain commerce vers l'extérieur), se concentraient en villages rapprochés de dimensions remarquables disséminés de 600 à 1000 mètres, utilisant alors les refuges temporaires dans leurs déplacements saisonniers vers les pâturages de montagnes ou côtiers.

Dans ce monde archaïque, la propriété collective d'une partie de la terre était une nécessité dictée par l'organisation économique, la vie n'était pas aussi problématique que dans d'autres contrées méditerranéennes, en dépit de l'ambiance difficile et de l'isolement, parfois plus apparente que réelle.

Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle s'amorcent quelques changements structurels qui, bien que n'ayant pas d'effet immédiat, constituèrent les prémisses du processus de destruction de la société insulaire qui explosa dans les vingt dernières années du XVIIIe siècle.

Avec une première approche, on peut dire que certains processus sont ceux qui touchent le monde rural européen, d'autres particularismes de l'île, mais aussi que les premiers, intervenant sur un tissu socio-économique très particulier, eurent des effets différents que sur ceux des pays voisins.

1. Cent ans d'augmentation démographique

Il faut d'abord se pencher sur la démographie. La seconde moitié du XVIIIe siècle et presque tout le siècle suivant ont été pour la Corse comme pour la plus grande partie de l'Europe Occidentale, un moment de forte croissance démographique : on a calculé, avec toutes les réserves dues aux sources incertaines parfois, qu'entre 1796 et 1870, la population de l'île s'accrut de plus de 70%. Si dans les premières décennies l'augmentation fut absorbée facilement par le tissu socio-économique, peu à peu elle donna vie à certains changements, d'abord imperceptibles, puis toujours plus évidents, dans le monde rural, dans le monde urbain et dans toute la vie sociale dans son ensemble.

Même la montagne, évidemment, fut touchée par cet accroissement de la population, tout d'abord dans la Castagniccia où le sommet démographique fut atteint dès 1851, et plus tard, mais plus durablement, dans les massifs cristallins au nord du col de Vizzavona, où la population atteint le maximum en 1901, et dans ceux du sud où des communes comme Lévie, Serra-di-Scopamena et Zicavo qui s'accrurent jusqu'à la veille de la première guerre mondiale.

L'impression de surpopulation dans les hautes et moyennes montagnes, selon Janine Renucci, peut se déduire par l'occupation progressive des terres destinées à l'agriculture qui atteint partout la saturation : en Balagne ou dans le Cap Corse les terres cultivées finirent par représenter 90 à 95%. Le même pourcentage se retrouve dans la région d'Olmeto et de Sainte Lucie de Tallano dans le sud de l'île.

Malgré l'élargissement de l'espace agricole et la contraction progressive du terrain viticole au profit des terrains cultivés pour les céréales, la production est insuffisante et il faut importer du blé. A ceci s'ajoutent les "comptes-rendus" des préfets qui dénoncent le chômage répandu, on peut donc parler de surpopulation, tout au moins dans l'espace occupé par les agriculteurs sédentaires en plaine et dans la strate arborée.

Au contraire dans la moyenne et haute montagne, où l'économie était basée depuis des siècles sur l'élevage/culture de céréales, le rapport entre la population et la base de subsistance semblait plus équilibré, au moins jusqu'aux dernières décennies du siècle. Cependant, même dans ce domaine, les signes de surpopulation étaient visibles, dans l'augmentation même ici des espaces cultivés jusqu'aux limites climatiques et morphologiques, dans le développement de la culture des châtaigniers qui atteignit son plus haut sommet en même temps que le sommet démographique, dans la sédentarisation sur la côte des bergers du Niolu, de Bocognanu, de Bastelica, de Serra-di-Scopamena et de tant d'autres localités dans la montagne interne qui cesseront d'occuper régulièrement les pâturages d'hiver (J. Renucci, 1974).

A la fin du siècle et au début du siècle suivant, la forte augmentation de la population et les conditions désastreuses de l'économie dans son ensemble, contraindront des centaines de personnes à émigrer, comme dans la plupart des pays européens.

Il est très difficile, étant donné les recensements peu dignes de foi et le fort pourcentage des clandestins, de calculer le nombre d'émigrants : on pense pourtant, que jusqu'à la fin des années 1900 le flux en partance aurait représenté à peu près 1,5% de la population totale, atteignant jusqu'à 6,5% par an.

La diaspora corse intéressa surtout les gens des villes et les cultivateurs ; beaucoup moins les bergers, une catégorie économiquement plus solide et culturellement moins disposée à émigrer. Parmi les cultivateurs partiront surtout les cultivateurs de céréales des "collines". Mais les céréaliers de la moyenne montagne, où cependant le budget domestique pouvait être intégré dans l'élevage, émigreront aussi.

Dans la montagne où les bergers représentaient encore un bon pourcentage de la population active, avec un nombre considérable de bêtes et avec la possibilité d'ajouter les modestes revenus de l'élevage avec ceux de l'agriculture de subsistance (céréales et châtaigneraies), le phénomène fut plus contenu.

Il ne faut pas non plus négliger le fait que dans les montagnes, la propriété collective était presque intacte, de celle commune à la plupart des villages à la propriété fractionnée, ce qui permettait à tous, même aux plus pauvres, d'accéder à l'"usage" de la terre dans un but agricole ou pastoral. C'est évidemment la propriété collective qui a permis la stabilité de l'économie malgré l'augmentation de la pression démographique.

En conclusion, même si apparemment dans les montagnes les changements n'étaient pas aussi visibles que dans les collines, cet état de choses ne pouvait durer.

Et ici, on passe à la seconde considération, qui est d'ordre politique : l'annexion définitive de la Corse au royaume de France.

Le passage de l'île d'un état vexatoire mais faible avec des structures administratives légères comme le fut la République de Gênes, au Royaume de France, connu pour l'efficacité de son appareil administratif et militaire, caractérisé par un pouvoir central fort mais assez peu souple, fut lourd de conséquences pour les très anciennes structures socio-économiques et mentales de l'île, évidemment particulières dans la montagne, qui à cause des conditions morphologiques et de son histoire, était resté un monde archaïque.

2. Projets de mise en valeur ou tentatives d'homologations?

La première phase de l'intervention française sans l'île, même déterminée par l'intention d'améliorer les conditions de vie de l'île, prit deux aspects différents mais également contraignants : d'un côté furent émis une série d'édits concernant tous les domaines, appuyés par des lois extrêmement répressives, qui ne furent presque jamais mises en pratique, d'autre part furent mis en place certains changements structurels dont l'application, même si parfois elle fut différée pour des décennies, touchant les structures profondes du peuple corse, eut cependant des conséquences durables.

Pour ce qui concerne le monde de la montagne, on tenta, dans un premier temps de freiner l'expansion de la châtaigneraie qui, surtout dans les pièves du nord-est, occupait la plus grande partie des terres destinées à la culture.

Il s'agissait d'une essence très appropriée soit d'un point de vue pédologique que pour la morphologie de la montagne interne ; à la fin du siècle des lumières surtout et puis au siècle suivant aussi, dans tant de société agronomiques qui ont proliféré alors, l'idée avait cheminé que le châtaignier, dans le cycle apparemment requiert peu de soins, pouvait d'une certaine manière étouffer l'esprit d'initiative des paysans et encourager au contraire la paresse, avec pour résultat de freiner la poussée vers l'amélioration de leurs conditions de vie. L'équation castagniculture/pauvreté était donnée pour sûre. Ainsi furent émises de nombreuses ordonnances qui interdisaient l'introduction du châtaignier dans les terrains qui auraient pu être plus profitablement cultivés en céréales. "On imagine le désarroi des populations insulaire se retrouvant sujettes d'un roi qui prétendait les priver de leur seul moyen de subsistance !" (Jean Robert Pitte, 1986, p.117). D'autant plus que les grands propriétaires voyaient d'un œil favorable des mesures qui auraient donné libre cours à la coupe des châtaigniers, jusqu'alors sévèrement interdite par les génois, pour produire du bois et du tannin. Heureusement, devant la réalité du pays et tant de voix contraires qui se levaient de toutes parts, les ordonnances furent révoquées. Au contraire tout le XIXe siècle fut une période de forte expansion du châtaignier, en concomitance avec l'augmentation démographique généralisée, spécialement dans le sud (régions de Vico, Sartène, Ajaccio) où la prédominance des bergers et de la structure communautaire avait découragé jusqu'alors ce type de culture. Le phénomène qui concernait surtout l'introduction des châtaigniers sur les terrains communaux (mais par une ancienne coutume, les arbres, même plantés sur des terrains communaux, restaient propriété de ceux qui les avaient plantés), devint si important qu'il alerta les autorités craignant que l'expansion de cet arbre ne se fit au détriment des céréales et mêmes des forêts de chênes verts (F. Pomponi, 1976).

Un autre secteur frappé à plusieurs reprises par les interventions coercitives fut celui de l'élevage. On chercha à maintes reprises à éliminer la très ancienne pratique du libre parcours, le droit de faire paître le bétail même en-dehors des limites de la propriété individuelle ou des terres communales, généralement dans l'espace d'une piève ou de deux pièves limitrophes sur tous les terrains publics ou privés. Il fut ordonné aux propriétaires que le bétail devait être conduit en forêt sous la surveillance de un ou plusieurs bergers, le long d'un seul parcours désigné par les "officiels" à condition que les "maîtres" aient marqué leurs cochons au fer chaud... L'original sera déposé au greffe. Une injonction qui prête à sourire quand on pense combien cela devait sembler absurde à l'esprit indépendant des bergers corses (M.P. Rotta, 1989). Aussi, toutes ces règles furent-elles rarement appliquées : il suffit de savoir qu'entre 1800 et 1820 furent émises au moins douze ordonnances pour interdire le libre parcours et que toutes resteront vaines. Cela confirme que ce ne furent sûrement pas les interdictions qui changèrent la structure socio-économique de l'île.

Bien plus efficace furent, au contraire, les dispositions relatives à l'utilisation des forêts qui représentaient, pour les Français, la plus grand richesse de l'île et qui, par la suite, seront sévèrement protégées même dans les affrontements avec ceux qui en avaient l'usufruit depuis toujours. L'administration forestière française avait a son actif des siècles d'expérience qu'elle entendait mettre à profit dans ce nouveau pays devenus français à tout point de vue, mais si différent du reste de la nation, réglementant l'usage des bois, aussi bien les forêts domaniales que les forêts appartenant à la collectivité. En effet, la pression démographique, avec pour conséquence l'agrandissement de la superficie destinée à l'agriculture au détriment des surfaces boisées, risquait de réduire petit à petit (nous sommes au XIXe siècle) l'espace occupé par les bois communaux. En même temps, se multipliaient aussi les initiatives privées pour l'utilisation du bois (production de charbon, de bois de charpente, pour les constructions ou les chantiers navals, etc.) avec le danger de voir la couverture forestière gravement mise en péril par la surexploitation. Pour remédier à ce phénomène, on a suivi deux voies, la première pour obliger les communes à accepter que leurs forêts soient soumises au régime forestier "ONF" (déjà adopté pour les forêts domaniales) lequel, limitant fortement leur usage, en aurait préservé l'intégrité ; la seconde pour définir avec certitude les limites entre les forêts communales et domaniales, de manière à éviter les abus de la part des collectivités mais aussi, comme cela était dénoncé par de multiples points de vue, pour attribuer au domaine des espaces forestiers toujours plus étendus.

Cette dernière opération fut, sans aucun doute, la plus difficile et la plus impopulaire, ne serait-ce que par l'absence de documents officiels : les forêts domaniales auraient dû correspondre à celles qui avaient été les forêts définies par la République de Gênes qui, en réalité, n'avaient jamais été désignées avec clarté. Les Corses avaient toujours utilisé avec une certaine liberté ces forêts, considérant cela comme un droit acquis et, même, une vraie forme de propriété.

De leur côté, les Français remaniaient le Chapitre 39 des Statuts de la Corse, dans lequel il était établi que toutes les terres de l'île, agraires, forêts, prés et herbages près de la mer et à la montagne non délimitées, au sujet desquelles personne ne pouvait produire un droit de propriété, devraient être communes à n'importe quel habitant de Corse : déclarant qu'aucune personne ni commune ne pouvait s'approprier les terres susdites.

D'après cette formulation, les nouveaux patrons (ou plutôt "décideurs"), soutenaient que par le passé "toutes les forêts étaient de droit public et appartenaient à la Chambre, c'est-à-dire à la République, qui en laissait l'usage aux Communautés (Statuts criminels et civils et l'Ile de Corse, 1696). Puisque les génois confinés dans les cités-forteresses de la côte s'étaient montrés incapables de veiller à la conservation des bois, spécialement ceux de l'intérieur, "les Communautés [...] ainsi que des particuliers puissants, les ont usurpés sur la République de Gênes" : en conséquence "le Roy pourra donc rentrer quand il le voudra dans la propriété de ces bois" (Archives Nationales de Paris, 1789).

Ces forêts royales (le terrier général de la Corse en reconnut 27 pour une superficie globale de 33.600 ha) plus tard avec la Révolution, devinrent nationales, puis dans la période napoléonienne, impériales, et enfin, avec la Restauration, de nouveau royales. Leur désignation avançait à coups de procès, revendications, boycotts, à tel point que l'administration de la Monarchie de Juillet décida de dresser un nouvel inventaire des ressources forestières, des forêts appartenant avec certitude à l'Etat, pour en favoriser une exploitation rationnelle.

En même temps, une commission avait dû "résoudre les questions entre l'Etat et les Communautés sur la propriété des forêts. Une première "Délimitation générale" conduite par l'agent forestier Racle, remontant à 1834, ne satisfit personne : les contestations continuaient, gagnant même une partie de l'opinion publique française qui voyait dans l'opération du Gouvernement un véritable vol au détriment des Corses. Après la parenthèse de la Révolution de 1848, les opérations reprirent pour se conclure en 1852 avec la médiation du conseiller d'Etat Blondel. Les transactions dites Transactions Blondel laissèrent à l'Etat quarante-sept forêts d'une superficie totale de 45.824 ha et aux Communes quatre-vingt-huit forêts d'une superficie de 56.229 ha. Ces transactions, outre les limites et les superficies, réglaient aussi les droit d'usage qui avaient été maintenus, mais à "titre de tolérance révocable".

Les communes de la montagne se virent ainsi privées d'une importante ressource économique constituée surtout par le pâturage dans les bois et par la "récolte" de branchages et de feuillage frais dont le bétail était friand, à tel point qu'à la fin du siècle, en même temps que l'augmentation du nombre de procès pour délits forestiers, se multiplièrent les demandes toujours repoussées des communautés pastorales pour avoir le droit de pâturage et de libre parcours dans les forêts domaniales, depuis celles de Tartgine-Melaja, aux forêts du Niolu, jusqu'à celles de Tritore ou de Vizzavonu (Archives nationales de Paris, 1890-1905).

3. Les ambiguïtés et aléas de la propriété collective

Parmi les événements qui compteront dans le changement de la vie insulaire dans l'ensemble, et dans celle de la montagne en particulier, on peut considérer le lent processus de réorganisation de la propriété foncière des collectivités, spécialement de la grande catégorie des terres appartenant aux communautés rurales. Elles avaient, en Corse, un rôle très important tant pour le pâturage que pour l'agriculture mais, après une série de dispositions gouvernementales et de changements de la société, un grand nombre furent partagées entre les communes qui en avaient toujours l'usufruit collectivement et puis, parfois, furent même privatisées.

Le cas de la Corse n'était pas isolé : partout dans l'Europe du XVIIIe siècle on ressentait le besoin d'une rationalisation de l'agriculture mise en théorie au Siècle des Lumières et puis appliquée, même si sporadiquement. Aussi bien la propriété collective de la terre que la gestion communautaire apparaissaient fort négatives pour l'économie et pour la société.

Pour citer quelques exemples de pays voisins de la Corse, historiquement ou géographiquement, en Ligurie d'illustres agronomes comme Grimaldi ou Pini pensaient qu'une sérieuse réforme de l'agriculture ne pouvait résulter des communes, soutenant, par ailleurs, que l'émigration saisonnière répandue de la main d'œuvre, sous-entendait l'abandon de leurs exploitations de rapine (L. Bulfretti, C. Costantini, 1966). En Sardaigne, le projet de l'abolition des propriétés communes et de la gestion collective des terres présentés par l'Edit sur les clôtures, était parvenue à protéger les droits des grands propriétaires terriens contre les abus des bergers dans les plaines fertiles et dans les basses collines, pendant qu'à la montagne, la clôture des terres, souvent propriétés féodales, plus que collectives, obligeait les bergers à louer les terres sur lesquelles depuis des siècles le pâturage était libre (M. Le Lannou, 1942, I. Zedda Maccio, 1997).

Il est sûr qu'une grande partie de la population s'opposait à la division des terres communes mais, en général, le XIXe siècle signifie la fin des propriétés collectives (P. Grossi, 1993), tout au moins dans les intentions. En réalité, souvent, les divisions des terres communes et les privatisations qui s'ensuivaient s'opéreront surtout là où leur valeur économique était importante : en Ligurie, le patrimoine communal de la montagne interne se maintient presque entièrement tandis que les biens communaux des communes côtières disparaissent. Les biens communaux de Nervi en sont un exemple : subdivisés sur une ordonnance de 1843, dix ans après ils étaient encore aux mains des "communautaristes" à cause de l'opposition des grands propriétaires de troupeaux qui utilisaient les collines côtières comme pâturage hivernal. Les abus des bergers, soutenus par les nobles propriétaires, faisaient dire à Jules Michelet, favorable aux agriculteurs des villages de la côte, que "la barbarie du pâturage communal est une guerre déclarée du riche contre le pauvre" (J. Michelet, in T. Di Scamo, 1988, p.140).

En Corse, les vicissitudes de la propriété collective suivirent un processus différent et les résultats en furent très variés, soumis non seulement à la grande extension et aux diverses formes de topologie des terres mais aussi aux changements sociaux consécutifs à la forte augmentation de la population et, surtout, aux changements politiques de 1768.

Lorsque la France succéda à la République de Gênes dans l'administration de la Corse, la question de la propriété de la terre, spécialement des terres publiques, était plus embrouillée que jamais puisque l'on se référait au Chapitre 39 des Statuts de la Corse déjà cité, dans lequel justement il était spécifié que, une fois préservé le droit de propriété de la République, tous les champs, les bois, les pâturages, sur la montagne aussi bien que sur le littoral, qui ne seraient délimités par des clôtures et dont on ne pouvait prouver d'une quelconque manière forme l'appartenance à des propriétaires privés, devraient être considérés comme la propriété de tous les habitants corses et génois. La formulation complexe dans son ensemble alimentait donc une grande ambiguïté entre la propriété du sol et le droit d'usage qui caractérisait le droit traditionnel corse dans son ensemble et qui venait des caractères particuliers du système socio-économique de l'île. On le voit dans le cas concret du libre parcours. Sur la base de cette coutume, un vaste territoire (le pâturage), constitué soit par les pâturages d'estive ou d'hiver, soit par le parcours même de la transhumance, était réservé à l'élevage et les bergers considéraient comme un abus une quelconque tentative pour limiter la surface du pâturage même au moyen de clôture, confondant justement le droit d'usage avec la propriété de la terre.

Dans un cas cependant, plus que les terres domaniales, il est intéressant de se pencher sur les vicissitudes de la propriété collective des communes rurales qui, au moment du passage de la Corse sous l'administration française, constituait trente-quatre pour cent de la superficie de l'île. Son origine, un temps considérée comme très ancienne, est probablement à situer par le "Di là da Monti o Terra di Signori" au moment de la répartition entre les communautés des biens féodaux, c'est-à-dire au XVIe siècle, tandis que pour le "DI qua da Monti o Terra di Commune", le processus serait de deux siècles plus ancien. Leur typologie était variée et complexe, tout en exprimant le besoin, pour chaque commune, d'avoir présent à l'esprit les besoins essentiels. En simplifiant des situations souvent très détaillées, on peut identifier des catégories fondamentales : il pouvait s'agir de terrains indivis entre deux pièves, ou plus ; et alors, en général, il s'agissait de bois, de forêts, pâturages presque toujours situés en régions de montage ou, au contraire, près de la côte.

Quelques exemples : les pâturages qui s'étendaient au pied du Monte Renoso étaient en indivision entre les bergers de Ghisoni et de Vivario dans "l'en deçà des monts" et ceux de Bastelica et Bocognano dans "l'au delà des monts" ; la montagne de Cagna appartenait à parts égales aux communes de Sorbollano, de Serra de Scopamena et de Lévie alors que le bout de la vallée du Taravo était indivis entre les pièves d'Ornano et de Talavo. Et les exemples sont nombreux. Ces terres collectives dont l'usage était soumis au principe de gratuité, intéressaient surtout l'élevage sur de grandes étendues puisqu'elles constituaient l'aire de pâturage hivernal (si elles étaient près de la côte) ou d'estive (si elles étaient à la montagne) pour les communes pastorales.

Cependant, les exemples ne manquent pas d'aires céréalières en indivision entre plusieurs pièves : c'est le cas des terres d'Alistrella qui, chaque année, étaient partagées en trois lots équivalents et assignées aux trois pièves de Nonza, de Barettali et Farinola dans le Cap Corse. Mais le plus souvent, les ressources de ce type de terres collectives étaient diverses, comme dans le cas de Serra de Popa, appartenant aux pièves de Caccia, Lento, Rostino, Sorio et San Quilico. Là, les habitants des cinq pièves pouvaient faire paître les bêtes, comme de l'herbe pour le bétail et des glands pour les porcs, et trouver des terres pour en faire des champs, du bois pour bâtir leurs maisons et pour d'autres usages (P. Lamotte, 1954, p.49). Il y avait aussi le cas des terres appartenant à un plus grand nombre de communes comprises dans les limites de la même piève, mais le plus souvent cela représentait des terres en indivision appartenant à une seule commune, dont les membres pouvaient avoir le libre usufruit mais à l'intérieur de règles précises de gestion collective, surtout en ce qui concernait l'agriculture. La culture des céréales, en particulier, était soumise à une réglementation variée dans les lots qui étaient parties du terrain communal, en général assez loin du village, souvent clos et surveillés pour protéger les cultures des bêtes (chaque commune en général possédait plus d'un lot), et des terrains plus près du village réservés aux cultures vivrières et aux arbres fruitiers ; l'usage des pâturages et des forêts par contre, ne posait pas souvent de problèmes dans la mesure où toute la communauté pouvait en jouir librement sans partages préalables (P. Lamotte, 1956). En réalité, en Corse comme dans toute la zone méditerranéenne, les mécanismes élaborés pour l'assignation périodiques des terres concernaient surtout les aires des collines et des plaines où la culture était plus rentable. En montagne, où la place ne manquait pas, mais où le travail agricole était difficile et peu rentable, il y avait plus de liberté dans l'utilisation des terrains.

Surtout dans les communautés de bergers, les lots pouvaient se situer même dans les zones très éloignées des villages, dans la haute montagne (la montagne) ou près du littoral (la plage) où les bergers se déplaçaient saisonnièrement et où ils pouvaient pratiquer une maigre agriculture de subsistance. C'est aussi pour cette raison que beaucoup de parts de l'ensemble appartenaient à la commune du village constituant même "le territoire communal proprement dit" (J. Defranceschi, 1978, p.79) pendant que les aires céréalières et les forêts pouvaient être propriété indivise entre plusieurs villages d'une même piève ou de pièves différentes.

Les terres collectives parfois correspondaient à des biens fractionnés : même pour ce type de propriété on avait supposé une origine très ancienne puisqu'on se référait à des communes formées en général pour regrouper divers villages, comme Bastelica ou Serra-di-Scopamena, par exemple. Des recherches plus approfondies ont démontré au contraire qu'elles provenaient d'une division assez tardive de bien appartenant à des communes différentes (F. Pomponi, 1975).

Parfois, tous ces types de propriétés pouvaient coexister dans la même commune, avec des consortiums familiaux et de la propriété privée qui, ne l'oublions pas, en Corse à la fin du XVIIe siècle, représentait plus de cinquante pour cent de la propriété foncière. Dans chaque cas sur toutes les terres collectives prévalait le principe de gratuité, sur la base duquel les membres de la commune, bergers et cultivateurs, pouvaient en avoir l'usufruit soit pour le pâturage ou pour l'agriculture, sans payer aucune taxe. C'est pour cela qu'il arrivait souvent que les biens communs ne soient pas perçus comme propriété de la commune en tant que personne juridique mais les terres et les droits collectifs étaient considérés comme propriété de chaque membre de la commune, cela compliquera notoirement les choses au moment de l'intervention de l'administration française dans ce domaine (F. Pomponi, 1975).

4. Facteurs de destructuration des terres communautaires

L'annexion à la France avait comporté, logiquement, un changement dans l'organisation administrative des communes corses traditionnelles qui seront restructurées sur le modèle des mairies françaises. Dans ce cadre, s'inséreront aussi des initiatives d'amélioration dans le domaine des travaux publics. Mais si, par le passé, on pourvoyait à leur réalisation avec la contribution volontaire des habitants (en argent ou plus souvent en main d'œuvre), avec les nouveaux règlements, les mécanismes de financement changeront ; le financement devra être pourvu par les finances municipales, un organisme nouvellement institué alimenté par les revenus issus de l'utilisation rationnelle des biens collectifs qui étaient composés presque entièrement par la terre. Cette nouvelle méthode d'autofinancement se répandit surtout à partir des premières décennies du XIXe siècle quand l'augmentation de la population et l'élévation générale du train de vie rendirent nécessaire la réalisation de travaux publics d'une certaine importance (fontaines, routes, cimetières, églises, écoles, aqueducs, etc.). La forte augmentation de la fiscalité posa à nouveau la nécessité d'une exploitation rationnelle des biens communaux soit au moyen de locations de terrains à des tiers (une pratique qui, parfois, avait été utilisée aussi par le passé), soit au moyen de la taxation directe des terrains qui, tout en appartenant à la commune, étaient exploités de diverses manières. Ainsi disparaissait après des siècles le principe de la gratuité.

A ce moment, il était de l'intérêt des communes de procéder à la subdivision des propriétés collectives pour payer les taxes uniquement pour celles que l'on exploitait réellement. Ainsi apparut l'obligation d'établir les limites précises à l'intérieur des terres appartenant à plusieurs pièves ou à plusieurs communes de la même piève, avec des tentatives fréquentes des communes plus importantes d'exclure les autres ou de leur faire payer une location. Sur les terres communales, la propagation de la pratique de location à des tiers et quand même l'obligation pour des "privés" du paiement d'une taxe pour l'utilisation de la terre poussa au partage puis à la privatisation de la propriété collective. Cette manière de faire était, du reste, vue d'un bon œil par l'Etat parce que l'on pensait que l'exploitation de la terre par plusieurs propriétaires empêcherait les "gérants" d'augmenter la productivité de manière sensible. Dans le même temps on pouvait remarquer que les terrains collectifs étaient la cause de grave désordre soit entre les communes ou même à l'intérieur d'une commune : certains soutenaient que la pratique de la location était la base du favoritisme et de la corruption, favorisant même la débauche politique (P. Bourde, 1887).

Parmi tant de cas de partages de terres communes, celui des deux communes d'Evisa et d'Ota, qui jouissaient de terres indivises dans la basse vallée du Porto, est emblématique. A la suite de litiges et de contestations entre les habitants des deux villages, les biens communs furent partagés et l'on nota dans la commune d'Ota (aux alentours de 1830) la "diffusion" de la propriété privée surtout pour ces terrains situés le long du fleuve, fertiles, faciles à irriguer et près du village, pendant que la propriété restait indivise entre les habitants de la montagne, éloignée des villages et improductive si ce n'est pour les coupes de bois et pour le pâturage (M. V. Bevilacqua, 1968).

Les événements dans la basse vallée du Porto nous ramènent à des considérations de caractère général (J.-F. Dobremez, in G. Ravis-Giordani, 1983) à propos de la privatisation de la terre. C'est une pratique qui l'emporte dans ces milieux écologiques fermés, à forte productivité, et cela pratiquement sur "toutes les terres cultivées du monde entier où l'homme protège son investissement en main d'œuvre par le biais de la propriété", pendant que le reste de la terre communautaire est à la disposition des troupeaux errant dans la forêt nue, trop difficile à cultiver.

En réalité le partage des terres rencontra bien des oppositions de la part des autorités locales : on craignait pour les plus pauvres qui n'auraient pas de terres à cultiver mais y étaient également opposés les riches propriétaires de troupeaux (comme on l'a déjà vu dans le cas de Nervi) parce qu'ils n'auraient plus pu utiliser le pâturage commun, mais les bergers aussi étaient contre parce qu'avec la multiplication des clôtures, l'aire du pâturage était bien réduite. En outre, puisque comme on l'a dit, on pensait généralement que les terres collectives appartenaient non pas tellement à la communauté elle-même mais plutôt à ses habitants, se fit jour une forte hostilité envers les étrangers qui voulaient acquérir des biens publics : l'acquisition de terres de la part de ceux qui ne faisaient pas partie de la communauté était considérée comme un abus. Les archives de Balagne enregistrèrent les violentes protestations des habitants de Calenzana, où les terres communes représentaient les deux tiers du total, contre une certain Antonio Parodi (curieusement appelé "ancien émigrant anglais") qui exerçait une sorte d'accaparement des terres cultivables et aussi contre le prince Pierre Bonaparte qui s'était porté candidat pour l'acquisition d'un important lot de terrains publics à Luzzipeo (J.-C. Leca, 1978).

Il fallait aussi tenir compte des usurpateurs qui s'appropriaient des terrains sans les acheter, souvent violemment. Ceci fut à la base de tensions et de conflits sociaux qui dans bien des cas durent encore aujourd'hui.

Des considérations de type technique jouaient aussi contre la subdivision des terres publiques : à Carbuccia la construction de murets en pierres sèches pour clôturer les parcelles, qui s'adaptant à la morphologie du terrain avaient une forme étroite et allongée, aurait eu un coût supérieur à la valeur de la terre. Le même problème, à peu près à la même époque, se posait en Sardaigne, où, pour la même raison, on se rendait compte qu'une stricte application de l'Edit sur les clôtures, aurait signifié, pour les petits propriétaires, une charge financière trop lourde (I. Zedda Maciè, 1997).

La répartition des terres collectives qui, il faut le rappeler, même en Corse n'atteignit jamais un pourcentage important, est pourtant à placer dans le contexte d'un autre phénomène survenu au XIX siècle c'est-à-dire le détachement progressif des communes d'origine de beaucoup de communautés pastorales qui s'établirent définitivement sur les lieux du pâturage d'hiver situés près de la côte ou à l'intérieur proche. Peu à peu, les petits noyaux formés par les abris saisonniers s'étaient agrandis et leur économie s'était transformée de principalement pastorale à essentiellement agricole. Il était naturel que "l'étape" suivant soit la demande de l'autonomie administrative par rapport aux sièges communaux distants parfois de dizaines de kilomètres et difficilement accessibles à cause de l'absence de liaisons routières.

Se posait alors le problème des terres communales. A qui seraient-elles revenues ? Aux nouvelles communes côtières ou aux communes d'origine ? Et les nouvelles communes auraient-elles conservé leurs droits sur les pâturages communaux de la montagne ? Voyons concrètement un cas : les bergers du Niolo qui depuis des temps immémoriaux descendaient avec leurs bêtes hiverner dans le Filosorma et dans la plaine de Galeria, poussés par la pression démographique et donc par la nécessité de trouver de nouvelles terres à cultiver, occupèrent de manière stable les pâturages communaux et, dans un second temps, réussirent à gagner l'autonomie administrative avec la création des deux nouvelles unités communales de Manso et de Galéria. Mais, alors que les nouvelles communes perdaient leurs droits sur la montagne, les communes d'origine d'Alberticie, Calacuccia, Casamaccioli, Corscia et Lozzi, situées dans la cuvette du Niolo, maintenaient au contraire leurs droits sur les terres de la plage. Ce fait, dans le Filosorma, fut résolu assez facilement dans un premier temps parce que les habitants de la côte n'avaient plus besoin de pratiquer un élevage transhumant sur de grande distances. Aujourd'hui, cependant, dans le cadre d'une développement touristique du Golfe de Galéria, plus supporté que désiré pour ses effets négatifs sur l'environnement, les deux communes de Manso et Galéria pour une large partie du territoire communal doivent subir les décisions de ceux qui ne font plus partie de la commune quelques fois depuis plus d'un siècle (c'est-à-dire les communes du Niolo, propriétaires des antiques pâturages d'hiver) (B. Geoffray, 1982).

Si l'établissement sur la côte empêchait les berger de regagner, en été, les pâturages de la haute montagne, ce n'était pas une raison pour renoncer à l'élevage, mais recourir à un type d'élevage qui ne nécessitait qu'un déplacement à courte distance dans des lieux où le bétail pourrait trouver de l'herbe fraîche quand, en été, la végétation côtière est brûlée par la chaleur. On dut alors localiser des aires de moyenne altitude pour les pâturages d'été : les bergers de Figari et de Monaccia originaires de Levie et d'Aullène, renonçant à gagner le plateau du Cuscionu qui constituait le pâturage de montagne des deux communes d'origine, choisirent la montagne de Cagna pendant que ceux de Porti-Vecchiu regagnaient la forêt de l'Ospidali. Malheureusement, dans cette catégorie de moyenne altitude, étaient souvent situées les forêt domaniales, ainsi la nouvelle transhumance directe rencontra la forte hostilité de l'administration des forêts, préoccupée par la sauvegarde des bois tant domaniaux que communaux.

On trouva un compromis quand les forestiers permirent la construction dans les forêts de quelques installations temporaires, vrais villages, où les bergers devraient vivre regroupés et, tout en exécutant leur travail, pourraient exercer une certaine surveillance contre les incendies. Au XIX siècle naquirent Cartalavonu dans la forêt de l'Ospidali, Giannuciu fondé par les habitants de Monaccia et Naseo par ceux de Figari dans la montagne de Cagna, Bavella dans la forêt du même nom. Les contestations entre l'Etat et les communes qui se disputaient la possession des aires forestières étaient très fréquentes et encore aujourd'hui l'état conflictuel à ce propos est bien présent.

 

5. Quelques réflexions de conclusion

Dans l'espace de cent ans donc la montagne corse subit deux importants phénomènes démographiques inverses : une forte et constante croissance de la population jusqu'à la fin du siècle et par ailleurs à la fin du XVIII siècle commença une forte émigration qui concernait principalement les moyennes altitudes mais aussi les hautes altitudes. On peut considérer en fait la sédentarisation des bergers sur la côte avec diverses implantations et nouvelles unités administratives comme une émigration de la montagne.

Dans le même temps, on commença à sentir l'effet des dispositions prises par l'Etat français dans les conflits au sujet des nouvelles terres annexées. A la lourde intervention sur la délimitation et sur la gestion des forêts vint s'ajouter la préoccupation pour le développement du réseau routier et des travaux publics en général ainsi que celle d'une vaste "mise en valeur" dont les résultats furent largement déficitaires (M. Castellani 1994). L'accroissement démographique et l'amélioration des conditions de vie exigèrent un engagement plus important dans le domaine des travaux publics, ces réalisations furent cependant financées presque entièrement par les communes locales au moyen de l'aliénation partielle des terres collectives, avec pour conséquence la privatisation des terres les plus propices à l'agriculture.

Ce procédé frappa plus durablement le monde paysan que les bergers. Puisque la partition des terres communes était le premier pas vers la privatisation (à la fin du siècle les lots étaient directement vendus sans aucune démarche intermédiaire), les cultivateurs les plus pauvres furent de fait exclus du circuit économique car la parcellisation et l'émiettage des terres ne permettaient plus la subsistance d'une famille, c'est ainsi que les plus pauvres allèrent grossir la masse des émigrants. Les bergers au contraire, qui constituaient dans toute l'île 40% de la population, furent aussi obligés de renoncer au libre parcours, à la "vaine pâture" (pâturage gratuit) et, dans beaucoup de cas, mais par choix, à la transhumance sur un long parcours ils réussirent à utiliser pour le bétail des terres abandonnées par les cultivateurs, même de manière et à des moments différents de la tradition.

Les conséquences de tous ces événements (et de tant d'autres qui n'ont pu être évoqués) qui ont concerné le monde de la montagne corse peuvent être "lues" à divers niveaux. Dans l'abandon presque total des pratiques agricoles alors que perdure encore l'élevage, soit de manière traditionnelle soit de façon plus moderne. Dans le paysage agraire, profondément destructuré et aujourd'hui "illisible" sinon à travers de nombreux signes d'interprétation difficile comme les restes des clôtures des antiques lots ou des champs abandonnés. Dans le paysage forestier qui, comparé avec celui des autres régions méditerranéennes, est particulièrement luxuriant, sûrement à cause des interventions coercitives dont on a dit par ailleurs, quand elles furent appliquées, qu'elles apportèrent une note négative dans les confrontation des bergers et des paysans, contribuant à initier le procédé de l'abandon progressif de l'économie traditionnelle. Dans la structure globale de l'habitat qui a enregistré la naissance de nouveaux villages de bergers dans les forêts devant l'abandon progressif des villages agricoles traditionnels. Dans la désagrégation du tissu social au niveau des communautés des villages causée en bonne partie par le dépeuplement et par la crise de l'économie de subsistance. De toute manière, même aujourd'hui, dans l'esprit, même de ceux qui ont quitté le village depuis longtemps, on peut remarquer le sentiment que "l'individu" appartient à un groupe déterminé avec tous ses droits sur les terres de la collectivité, et cela est la preuve que la longue permanence des usages communautaires légués à la gestion des biens collectifs a été, en Corse plus qu'ailleurs, un outil irremplaçable de cohésion sociale.