Les mises en abyme dans l'oeuvre austérienne


"Le Piège de la souris. Et pourquoi diable? Eh bien, au figuré. Cette pièce a pour sujet un meurtre commis à Vienne. Gonzague est le nom du duc, Baptista celui de sa femme, et vous allez voir qu'il s'agit d'un joli tour de coquin, mais n'est-ce pas, peu importe! Votre Majesté et nous qui avons la conscience pure, cela ne nous émeut pas. Que bronche le cheval blessé, nous, notre col est indemne..."

L'extrait précédent est tiré de la pièce de Shakespeare, Hamlet. C'est sans nul doute l'exemple le plus célèbre de mise en abyme.
Une troupe de comédiens est sur le point de jouer une pièce dans laquelle un duc assassine le roi, ce qui rappelle étrangement le meurtre "réel" du père d'Hamlet, lui-même roi, et assassiné par son frère Claudius. Pièce dans la pièce, cette scène 2 de l'acte III se trouve d'ailleurs au coeur d'Hamlet.
Les romans de Paul Auster sont eux-aussi jonchés de mises en abyme.
A l'origine, la mise en abyme vient de l'héraldie - la discipline qui étudie les armoiries. La mise en abyme est le point central d'un écu lorsque ce point représente lui-même un écu.
Le terme a ensuite pris le sens plus général d'inclusion d'un élément à l'intérieur d'un autre élément, identique au premier. Un exemple courant de mise en abyme, ce sont les poupées russes, qui s'imbriquent les unes dans les autres.
La citation suivante, tirée de L'Herbe, de Claude Simon, illustre bien cette technique littéraire :


En littérature, la mise en abyme est un terme précis désignant l'enchâssement d'un récit à l'intérieur d'un autre récit.

On trouve dans Hamlet un bon exemple de mise en abyme littéraire. La pièce qui y est jouée est une reproduction à petite échelle de l'action principale d'Hamlet, à savoir le meurtre du roi du Danemark par son frère. C'est la notion de miniaturisation qui prime ici.

Voici deux exemples d'enchâssements que l'on peut observer dans les romans de Paul Auster.

 

Le carnet rouge de Daniel Quinn est une des pièces principales du roman. D'une certaine manière, c'est grâce à lui que le roman existe. C'est en effet à la fin du livre que l'on apprend que le récit qui vient de nous être conté a été reconstitué à partir du cahier de Daniel Quinn, trouvé dans un appartement de la soixante-neuvième rue à New York.
Rétrospectivement, le lecteur réalise qu'il a lu non pas un simple roman, mais le carnet rouge tenu par Quinn durant toute son enquête, et même après, lorsque sa raison a commencé à défaillir.
C'est d'un enchâssement particulier dont il s'agit ici, dans la mesure où c'est le roman dans son entier, exceptés les sept derniers paragraphes, qui se trouve "enchâssé", enfermé dans le carnet rouge de Quinn. Bien évidemment il n'y a pas d'oeuvre dans l'oeuvre dans le sens où l'on peut l'entendre dans Moon Palace. Dans Cité de verre, c'est le roman en lui-même qui est à la fois contenant et contenu, d'où un effet de vertige, de spirale sans fin.
Grâce à l'intervention du narrateur inconnu, le récit du carnet rouge de Quinn a pu nous parvenir :


 

Le texte de gauche représente ce à quoi doivent ressembler les comptes-rendus de Bleu. A droite, on trouve un texte rendant compte quant à lui des sentiments et des pensées de Bleu tandis qu'il observe Noir. Ce deuxième récit s'imbrique dans le premier.
J'ai représenté ces textes en noir et blanc, comme des négatifs. C'est un peu de cette manière qu'il faut voir la stratégie narrative de Paul Auster dans Revenants : sans que Bleu en ait conscience, si ce n'est à la fin du roman, sa vie et celle de Noir sont intimement mêlées, comme en témoigne dans le roman l'alternance entre les observations sur Noir et les pensées de Bleu. Les vies des deux hommes deviennent des vies parallèles ; il n'est alors pas étonnant que le narrateur fasse la remarque suivante :

 


En observant de près le texte, on remarque que les phrases peuvent se découper la plupart du temps en deux parties :

 


Il est rare de rencontrer des observations neutres sur Noir. Les pensées de Bleu suivent très souvent de près ces observations, illustrant l'influence que Noir exerce sur Bleu. Peu à peu, Bleu entre dans la vie de Noir, mais Noir rentre par la même occasion dans la vie de Bleu.

Notons à présent un passage important :

 

C'est la métaphore du rôle de révélateur de l'écriture qui est exprimé ici. En écrivant sur Noir, Bleu en apprend plus sur lui-même.
Les couvertures des éditions de poche françaises de la trilogie new-yorkaise illustrent particulièrement bien la notion de miroir, comme on peut le voir ci-dessous :

De gauche à droite, les gratte-ciels de New York et leurs millions de vitres comme autant de miroirs ; le détective et son reflet dans un miroir ; un homme en train de peindre, et se reflètant lui aussi dans un miroir.

Mais dans le même temps s'opère une sorte de dépossession : Bleu, qui voudrait être le seul maître d'oeuvre, n'est en réalité lui aussi qu'un personnage, sans le savoir. Seul le lecteur, de sa position privilégiée, peut avoir conscience de cela. Alors qu'il a pour projet de consigner les moindres faits et gestes de Noir, il découvre à la fin que c'était Noir lui-même qui lui avait commandé cette mission. Brusquement, Bleu passe de l'autre côté de la barrière, du miroir, et réalise que depuis plusieurs mois, c'était lui-même qui était observé par Noir.
Il prend conscience de la grande ironie de sa tâche qui est aussi celle du roman : observer Noir lui a donné l'opportunité de méditer sur lui-même. Néanmoins cette mise à nu a aussi un sens négatif : il semble à Bleu que Noir a pu lui aussi découvrir des facettes cachées de sa personnalité.
Une dernière question de pose : qui est le narrateur caché de Revenants? Il semble que l'on puisse le comparer à celui de Cité de verre. Tous deux sont des narrateurs inconnus. A la présence du narrateur dans Revenants, il est fait allusion discrètement :

 


Telle est la dernière phrase du roman. Nous pouvons tout à fait avancer que l'histoire que nous lisons dans Revenants a pu être écrite par un narrateur à partir de la liasse de papiers retrouvée dans le bureau de Noir après son assassinat par Bleu. Quant aux sentiments exprimés par Bleu, peut-être sont-ils retranscrits à partir d'observations que Noir aurait pu lui-même faire sur Bleu...

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