La Boîte à Merveilles (chapitre 4).

Publié le par Abdelhaq

IV

 

                                                    

  Dans  les premiers jours du printemps, ma mère et moi, nous allâmes rendre visite à Lalla Aïcha. Nous étions invités à passer la journée. Quelques jours auparavant, ma mère prépara des gâteaux de semoule fine, des petits pains à l'anis et au sucre, du sellou, farine grillée mélangée de beurre et de diverses épices.

   Nous emportâmes toutes ces douceurs. Nous quittâmes la maison le matin; Driss le teigneux vint nous trouver chez l'amie de ma mère chargé de son couffin à provisions et d'un poulet de fort bonne apparence. Driss apporta aussi un pain de sucre, un paquet de thé et une brassée de menthe.

   Lalla Aïcha protesta, reprocha à ma mère ces folles dépenses. Elle s'attendait à notre visite; elle avait fait son marché en conséquence.

  Lalla Aïcha habitait dans l'impasse de Zankat Hajjama une maison avec une porte basse. Cette maison rappelait, par certains côtés, Lalla Aïcha elle-m­ême. Toutes les deux avaient connu des temps meilleurs, toutes les deux en gardaient une attitude guindée, une distinction désuète.

   Lalla Aïcha occupait deux pièces de petites dimensions, au deuxième étage. Un balcon donnant sur le patio, garni d'une balustrade en fer forgé, conduisait à la pièce principale. L'autre chambre s’ouvrait directement sur l'escalier et servait surtout à entreposer les provisions d'hiver. Lalla Aïcha y fai­sait aussi sa cuisine. La grande pièce avait deux fenêtres, l'une s'ouvrait sur le patio de la maison, l’autre sur les terrasses des maisons voisines et sur les toits d'une petite mosquée de quartier. Cette chambre, deux fois plus longue que large, était d’une propreté méticuleuse. Des cretonnes à grands   ramages couvraient les matelas, d'énormes coussins brodés au petit point, enveloppés dans une légère soierie transparente, s'amoncelaient ça et là. Le mur s’ornait de grandes étagères peintes, garnies de bols de faïence européenne, d'assiettes décorées de roses dodues, de verres en forme de gobelets. Une pendule en bois foncé, riche en sculpture, clochetons et pendentifs, occupait sur le mur la place d'honneur. Le sol était couvert d'une natte de jonc. Par-dessus la natte, se déployait une carpette aux couleurs vives.

   Cet ensemble baignait dans une atmosphère d'aisance, de quiétude. Ce n'était certes pas le grand luxe mais le confort, un nid douillet à l'abri du vent.

       Dès notre arrivée, Lalla Aïcha nous servit des gâteaux et du thé à la menthe. Elle parla ensuite de ses douleurs de jointures qui la taquinaient de nouveau, d'une rage de dents qui l'avait rendue folle la semaine dernière, de son manque d'appétit. Elle posa mille questions à ma mère qui répondait avec complaisance, s'attardait sur un détail, se lançait dans une longue digression, mimait une scène. Nos voisins firent naturellement les frais de la fête. Ma mère en parlait sans méchanceté mais avec une assez grande liberté de langage. Elle comparait le mari de Rahma à un âne qui aurait trop mangé de son, celui de Fatma Bziouya à un rat inquiet. Mon père qu'elle appelait «  l'Homme» n'échappait pas à  ses coups de griffes. Sa haute taille, sa force, son silence devenaient motifs à caricature. Moi j'aimais mon père. Je le trouvais très beau. La peau blanche légèrement dorée, la barbe noire, les lèvres rouge corail, les yeux profonds et sereins, tout en lui me plaisait. Mon père, il est vrai, parlait peu et priait beaucoup, mais ma mère parlait trop et ne priait pas assez. Elle était certes plus amusante, plus gaie. Ses yeux mobiles reflétaient une âme d'enfant. Malgré son teint d'ivoire, sa bouche généreuse, son nez court et bien fait, elle ne se piquait d'aucune coquetterie. Elle s'ingéniait à paraître plus vieille que son âge. A vingt-deux ans, elle se comportait comme une matrone mûrie par l'expérience.

  Lalla Aicha nous parla à son tour des gens de sa maison. Elle clamait leurs multiples mérites, une telle modeste et jolie, telle autre propre, économe et bonne cuisinière, telle autre pieuse et digne; à l'entendre, toutes rivalisaient de sainteté avec les anges du Paradis. Mais elle baissa la voix pour chuchoter à ma mère au creux de l'oreille sa véritable pensée. Elle termina par ces termes:

 - Dieu m'a bénie lorsqu'il m'inspira l'idée d'habiter cette maison où toutes les femmes vivent comme  des sœurs.

   Des voix montèrent du rez-de-chaussée, sortirent de toutes les chambres pour remercier Lalla Aïcha de ses bonnes paroles. En chœur Lalla Aïcha et ma mère distribuèrent généreusement de nouveaux compliments.

  Les enfants de la maison vinrent m'inviter à jouer. Ils formaient un petit groupe de quatre garçons et de trois filles. Je n'ai jamais su leurs noms. L’aînée, une fillette de neuf ans, me prit sous sa protection. Nous grimpâmes sur la terrasse. Avec de vieilles couvertures et des peaux de mouton, nous eûmes vite fait d'organiser un salon de réception.

 Une boîte de conserves rouillée posée sur trois cailloux joua le rôle de samovar, d'autres cailloux posés sur un disque de papier faisaient office de verres à thé. Nous sirotâmes gravement un thé mythique mais combien délicieux, mangeâmes des gâteaux imaginaires, distribuâmes des compliments à l'aînée des filles, notre hôtesse.

 Ensuite, nous décidâmes de jouer à la mariée. La plus petite des filles fut choisie pour figurer la mariée. L’aînée se contenta du personnage de la negafa, une de ces femmes expertes dans l’organisation de telles cérémonies. Elle descendit chercher un bout de foulard, du rouge pour les joues, de l'antimoine finement pulvérisé pour noircir les yeux. La mariée fut installée sur un coussin. Dans un vacarme de you-you et de chants improvisés, la negafa procéda selon l'usage au maquillage et à l'habillement de la jeune fiancée. Elle l'affubla d'une couverture en guise de robe, la coiffa, l’orna de papiers ajourés, simulant grossièrement des bijoux, s'éloigna pour admirer son ouvrage.

L'un des garçons, mû par un instinct de méchanceté, ramassa une poignée de terre et la jeta à la figure de notre mariée. Le drame se déchaîna. La mariée et ses invités se mirent à hurler, à se battre, à courir dans tous les sens, le visage barbouillé de larmes et de morve. Je hurlais comme tout le monde sans savoir pourquoi. J'essayais de me dégager des bras de la grande fille qui déployait de vains efforts pour me calmer.

 Une des femmes monta, distribua des taloches et des insultes, traita de démons innocents et  coupables et me descendit sous son bras comme un paquet pour me remettre à ma mère.

 J'essuyai encore des reproches injustes. Ma mère me menaça de ne plus jamais m'emmener nulle part.

  Ma mère et son amie se remirent à parler de Rahma, la femme du fabricant de charrues, de Fatma Bziouya et de tante Kanza la voyante.

Ma mère racontait sa réconciliation avec sa voisine du premier étage, l'escapade de Zineb, le repas offert aux pauvres. Elle faisait l'éloge de Rahma. Elle regrettait son moment de mauvaise humeur qui avait provoqué la dispute. Rahma devenait une char­mante jeune femme, si serviable! Si honnête !...

- Et puis, dit ma mère, elle est si jolie! Toujours souriante, toujours vive. Son mari peut remercier Dieu de lui avoir fait présent d'une brune si délicieuse. N'aimes-tu pas cette peau halée au grain si fin, ces grands yeux qui rient? N'est-ce pas qu'elle possède une jolie bouche aux lèvres fermes, un peu boudeuses ?

Lalla Aïcha approuvait, opinait du chef, soupirait de conten­tement.

Mais ma mère enchaînait déjà :

- Fatma, ma voisine d'en face, n'a pas été, non plus oubliée par le Créateur. De jolis yeux noyés de douceur!

 Des sourcils d'une courbe parfaite ! Un teint ambré ! Mais je n'aime pas le tatouage de son menton.

- Elle a, en outre, l'agrément de sa jeunesse, ajouta l'amie. Immobile dans mon coin, j'écoutais. Je m'étonnais d'entendre ma mère rendre justice à la beauté de nos deux voisines. Cette beauté je la sentais, mais je ne pouvais la traduire par des for­mules concrètes. J'étais reconnaissant à ma mère d'exprimer avec des termes précis, ce qui flottait dans mon imagination sous forme d'images vagues, confuses, inachevées.

  Pour tante Kanza, les deux femmes se contentèrent de hocher la tête d'un air entendu. Tante Kanza, la chouafa, appartenait pour moi à une autre race. Elle était royale. Les chacals se sentaient chacals auprès de cette lionne. Etrange est la beauté des reines ! Non pas des reines d'un royaume éphémère que divisent la faim, la concupiscence et l'avidité, mais des reines vierges qui portent dans leurs flancs un dieu d'équité.

   Ses grands yeux, dans sa face de parchemin délicat, fascinaient ses clientes et imposaient le respect à celles qui ne l'aimaient pas. A vrai dire j'en avais vaguement peur. Je l'associais dans mes rêves aux puissances obscures, aux maîtres de l'Invisible avec

lesquels elle entretenait un commerce familier. Je croyais qu'elle disposait de pouvoirs illimités et je considérais comme un privilège d'habiter sous le même toit qu'une personne aussi considérable.

 Moulay Larbi, le mari de Lalla Aicha, arriva inopinément. On l'entendit dire à l'entrée la phrase consacrée :

- N'y a-t-il personne? Puis-je passer?

Trois voix de femmes lui répondirent à la fois :

- Passe! Passe! Passe!

Son pas résonna dans l'escalier.

  Il pénétra directement dans la petite pièce. Il était prévenu de notre visite et il ne lui était pas permis de voir ma mère. Sa femme se dépêcha de le rejoindre. Un murmure confus, entrecoupé de silences, bourdonna dans la petite pièce. Il dura longtemps. Nous étions assis, immobiles, maman et moi. Nous ne savions pas comment nous occuper. Je racontai à ma mère nos jeux sur la terrasse et la raison du drame qui s’ensuivit. Elle m'écouta distraitement, me répondit par des phrases vagues, des conseils d'ordre général sur la façon de se tenir en société.

  Elle se leva pour regarder par la fenêtre, rencontra les yeux d'une voisine penchée elle aussi sur la, balustrade: contemplant le patio vide. Les deux femmes se saluèrent, parlèrent du printemps dont les débuts étaient toujours fatigants. L'inconnue en profita pour évoquer le. Souvenir d'une nzaha, une partie de plein air à laquelle elle avait participé. Il y avait de cela des années. La campagne parée comme un bouquet sentait le miel. Les oiseaux se répondaient d'un buisson à une branche. Les femmes couraient pieds nus dans l'herbe, barbotaient dans le ruisseau, chantaient des cantilènes à ravir le cœur. Au milieu de laprès-midi, un orage, d'une rare violence, s'abattit sur la nature. En hâte, tapis et couvertures furent ramassés. Chacun se charge; d'une partie des bagages : plats vides, accessoires pour le thé, gargoulettes pour l'eau fraîche. Deux hommes et cinq femmes, tous parents, composaient l'équipe. La pluie fut accueillie par les uns comme une bénédiction, par les autres comme une catastrophe.

- Nous étions dans un triste état, à notre retour. Mes belles robes avaient souffert de la boue. J'avais un caftan en drap abricot comme on n'en fait plus à notre époque. Par-dessus, je portais une tunique brodée de fleurs mauves et …

  Lalla Aïcha vint nous retrouver, le visage bouleverse. Elle fit signe à ma mère de la suivre dans le coin le plus sombre de la chambre. Je restai à la fenêtre. La femme qui racontait son meilleur souvenir, demeura un moment à attendre le retour de ma mère. Ne la voyant pas revenir et me jugeant trop jeune pour apprécier la somptuosité de ses vêtements, elle laissa sa phrase inachevée, soupira, leva les yeux au Ciel pour le prendre à témoin de l'incompréhension du genre humain, rentra sa tête, disparut dans l'ombre veloutée de ses appartements.

 Ma mère discutait à demi voix avec son Amie. Je n'osai pas m'en approcher. J'entendis le mot « pacha » plusieurs fois au cours de leur mystérieux dialogue. Ce mot m'impressionnait, me mettait mal à l'aise. Le pacha? N'était-il par ce personnage cruel qui faisait bastonner les gens au gré de sa fantaisie ? Les mettait dans un cachot noir avec un pain d'orge et une cruche d'eau? Les laissait dévorer par les rats ? Le mot « pacha » faisait trembler les petites gens. Il s'associait dans leur esprit à des ennuis sans nombre, à des douleurs bruyantes, à des cris et à. des lamentations. Ils s'endettaient pour payer les sbires du pacha, essuyaient toutes sortes de vexations au prétoire et voyaient souvent ce qu'ils estimaient leurs droits, devenir par une opération du Malin, des charges contre eux. Toutes ces considérations ne les empêchaient pas de se chercher querelle pour des futilités. Ils couraient devant le

« pacha » pour lui exposer leurs petites misères. Ils repartaient de là souvent mécontents, ayant essuyé quelques rebuffades.

 Lalla Aïcha se mit à pleurer silencieusement. Elle se cachait le visage dans la manche de sa robe et reniflait. Ma mère se fit rendre, lui entoura les épaules de son bras, lui parla comme elle aurait parlé à une petite fille.        

  La scène m'amusait. Lalla Aïcha, plus âgée que ma mère, se laissait consoler, devenait la petite sœur dans les bras de son aînée. J'avais envie de rire, mais je savais que cela ne se faisait pas. Le ridicule de la situation m'obligea à fuir dans l'escalier pour ne pas me montrer incorrect. J'eus souhaité rencontrer la jeune inconnue qui savait si bien jouer la negafa. Nous aurions vécu ensemble quelque aventure extravagante, dans un pays enchanté. Hélas! Déjà, j'étais voué à la solitude. Je m'assis sur le haut d'une marche et je chantonnai sur un air improvisé des paroles dépourvues de sens :

 

                                                    Le pacha!

                                             Mangea Lalla Aïcha

                                             O Nuit! 0 Nuit!

                                            O mon œil !

                                            Pleure dans la solitude.

 

  Du fond de la chambre, ma mère m'interpella. Elle me demanda si j'avais l'intention de braire pendant longtemps encore. Je me tus, m'adossai au mur et ne tardai pas à m'endormir.

J'entendis quelqu'un me réveiller. Une main impitoyable me traîna dans la chambre de Lalla Aïcha où la table était mise. Je tombais de sommeil. Ma mère me força à manger, mais je ne pouvais rien avaler. Le poulet aux carottes avait un goût de paille. Je fis une énorme tache de graisse sur ma djellaba et Je subis de sévères remontrances. Enfin, on m'abandonna sur un matelas où je pus ronfler tout à loisir.

 Quand je me réveillai, le soleil avait disparu, les bougies clignotaient, créaient sur les murs des ombres fantastiques.

  Mon père vint nous chercher. Je descendis l'escalier, butant à  chaque marche. Les rues étaient mal éclairées. Mon père s'était muni d'une lanterne en fer-blanc gracieusement ajourée et ornée de verres de couleur. Des silhouettes surgissaient du noir, prenaient forme humaine, disparaissaient un instant après, derrière nous, avalées par la nuit. Je ne reconnaissais aucune rue. J'entendais résonner des pas dans le lointain. Us se rapprochaient, se dissolvaient. Un chien aboya. Une dispute de chats éclata au faîte d'une terrasse. Les deux ennemis se défiaient, clamaient chacun sa bravoure et son courage, crachaient des bouffées de colère. Leurs cris s'éloignèrent. Seuls, nos pas, le froufrou de nos vêtements, nos souffles pressés animaient cette ville morte.

   Nous arrivâmes chez nous. Ma mère me coucha. Je m'anéantis dans le sommeil.

Le lendemain vendredi, mon père rentra déjeuner selon sa  coutume. Il portait une djellaba de laine boutonnée d'une éblouissante blancheur et un turban neuf, tout raide d'apprêt.

 Le repas fut servi par ma mère. Le menu était particulièrement soigné. Nous mangeâmes du mouton aux artichauts sauvages, du couscous au sucre et à la cannelle et pour finir une délicieuse salade d'oranges à l'huile d'olive.

 Nous sirotâmes de nombreux verres de thé à la menthe. Au centre du plateau, deux roses d'Ispahan s'épanouissaient dans une Vieille tasse de porcelaine.

Ma mère soupira. Elle s'adressa à mon père:

- Le sort se montre parfois bien cruel. Pauvres et riches, bons et méchants sont à la merci de ses revers. J'ai bien du chagrin ! Je pense à Lalla Aïcha et mon cœur saigne. Je n’ai pas voulu t’ennuyer hier soir avec les tristes événements qui se sont déroulés dans la journée.

Mon père prêta une oreille attentive. Elle poursuivit :

- Moulay Larbi, le mari de Lalla Aïcha, s'est disputé avec son associé, un certain Abdelkader fils de je ne sais qui. ..

    Elle leva les yeux au plafond pour invoquer :

- Dieu écarte de notre chemin, de celui de nos enfants et les enfants de nos enfants, tous les fils du péché qui se pré­sentent le sourire aux lèvres et la poitrine pleine de ténèbres. Sois    notre protecteur et notre mandataire : Amine !  Cet Abdelkader, ce fils de l'adultère, ce disciple de Satan ne possédait pas  une chemise propre quand. Moulay Larbi le prit comme ouvrier dans son atelier à Mechatine. Il le traita avec bienveillance, lui prêta de l'argent, le reçut souvent à déjeuner ou à dîner. Abdelkader se montrait poli et même obséquieux. Il chantait les mérites  de Moulay Larbi, louait sa générosité, son bon caractère  et la noblesse de ses sentiments. Tous les deux travail­laient beaucoup. Les babouches brodées jouissent auprès des femmes  de Fès d'un grand succès. La production de Moulay

Larbi et de son ouvrier avait bonne réputation. Abdelkader songea à se marier .Moulay Larbi l'encouragea dans cette voie et Lalla Aïcha lui trouva une jeune fille digne d'éloges. Les mariages coûtent toujours très cher. Malgré ses nuits de veille, Abdelkader n’avait pas su économiser. Il se trouva assez gêné lorsqu'il fallut une dot à sa fiancée. Il eut recours à  son patron. Moulay Larbi réussit à assembler quatre-vingts rials. Il les lui versa sans méfiance. Il commit la faute de lui avancer cet argent sans établir de papier de reconnaissance de dette. Pour permettre à Abdel­kader de gagner davantage, il l'associa à son affaire.

- Sais-tu comment ce fils du péché l'a remercié de ses bienfaits?

 Mon père ne savait pas.

    Ma mère ne lui laissa d'ailleurs pas le temps de répondre. Elle continua en ces termes :

- Non! Tu ne pourras jamais le deviner! Les gens qui n'ont pas de pudeur, les va-nu-pieds de mauvaise foi, ceux-là qui offensent Dieu et son Envoyé par leurs agissements malhonnêtes auront à rendre compte de leurs mauvaises actions le jour de la Balance. Abdelkader a nié, il n'a pas simplement nié, il a même prétendu avoir versé la moitié du capital de l'affaire de Moulay Larbi pour l'achat du matériel, des cuirs et du fil d'or. Le Pacha ne pouvait pas connaître tous les détails de cette histoire. Il n'a accepté aucune des versions des deux adversaires. Un garde du pacha a été chargé de mener l'enquête, mais il s'est contenté de discuter avec les plaideurs. Il leur a réclamé une somme fabuleuse pour le temps qu'il avait perdu, dit-il, à les réconcilier. Ils se sont exécutés. L'affaire a été portée devant le prévôt des marchands. Il les a fait de nouveau accompagner par un de ses gardes qui leur a demandé de lui exposer les faits, mais ils ont refusé. « Seuls les experts de la Corporation peuvent comprendre l'objet du litige », dirent-ils. Les experts ont été réunis. Ils ont discuté jusqu'au soir. Finalement, ils se sont prononcés en faveur d'Abdelkader. Quelle époque !  Il n'y a plus de justice! Ce n'est point de leur faute à ces juges, me diras-t-il. Il est difficile de connaître les tenants et les aboutissants d'une telle affaire. Qu'a t-on à juger les affaires dont on ne connaît pas toutes les données? Je sais, le monde est ainsi fait, il faut des juges et des escrocs pour leur donner du travail. Ce sont toujours les honnêtes gens qui sont sacrifiés.

Mon père intervint :

- Pas toujours! Parfois les juges commettent des erreurs.

   Même juges, ils n'en sont pas moins hommes c'est-à-dire soumis à l'erreur. Dieu seul ne se trompe jamais.

- Il n'y a de puissance qu'en Lui, l'Unique, qui n'a point d'associé, dit ma mère, et elle

ajouta :

- Enfin tout cela nous a bouleversées. Lalla Aicha a pleuré, le soir, elle souffrait de violents maux de tête.

Un silence suivit cette conclusion.

  J'entendais les grains du chapelet qu'égrenaient les longs doigts de mon père. Rahma tapait sur son pain pour savoir s'il était levé. Zineb jouait avec le chat, un chat noir, maladif, que la famille avait adopté pour satisfaire un caprice de leur fille. J'écoutais ce qu'elle lui racontait. Il y était question de le nourrir de miel et de beurre, de gâteaux fourrés, d'amandes et de cuisses de poulets ; le grand bébé aurait un burnous de velours et porterait des turbans de soie.

  Grande niaise! Depuis quand les chats raffolent-ils de miel ? Un chat avec un turban de soie serait la chose la plus ridicule du monde. Une fille aussi bête que Zineb ne peut rien trouver d’amusant dans sa pauvre cervelle. Elle ne savait pas jouer, à mon avis. Elle était donc particulièrement pauvre et méprisable. Moi, j'avais des trésors cachés dans ma Boîte à Merveilles. J'étais seul à les connaître. Je pouvais m'évader de ce monde de contrainte encombré de pachas, de prévôts des marchands, et de gardes vénaux et me réfugier dans mon royaume où tout était  harmonie, chants et musique. J'avais pour compagnons des héros et des princes équitables. Pour entendre raconter leurs nouveaux exploits, je me promettais d'aller écouter Abdallah, l'épicier. Je n’avais d'ailleurs jamais vu Abdallah, mais il tenait une place importante dans mon univers. Toutes les histoires merveilleuses que j’avais  eu l'occasion d'entendre, je les lui attribuais. Pourtant  Abdallah avait existé. Mon père, qui ne parlait pas souvent, consacra une soirée entière à entretenir ma mère d'Abdallah et de ses histoires. Le récit de mon père excita mon imagination, il m’obséda durant toute mon enfance.

 C'était l'hiver, le vent faisait claquer la porte de la terrasse et sifflait dans l'escalier. J'avais la tête posée sur les genoux de mon père. J'écoutais. Il parlait lentement, de sa voix grave.

 Voici son récit:

  « Abdallah connaît nombre d'histoires. Celles qu'il raconte sont rarement amusantes. Elles se terminent brusquement, sans recherche d'effets, sans conclusion apparente.

« Abdallah ressemble étrangement à ses histoires. Il y a de la poésie et du mystère en lui. Il tient boutique à Haffarine, dans cette ruelle si fraîche en été et si peu fréquentée en toute saison.

  « Abdallah vend toutes sortes d'objets poussiéreux, défraîchis, pendus de guingois à des étagères non moins poussiéreuses, non moins défraîchies. Il a peu de clients, mais beaucoup d'amis. Du matin au soir, Abdallah balance son chasse-mouches, assis en tailleur sur une peau de mouton rongée de mites.

 « Il y a très longtemps qu'il s'est installé dans le quartier. Son fonds de commerce consistait en deux grappes de balais de palmier nain, une dizaine de couffins de trois dimensions différentes, un paquet de ficelle et quelques boîtes en fer-blanc qu'on suppose remplies d'épices.

« Depuis, sa barbe a blanchi et les grappes de balais ont bien peu diminué de volume, il y a encore les deux tiers des couffins, quant à la ficelle et aux épices, l'occasion ne s'est point présentée de les entamer.

« Il en a raconté des histoires, Abdallah, depuis son arrivée!

Il ne répète jamais la même et semble inépuisable. Il en raconte aux enfants, aux grandes personnes, aux citadins et aux campagnards, à ceux qui le connaissent comme aux visiteurs d'un jour.

 « Les histoires d'Abdallah durent parfois un quart d'heure et parfois une matinée. Il les raconte sans sourire, au rythme solennel de son chasse-mouches. Il conte sans interruption, sans boire ni se racler la gorge, sans agiter les mains, ni occuper ses doigts.

« Aucune des formules de bénédiction si chères aux conteurs arabes n'émaille son récit. Il raconte d'étranges batailles, de merveilleuses idylles, des voyages passionnants dans les pays féeriques ou simplement la dispute d'un boutiquier avec son voisin, la nuit d'un va-nu-pieds à la belle étoile, le repas d'un mendiant.

   « Les uns l'aiment, les autres le détestent sans le lui dire, mais tous l'écoutent subjugués.

« Abdallah paraît détaché; ni l'amour des uns, ni la haine camouflée des autres ne le tirent de son indifférence. Les amis disent : Abdallah le sage, Abdallah le poète et même Abdallah le voyant. Ses ennemis le qualifient de menteur, d'hypocrite et parfois de sorcier. Qu'est-il donc ?

 « C'est un épicier qui raconte des histoires.

« Un notable particulièrement malveillant avait demandé au chef du quartier d'aller écouter les histoires d'Abdallah parce qu'il y découvrait des allusions et des critiques dirigées contre le Maghzen bien-aimé.

« Un autre, au contraire, affirmait que le Maghzen paie cet épicier sans épices pour abrutir la population et l'empêcher de se mêler des affaires de l'Empire.

« A tout cela, Abdallah répond par des histoires. Le chef du quartier est devenu son auditeur assidu et fait grand cas de son savoir ou de ce qu'il appelle ainsi; Abdallah prétend ne rien savoir, car, dit-il, les vrais savants ne doivent pas raconter d'histoires, mais dire la vérité, la dire et l'écrire.

« Un savant ayant consacré sa vie à une œuvre d'importance prit un jour tous les feuillets de ses livres et les exposa sur le toit de la Kâaba, la maison de Dieu. Un an après, les feuillets étaient encore à leur place, sans trace de pluie, sans atteinte des agents extérieurs. L'encre s'étalait fraîche sur le papier blanc. Il n'imprima son ouvrage qu'après cette suprême épreuve. Il avait mille fois raison : rien ne peut détruire, effacer ou altérer la vérité.

   Et Abdallah ajoutait :

« - Je ne suis pas un Savant, mes histoires entrent par une oreille et sortent par l'autre.

« Est-ce absolument vrai? Est-ce surtout sans exception?

 Assurément non.

« Les histoires d'Abdallah subissent le sort de toutes les histoires que se transmet l'humanité à travers les âges. Ceux-ci en rient, ceux-là en pleurent; ceux-ci sont sensibles à leur forme extérieure, ceux-là savent en interpréter les signes.

« Abdallah raconte une histoire à des enfants. L'un d'eux lui dit:

« - J'en ai lu une bien plus belle dans mon livre de lecture.

« - C'est bien possible, répondit Abdallah; seulement l'histoire que tu as lue se trouve dans un livre. Tous tes camarades possèdent ce livre, et peuvent la lire. Mais celle que je t'ai racon­tée n'est que dans un seul livre, c'est celui-ci... Et il désigna son cœur.

« Abdallah ferme chaque soir sa boutique et part à petits pas.

 Tout le monde dans le quartier ignore son domicile. Il y a bien Si Abdennebi, une mauvaise langue, qui affirme l'avoir vu entrer dans un vulgaire fondouk.

« Lahbib, au contraire, qui l'a suivi, raconte sa curieuse aventure en ces termes :

  «Notre-Seigneur Abdallah est un ami de Dieu. Je l'ai suivi, que Dieu me pardonne, jusqu'à Seffah, sur l'autre rive de l'Oued Fès. Dans une impasse, s'ouvre la porte d'une zaouia de zellijs vertes. Il y entre et,

au bout d'une minute, je l'y suis. Je le cherche en vain. La zaouia était déserte. J'ai poussé un long tekbir et me suis évanoui. Maintenant je n'écoute pas ce que racontent les ignorants, car moi je sais, oui, je sais que les amis de Dieu ont des demeures cachées.

« Lahbib a peut-être raison. Abdennebi, qui était présent, répondit :

  «Lahbib a trop écouté les histoires d'Abdallah, son cerveau en est malade. Allah est le seul savant : les agissements d'Abdallah ne sont pas ceux d'un honnête musulman. L'avez- vous vu jamais faire sa prière? Quitte-t-il sa boutique à l'heure des repas? Respecte-t-il le vendredi? Prononce-t-il jamais une parole pieuse? C'est un corrupteur, un Satan enturbanné, un démon à barbe blanche qui vit dans le mensonge comme un pourceau dans la fange.

« Lahbib, de nature paisible d'ordinaire, rougit d'indignation.

Il s'écria:

« - Faudrait-il donc qu'il te ressemble pour mériter le nom de musulman? Tu fais tes prières, nous en sommes témoins, tu quittes ta boutique aux heures des repas; tu respectes le ven­dredi et tes discours sont fleuris de citations coraniques et de hadiths. Tout cela, nous en sommes témoins. Mais de ta bouche coulent souvent le venin de la médisance, les puanteurs de la calomnie, l'odeur de la mort et d'autres germes de destruction. Tu n'es même pas Satan parce qu'aucune de tes œuvres ne porte le sceau d'une certaine grandeur. Tout au plus, tu es un rat d’égout, mais qui se serait roulé dans de la bonne farine bien blanche.

  Il pense que la farine le rendra pur, alors que son contact suffit à  la souiller.

« Abdennebi bondit pour le frapper; Lahbib, forgeron de son métier, l'attrapa par les poignets et sans s’émouvoir continua son sermon:

« - Vois-tu, les faibles ont toujours recours à la violence. Mes bras manient le fer et ne craignent pas le feu ; aussi, je ne l’emploierai pas à écraser les blattes de ton espèce. Je ne défends pas Abdallah l'épicier, j'essaie simplement d'éclairer ton igno­rance, toi, qui prétends être si savant ! Mais tu as le crâne épais et l’âme momifiée. Tu es un cadavre et je n'aime pas toucher les charognes.

 

 

 

 

« Lahbib flanqua Abdennebi contre le mur et partit. Il jeûna plus d’une semaine pour se purifier de sa colère.

«  Ceci fut raconté à Abdellah. Il resta d’abord silencieux, balançant d’un mouvement solennel son chasse-mouches, puis raconta une histoire ».

 

 

 

 

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