LE SACRIFICE : FREUD, LACAN[1].

 

                                                                                                   Par Carina Basualdo[2].

 

            Ce texte se compose de deux parties, l`une relative à la notion de sacrifice chez Freud, et l`autre consacrée à l`abord de cette même notion selon la théorisation de Lacan.

Notre recherche a pris son point de départ d`une remarque faite par Lacan dans son intervention du 29 mai 1963[3], à propos de la question du traitement freudien du sacrifice. Freud -dit-il- "parle de sacrifice à propos de l`apparition de cet objet excrémentiel", référée à l`oblativité dans la névrose obsessionnelle. Et Lacan ajoute: "Ça doit tout de même bien vouloir dire quelque chose"(p. 315).

 

 

I- LE SACRIFICE FREUDIEN[4].

 

            Vous aurez remarqué l'ambiguïté de ce sub-titre, où nous essayons de présenter les deux voies que nous allons suivre tout au long de cette première partie: non seulement la notion de sacrifice chez Freud, mais aussi la question du sacrifice de Freud. Sans faire référence à tous les textes de Freud dans lesquels j`ai trouvé une mention de ce thème, je présenterai ce qui est apparu avec insistance dans ma lecture.

 

            Le sacrifice chez Freud.

 

            Freud parle très abondamment du sacrifice dans "La morale sexuelle "civilisée" et la maladie nerveuse des temps modernes" (1908)[5]. Tout son argument s`appuie sur l`idée que "notre civilisation est construite sur la répression des pulsions"(p.33), ce qui implique un "renoncement" de la part de chaque individu. Freud fait à ce moment-là une affirmation que nous devrons avoir présente à l` esprit: "Ce renoncement s`est fait progressivement au cours du développement de la civilisation; la religion en a sanctionné les progrès séparés, la part de satisfaction de la pulsion à laquelle on avait renoncé était sacrifiée à la divinité; le bien commun acquis de cette manière était déclaré `sacré`"(Ibidem).

Au cours des pages suivantes, le renoncement pulsionnel est concomitant au refoulement. En effet, la conséquence de cette imposition culturelle sera la maladie psychonévrotique que Freud définira comme celle qui "sait faire échouer le dessein civilisateur et se charge justement du travail des forces mentales réprimées, ennemies de la civilisation"(p.45). Cette sujétion à la culture qui suppose des sacrifices individuels, ne fait rien d`autre qu`augmenter la maladie nerveuse, et de ce fait "la société ne peut enregistrer un gain au prix d`un sacrifice, elle n`enregistre en fait aucun gain"(Ibidem).

C`est à dire que le prix à payer pour le progrès de la civilisation, que la religion a définie comme étant un sacrifice à la divinité et ainsi comme un bien sacré, constitue pour Freud la maladie nerveuse. Il ne s`agit pas pour lui d`aucun bien, d`aucun gain.

            Néanmoins quelques années après, nous trouvons dans "Sur les transpositions des pulsions plus particulièrement dans l`érotisme anal"(1917) une définition de l`excrément comme le "premier cadeau" de l`enfant. "La défécation fournit à l`enfant la première occasion de décider entre l`attitude narcissique et l`attitude d`amour d`objet. Ou bien il cède docilement l`excrément, il le `sacrifie′ à l'amour ou bien il le retient pour la satisfaction auto-érotique..."(p.109-10). Se fait ici, d´une manière implicite, une équivalence entre le don et le sacrifice.

            Une autre idée dans ce texte est ici à souligner. À partir de la reconnaissance du manque de pénis chez la femme, c´est-à-dire à partir de l´inscription de la castration, le pénis sera reconnu comme "quelque chose que l`on peut séparer du corps", et ainsi comme "analogue de l`excrément": "la première pièce de substance corporelle à laquelle ont a dû renoncer"(p.112). Cela signifie que dans le sacrifice-don, en plus de l´amour il y a aussi un renoncement, ce qui suppose l´inscription de la castration. Et tout cela du côté de l´amour d´objet.

            Reprenons le fil des argumentations. Il y a donc chez Freud une équivalence entre sacrifier et renoncer. En ce sens, la définition du sacrifice qui prévaut chez Freud est celle du renoncement pulsionnel. Ce dernier se situe dans le passage du principe du plaisir au principe de réalité, ce qui constitue d`ailleurs l`un des progrès le plus important du développement du moi[6]. Ceci sera lié à ce que Freud appelle "la conquête culturelle" dans Malaise dans la civilisation 1929 [1930][7]. En conséquence, l`oeuvre freudienne met en valeur une corrélation entre les trois notions de sacrifice, de renoncement pulsionnel et de conquête culturelle.

            Dans ce même texte, Freud énumère les deux sacrifices que la culture impose aux hommes: celui de la satisfaction sexuelle causée par le choix d`un objet incestueux, et celui des tendances agressives de la "hostilité primaire"(p.65). Ce qui amène les hommes à un tel renoncement pulsionnel, n'est rien d`autre que "l`angoisse devant la perte de l`amour" (p.81), rajoutons: de l`amour paternel. Freud passe alors en revue l`origine du surmoi et sa relation avec le "sentiment de culpabilité", lequel sentiment "remonte au meurtre du père primitif"(p.90) qui coïncide avec l`origine de la culture. Il en résulte que le sentiment de culpabilité serait la répétition d`un prototype phylogénétique.

 

            C`est dans Totem et tabou que Freud a présenté sous la corrélation sacrifice- renoncement pulsionel-conquête culturelle, le meurtre du père. Cet acte constitue le fait capital des temps de l`origine de l`Humanité, et il en découle pour Freud une conséquence importante: le repas totémique. Le fait que Freud ait soutenu cette hypothèse alors qu`il ne possédait qu`une seule donnée prise chez Robertson Smith concernant une description des anciens sémites au cinquième siècle, nous indique la place fondamentale qu`elle occupe dans son argumentation. Dans une note Freud écrit : "Les objections élevées par plusieurs auteurs (Marillier, Hubert et Mauss, et autres) contre cette théorie du sacrifice ne me sont pas inconnues, mais ne sont pas de nature à modifier en quoi que ce soit mon attitude à l`égard des idées de Robertson Smith"[8].

À quoi doit-on cette défense de l`idée du repas totémique? La raison est que ce rite impose un devoir consistant à reproduire le crime commis sur le père par le sacrifice de l`animal totémique (p. 167). Ainsi, la signification du sacrifice "réside en ce que l`acte même qui avait servi à humilier le père sert maintenant à lui accorder satisfaction pour cette humiliation, tout en perpétuant le souvenir de celle-ci" (p.172).

            Plus tard, lorsque l`animal perd son caractère sacré, le sacrifice devient "un simple hommage rendu à la divinité, un acte de désintéressement et de renonciation en sa faveur"(ibidem.). Pour Freud, ce mouvement historique a des conséquences importantes. Les fils -dit-il- "utilisent les nouvelles conditions pour dégager encore davantage leur responsabilité du crime commis. Ce ne sont plus eux, en effet, qui sont désormais responsables du sacrifice. C'est le dieu même qui l`exige et l`ordonne"(Ibidem.). Freud appelle cela "la négation extrême du grand crime qui a marqué les débuts de la société et la naissance du sentiment de responsabilité"(Ibidem.). En conséquence, c'est avec cette négation fondamentale -qui institue le sacrifice comme un rite ordonné par le dieu- que le sacrifice se constitue à la fois comme un acte réparateur et qui perpétue le souvenir du premier crime de l`histoire de l`Humanité. D`autant plus que le sacrifice est un essai pour empêcher le retour de la menace de la détresse (paternelle).

Le fait que Freud ait soutenu l`idée selon laquelle le repas totémique serait une conséquence directe du parricide primaire, m`amène à proposer l`hypothèse suivante: le repas totémique constitue le paradigme du sacrifice freudien, l`effet direct du premier renoncement pulsionnel[9].

Or, de quoi est-il question dans la version freudienne du sacrifice en tant que repas totémique? Il s´agit, premièrement, de l´amour au père. Le repas totémique est, fondamentalement, la dévoration du père primitif, à travers de laquelle le mouvement psychique est de participer à la substance de la victime sacrée. Dans les mots de Freud: "Dès lors ils parvenaient, dans l´acte de consommer, à l´identification avec lui, tout un chacun s´appropriant une partie de sa force".[10] Le paradoxe est que cette dévoration-par-amour implique, aussi, sa destruction. L´ambivalence par rapport au père est présente dans cette mise en acte sacrificielle, et s´exprime à travers une double présence du père: "Dans la scène sacrificielle se déroulant devant le dieu de la tribu, le père est donc effectivement contenu deux fois, comme dieu et comme animal sacrificiel totémique"[11]. L´attitude d´ambivalence vis-à-vis du père, continue Freud, a trouvé dans la "scène sacrificielle", une "expression plastique".  Nous reviendrons sur ce point.

 

            Dans L`homme Moïse et la religion monothéiste 1934-38 [1939], encore une fois intéressé par les formes de conservation du passé[12], Freud soutiendra une équivalence entre les symptômes névrotiques et les phénomènes religieux, en proposant de voir en ces derniers la conséquence des "processus[13] à contenu sexuel-agressif" qui ont eu lieu dans la vie de l`espèce humaine et "qui ont laissé des conséquences durables"[14]. "J`ai déjà posé ces affirmations il y a un quart de siècle, dans mon livre Totem et tabou (1912)..." Est alors repris le récit du parricide qui finit avec le renoncement des fils à acquérir (chacun) pour soi la position du père. Ce renoncement  donne lieu à l`origine de la morale et du droit: établissement de la loi de la prohibition de l`inceste. Par la suite Freud éclaircisse le motif d`un tel renoncement: l`attente de l`amour du père, en récompense (p.217).

            À partir de l`application aux phénomènes religieux de la méthode psychanalytique qui a déjà ses fruits à propos des phénomènes névrotiques, Freud interprète l`idée religieuse du Dieu unique. Il dira que l`argument religieux contient une vérité qui n`est pas matérielle mais historique. Elle est une vérité dans la mesure où elle héberge le "retour du refoulé" et apparaît comme le "souvenir déformé" (p.231) d`une situation archaïque: celle qui a été reconstitué dans Totem et tabou.

            En essayant d`établir le développement historique de la religion (occidentale), il dira qu`en tant que  la mort sacrificielle du Christ a le caractère d`expiation, ce crime ainsi expiré ne pouvait avoir été qu`un assassinat: celui du père. Mais comme "le crime indicible fut remplacé par l`hypothèse d`un péché originel au fond vague" (p.242), il s`est créé dans la nouvelle religion l`invitation à la répétition sacrificielle comme moyen expiatoire.

            Il semble que ce mouvement soit parallèle au fait que le Fils vienne, dans le christianisme, à la place du Père; ce qui est une tentative qui ne cessera pas d`alimenter le sentiment de culpabilité. La culpabilité sustenta la rénovation de l`acte sacrificiel, à cause du renoncement pulsionnel.

            Or Freud dit du christianisme: "Il n`a pas échappé à la fatalité d`avoir à écarter le Père"(p.243). Le père-tout-amour, la source plus substantielle de la religion que, dans cette tentative de la faire évaporer qui fut Totem et tabou, Freud l`a conservé dans le mythe du parricide, avec lequel Freud a mis en lumière une vérité. Mais, de quelle vérité s`agit-il?

 

 

            Le sacrifice de Freud.

 

            Ernest Jones souligne la mise en série de Totem et tabou  et la Traumdeutung. Ainsi[15], quinze jours après l`apparition du "Totem" (c`est de cette manière que Freud nommait son livre) il rend visite au professeur, le trouvant plongé dans le doute et la peur, et lui demande pour quelle raison l`homme qui avait écrit L`interprétation des rêves peut avoir maintenant ces doutes.  Freud répond à Jones: `A ce moment-là j`exposais le désir de tuer le propre père, et maintenant j`écris la mort effective; il y a après tout une grande distance entre un désir et une action'.

            Réponse curieuse si nous pensons que dans les dernières lignes de Totem et tabou, l`argument sur lequel se base l`idée que l`assassinat du père "a coïncidé au début avec la réalité concrète" s`appuie sur le manque de séparation entre la pensée et l`action, autant dans la névrose que dans le primitif. Ainsi dans la névrose l`idée remplace  l`action, et pour le primitif l`action remplace l`idée. Des lors que "au commencement était l`action"[16].

            Le sujet abordé autant dans la La Traumdeutung que dans Totem et tabou, et qui met les deux livres en série, est le complexe d`Œdipe. Nous savons que le complexe d`Oedipe a été introduit par Freud dans la Traumdeutung à propos des rêves de la mort de personnes aimées[17]. La lettre de Freud à Fliess du 2 novembre 1896[18] qui contient le récit du rêve rapporté à la mort de son propre père, débute avec la description de l`état dans lequel il se trouve: "la mort de mon vieux père m`a profondément affecté". Ensuite, à propos de son travail, il se définit comme "Pégase attelé à une charrue!". Le conflit qui porte la métaphore est patente: ce cheval ailé, qui a participé à tellement des prouesses héroïques, symbole du talent poétique est-il attelé à une charrue: soumis au domaine de l`Autre ? Version sacrificielle devant la mort du père? "Freud se veut-il coupable de la mort de son père", nous dit Lacan dans L`envers de la psychanalyse[19].

            La fatalité d`avoir à écarter le Père, à laquelle le christianisme n`a pas pu échapper, ne serait-elle pas l`obstacle sur quoi Freud se heurte dans le mythe du parricide?[20]. Opération ayant échouée certes, puisque le résultat est le contraire: c'est le père qui se conserve dans la tentative de l`évaporer. Au point qu`on peut lire Freud à la lettre, lorsque`il parle de l`apparition de son "Totem" pour nommer son livre.

            Dans cette sorte de carrefour, Lacan propose la mise en place d`un opérateur structural. L`équivalence du père mort et de la jouissance définira le réel dont il s`agit dans le mythe de Totem et tabou: l`impossible du père réel[21]. Un impossible qui aurait été la cause des théorisations freudiennes,  qui a fait du père une place structurale, et qui aurait amené Freud à se heurter au destin religieux malgré ses tentatives de le dissoudre. Freud disait dans Malaise dans la civilisation:  "La religion elle-même peut ne pas tenir sa promesse. Quand le croyant se voit en définitive contraint d`invoquer les voies insondables de Dieu, il avoue implicitement que, dans sa souffrance, il ne lui reste, en guise de dernières et uniques consolation et joie, qu`à se soumettre sans conditions. Et s`il est prêt à le faire, il aurait pu sans doute s`épargner ce détour"[22].

Il pourrait difficilement s`épargner ce détour si celui-ci tourne autour de l'opérateur structural: l`équivalence père mort-jouissance. De là que l`évènement impliqué dans le récit du parricide, aurait nécessité de soutenir l`idée de la vérité historique que Freud entretient dans Le Moïse. Dans la deuxième Remarque Préliminaire écrite à Londres en 1938, en se référant à cette idée centrale, dit Freud de ce texte: "apparaît à mon sens critique comme une danseuse qui fait des pointes"(p.137)[23]. Je dirais que la danse en question pourrait difficilement s`épargner faire des pointes, quand celles-ci ne sont que l`effet du sujet « en tant qu`il a à pâtir du signifiant »[24], c'est-à-dire la souffrance névrotique[25]: cause matérielle[26]de l`évènement freudien qui est le mythe du parricide. Cause qui entraîne le sujet à remettre le sacrifice à Dieu[27], en mettant un terme  -par cette ruse religieuse- à son accès à la vérité.

 

 

II- LE SACRIFICE CHEZ LACAN[28].

 

            Dans le séminaire de L´Angoisse[29] Lacan fait une première allusion à la problématique du sacrifice. Dans la séance du 29 mai 1963, la référence apparaît en rapport au cas de L´homme aux loups. Il s´agit de situer le rapport de l´angoisse à la castration. Le principe de ce rapport se trouve, selon Lacan, dans la carence de la fonction phallique. Dans le champ du visuel, on remarque qu´une ambiguïté concernant la présence phallique est inhérente à la scène primitive. "L´essentiel de l´effet traumatique de la scène, est justement les formes sous lesquelles lui [le phallus] disparaît, il s´escamote"[30]. C´est là que l´homme aux loups et sa scène de l´arbre sont cités en exemple. L´important ici est la réponse que le sujet donnera à la scène traumatique, c´est à dire une défécation. Lacan dit que Freud parle de l´apparition de l´objet excrémentiel avec une fonction d´oblativité. Et en rapport avec cette fonction, se trouvent les notions de don et de cadeau (entendu ce dernier comme passage à l´acte). Et c´est ici, justement, que la notion de sacrifice apparaît signalée: "Freud parle de sacrifice à propos de l´apparition de cet objet excrémentiel dans le champ, et ça doit tout de même bien vouloir dire quelque chose"[31].

Notons ici l`intérêt de Lacan pour le rapprochement freudien entre le sacrifice et l´objet anal. Mais remarquons premièrement, que Lacan montre aussi comment, chez Freud, le don et le sacrifice se présentent indifférenciés. Dans la séance suivante (le 5 juin 1963), il avancera un premier signalement de différence entre ces deux notions: "... le sacrifice est destiné, non pas du tout à l´offrande ni au don qui se propagent dans un bien autre dimension, mais à la capture de l´Autre, comme tel, dans le réseau du désir"[32].

Il continue en disant que dans l´expérience commune, nous offrons sans cesse "à je ne sais quelle divinité méconnue le sacrifice de quelque petite mutilation que nous nous imposons, valable ou non, au champ de nos désirs"[33]. Il y a quelque chose en rapport à l´objet a comme pôle de notre désir, qui est sous-jacente dans cette opération, où nous disputons avec les Dieux "comme avec des personnes du réel": "Toute la question était de savoir si ces dieux désiraient quelque chose. Le sacrifice, ça consistait à faire comme s´ils désiraient comme nous; donc, "a" a la même structure. Ça ne veut pas dire que ce qu´on leur sacrifie, ils vont le bouffer, ni même que ça puisse leur servir à quelque chose, mais l´important est qu´ils le désirent et, je dirais plus, que ça ne les angoisse pas. (...) Apprivoiser les dieux dans le piège du désir est essentiel, et ne pas éveiller l´angoisse"[34].

Signalons premièrement que dans cette nouvelle définition proposée par Lacan, disparaît la nuance théologique[35] de la définition freudienne qui se détachait de la notion du repas totémique, soutenue par "l´amour au père", au Dieu. Ici le sacrifice apparaît comme une opération qui consiste à "faire comme si" les dieux désiraient comme nous, c´est-à-dire que c`est une opération subjective que consiste en une réponse apaisante à la question du désir de l´Autre.

L´année suivante, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[36], Lacan reviendra sur la question, à la fin de la dernière séance. On trouve là, encore une fois, cette version apaisante devant l´inquiétante question du désir de l´Autre: "... le sacrifice signifie que, dans l´objet de nos désirs, nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre que j´appelle ici le Dieu obscur"[37].

Puis, on lit dans les passages suivants une opposition entre cette opération sacrificielle et ce que je nommerais « l´opération de l´amour » qui "ne peut se poser que dans cet au-delà où, d´abord, il renonce à son objet"[38]. Nous entendons cet énoncé en rapport à la définition paradigmatique de l´amour donnée par Lacan, selon laquelle "l´amour est donner ce qu´on n´a pas...": "Il s´agit du principe même du complexe de castration: pour avoir le phallus, pour pouvoir se servir de lui, est-il nécessaire, justement, ne pas l´être".

            Alors, si dans l´amour on renonce à l´objet (moyennant la castration), dans le sacrifice on soutient l´objet-témoignage du désir de l´Autre. C´est-à-dire qu’avec l´opération sacrificielle, le sujet se propose, fondamentalement, comme ayant une connaissance du désir de l´Autre: l´objet même qui a été rendu dans l`acte sacrificiel.

            Si nous suivons cette hypothèse, nous nous poserons la question du rapport entre le sacrifice et le fantasme. Lacan situe une certaine connaissance impliquée dans la structure et la fonction du  fantasme dans la séance du 8 mai 1963 du séminaire L`Angoisse. Lacan y parle d´une "nécessité structurale": "le rapport du sujet au signifiant nécessite la structuration du désir dans le fantasme". Dans celui-ci, "il y a déjà connaissance", mais il s´agit de savoir sa nature[39]. Lacan donne la réponse suivante: "... le sujet, dès qu´il parle, est déjà dans son corps, par cette parole, impliqué. La racine de la connaissance, c´est cet engagement de son corps"[40]. Le corps ne participe pas totalement mais partiellement. C´est le point central: la fondation du désir "... c´est qu´il y a toujours dans le corps, et du fait même de cet engagement de la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de statufié, quelque chose de, dès lors, inerte, qu´il y a la livre de chair"[41]. Cette question de la livre de chair, inscrite par Shakespeare dans sa pièce Le Marchand de Venise, rappelle à Lacan "cette loi de la dette et du don, [laquelle] ne prend son poids d´aucun élément que nous puissions considérer purement et simplement comme un tiers, au sens d´un tiers extérieur, l´échange de femmes ou des biens, comme le rappelle dans ses Structures élémentaires Lévi-Strauss, ce qui peut être l´enjeu du pacte, ce ne peut être, et ce n´est que cette livre de chair, comme dit le texte du Marchand, `à prélever tout près du corps´"[42]. Par le fait que Shakespeare a attribué au Marchand une condition juive, Lacan dira que c´est précisément la Bible hébraïque qui nous fait sentir cette zone sacrée: "ce côté implacable de la relation à Dieu, cette méchanceté divine par quoi c´est toujours de notre chair que nous devons solder la dette"[43].

            Récapitulons brièvement. À cause de la dialectique signifiante, il y a toujours dans le corps quelque chose de statufié: la livre de chair. A partir de quoi Lacan évoque la loi de la dette et du don. Surgit alors une question : le fait que cette loi soit en rapport à un élément tiers, qui est échangeable  dans l´enjeu,  est-ce quelque chose de différent de cette livre de chair qui viendrait payer la dette vis-à-vis du Dieu implacable? Le paragraphe de Lacan reste ambigu. Reprenons, donc, le fil de notre recherche, et essayons de trouver une réponse ailleurs.

L´idée centrale est d`établir une comparaison entre le sacrifice et le fantasme à partir de l´élément de la connaissance. À propos de la notion du fantasme Lacan a laissé certaines précisions: "... la pulsion divise le sujet et le désir, lequel désir ne se soutient que du rapport qu´il méconnaît, de cette division à un objet qui la cause. Telle est la structure du fantasme"[44].

Si dans le sacrifice le sujet se présente comme connaissant l´objet du désir de l´Autre, nous pourrions avancer une hypothèse en opposition à la définition de la structure fantasmatique. L´opération sacrificielle ne serait-elle pas un essai de connaissance de l´objet ?, une manière de « dire » dans la dimension de l`acte (entre le symbolique et le réel) la perte de l`objet? Autrement dit: si la fondation du sujet chez l´Autre par la voie du signifiant se fait autour d´un reste[45], le sacrifice ne serait-il pas une mise en scène de cette opération? Je crois qu´on pourrait concevoir cette scène comme étant d´un statut autre que celui de la scène fantasmatique. Car avec cette procédure, ce qui est véritablement en train de se perdre, c´est la condition de voile du phallus[46], essentielle pour la mise en marche de sa circulation, c´est-à-dire de son échange. On voit ici la possibilité de concevoir, avec les avancés de Lacan, une séparation entre la logique du don et la logique sacrificielle[47].

            Une fois cette différence située, il est nécessaire de dégager un point où l´opération du sacrifice et la structure du fantasme deviennent comparables. Le sacrifice constituerait un "essai de découpage de l´objet a", en faisant "advenir le reste dans le registre du réel"[48]. Dans cette sorte de faillite du passage au fantasme (visible dans sa dimension de scène), ce qui opère est un "déni à l´égard du manque de l´Autre". La connaissance du désir de l´Autre -à laquelle le sujet se propose comme le porteur- suppose que la cause de son désir (celle du sujet) sera, dès lors, renvoyée à un certain Dieu obscur. La conséquence pour le sujet sera la suivante: "Sa demande est soumise au désir supposé d´un Dieu qu´il faut dès lors séduire"[49].

            La séduction adressée au Père nous renvoie encore une fois aux fils de la horde, réunis une fois le crime accompli, pour fêter le repas totémique. Il est claire que celui-ci n´aurait pas pu se réaliser, sans mettre du côté du Père la jouissance originale, ce qui est strictement équivalent à l´évitement de la castration[50]. Ici, la modalité en jeu de l´évitement de la castration est le propre à l´obsessionnel: une dérobade "en tant que, il est dans la dette de ne pas exister au regard de ce Père non moins mythique qui est celui de Totem et tabou...". Ces avancées sont proposées par Lacan dans la séance du 16 juin 1971[51]. C´est là où il met en rapport cette "édification religieuse", propre à l´obsessionnel, avec la notion de surmoi, dont l´ordre "s’origine de ce père originel, plus que mythique, de cet appel comme tel à la jouissance pure, c´est-à-dire aussi à la non-castration: (...): `Jouis!´". Pour comprendre cet ordre impossible à satisfaire, Lacan nous renvoie à l´Ecclésiaste, dans lequel on peut lire l´ordre: "Jouis avec la femme que tu aimes"[52]. Et c´est à Lacan d´ajouter: "C´est bien le comble du paradoxe, parce que c´est justement de l´aimer que vient l´obstacle". Autrement-dit: c`est à partir de l`amour d`objet que se crée l`obstacle d`obéir à l`ordre de la non-castration. La tension entre l´amour d´objet et l´amour au Père, se fait ici patente.

            L´opération sacrificielle tenterait-elle alors d`éliminer la partie de l´obstacle qui suppose l´amour d´objet, dans la recherche d´une jouissance pure? Il faut souligner que cela se réalise dans la dimension de l´acte, voie qui reste ouverte à la recherche.

Je rappellerai seulement que cet acte sacrificiel consiste à "faire comme si les dieux désiraient comme nous". Cette dimension se trouve en relation à l´idée de Freud du sacrifice comme scène, où l´ambivalence trouve son expression plastique: la double présence du père. C´est-à-dire que dans l´acte sacrificiel la tension amour d´objet/amour au Père s´efface, ce qui apparaît comme une reduplication du Père. Le sacrifiant croit ainsi, être en train de domestiquer l´Autre "dans le piège du désir"[53]. L´effet apaisant renouvellera, aussi paradoxalement, la force de la voix du surmoi. L`acte qui prétend payer une dette est ainsi relancé maintes et maintes fois.  La dite dette étant préalablement définie,  la mise en marche de l´opération sacrificielle la rendra-t-elle impossible à payer.

Paris,  mars 2003.



[1]  Ce texte a été publié dans la Revue Psychologie Clinique, nouvelle série n°15, Paris, L’Harmattan, printemps 2003.

[2]  Psychanalyste, thèse soutenue à Paris VII : « Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Il n’y a pas de rapport épistémologique ». E-mail : carina.basualdo@noos.fr

[3] Lacan, J.; Séminaire 10: "L`Angoisse"(1962-1963), non publié, version multigraphiée Bibliothèque de l`École de la Cause Freudienne.

[4]  Cette première partie correspond à un texte présenté dans la Reunion Lacanoamericana de Psicoanalisis, Rosario (Argentine), juillet 1999.

[5] Dans: Freud, S.; La vie sexuelle, PUF, Paris, 1977.

[6] Freud, S.; Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1981.

[7] Op. cit.

[8] Freud, S.; Totem et Tabou, Payot, Paris, 1970: 161. C`est à dire qu`à ce moment-là Freud connaissait l`article d`Hubert et Mauss à propos du sacrifice qui fait référence dans l`abord anthropologique. Hubert, H. et Mauss, M., « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » en L`Année Sociologique, vol.2, Félix Alcan Editeur, Paris, 1899.

[9] Dans La Pensée Sauvage Lévi-Strauss conçoit le repas totémique comme quelque chose de totalement différent du sacrifice. "Le sacrifice cherche à établir une connexion souhaitée entre deux domaines initialement séparés: (...) son but est d`obtenir qu`une divinité lointaine comble les vœux humains. Il croit y parvenir en reliant d`abord les deux domaines par le moyen d`une victime sacralisée (...), puis en abolissant ce terme connectant: le sacrifice crée ainsi un déficit de contiguïté, et il induit (ou croit induire) (...) le surgissement d`une continuité compensatrice..." (p.270). "Le sacrifice recourt à la comparaison comme moyen d`effacer les différences, et afin d`établir la contiguïté; les repas dits totémiques instaurent la contiguïté, mais seulement en vue de permettre une comparaison, dont le résultat escompté est de confirmer les différences.

"Les deux systèmes s`opposent donc par leur orientation, métonymique dans un cas, métaphorique dans l`autre"(p. 272).

Néanmoins, Freud, en soutenant le repas totémique comme le paradigme du sacrifice, choisit l`orientation métaphorique dans laquelle le totem prend la place du Dieu, parce qu’il a pris auparavant la place du Père. Car, ce que le Totem sépare quand il donne un nom, ne trouverait-il pas au moment sacrificiel sa disparition en cherchant une continuité au moyen de l`incorporation (du père)?. Est-ce qu’avec cette procédure, malgré la contiguïté qui s`établie par un moment, le repas totémique ne retrouverait-il pas la confirmation de la différence que pendant un moment il a cru annuler?. Je pense que c`est cela qui mène Freud à soutenir obstinément l`hypothèse de Robertson Smith: la tournure métaphorique qui est en jeu dans le repas totémique, étant donné que c`est la reproduction du premier acte qui fait la différence: la mort du père.

[10] Freud, S., Totem et tabou, 361.

[11] Op. cit.: 369.

[12] Question qui avait été déjà présente dans "Malaise dans la civilisation".

[13] Au lieu de "processus" on trouve le mot conflicto ("conflit") dans la version espagnole (traduction de Ballesteros, p.3290) que nous avons utilisé originairement.

[14] Dans la traduction de Ballesteros: efectos permanentes ("effets permanents")(p. 3290).

[15] Jones, E.; Vida y obra de Sigmund Freud, Editorial Anagrama, Barcelona,1981, Vol.2:95.

[16] Freud, S.; Totem et tabou, Payot, Paris, 1970: 185.

[17] Lacan, J.; Le désir et son interprétation. Séminaire 1958-1959, Editions de l`Association Freudienne Internationale, publication hors commerce: 325-26.

[18] Freud, S.; "La naissance de la psychanalyse", PUF, Paris, 1956: 151.

[19] Lacan, J., Le Séminaire livre XVII : L`envers de la psychanalyse (1969-1970), Seuil, Paris, 1991 : 141.

[20] C`est ce qui dit Lacan dans Le Séminaire livre XX. Encore(1972-73): "Freud heureusement nous a donné une interprétation nécessaire -qui ne cesse pas de s`écrire, comme je définis le nécessaire- du meurtre du fils, comme fondateur de la religion de la grâce. Il ne l`a pas dit tout à fait comme ça, mais il a bien marqué que ce meurtre était un mode de dénégation qui constitue une forme possible de l`aveu de la vérité.

"C'est ainsi que Freud sauve à nouveaux le Père. En quoi il imite Jésus-Christ. Modestement, sans doute. Il n`y met pas toute la gomme. Mais il y contribue pour sa petite part, comme ce qu`il est, à savoir un bon juif pas tout à fait à la page"(p. 99).

[21] Lacan, J., Le Séminaire livre XVII. L`envers de la psychanalyse (1969-70), Seuil, Paris, 1991: 143.

[22] Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1981 : 31.

[23]  Nous nous sommes particulièrement attardé sur cette expression de Freud dans notre article « Un Moïse réel : la trace freudienne » en Essaim. Revue de Psychanalyse, Numèro 6 : Détours de la transmission, Editions érès, Ramonville Saint-Agne, 2000.

[24] Lacan, J., Le Séminaire. Livre VII. L`éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986 : 172.

20 Lacan, J., « La science et la vérité », Ecrits, Seuil, Paris, 1966 : 872.

[26] Voir à propos de cela: Le Gaufey, Guy, « Père, ne vois-tu pas que je brûles ? », Littoral. Revue de psychanalyse, 11/12 du père, éditions érès, Paris, 1984: 32.

[27] Lacan, J., "La science et la vérité", Ecrits, 1966: 872.

[28]  Cette deuxième partie correspond à un texte présenté dans la Reunion Lacanoamericana de Psicoanalisis, Recife (Brésil), août 2001.

[29] Lacan, J., L´Angoisse. Séminaire 1962-1963, version multigraphiée, Bibliothèque de l`Ecole de la Cause Freudienne. Rappelons que dans ce séminaire Lacan fait référence au texte de Théodore Reik Le Rituel, psychanalyse des rites religieux, Denoël, 1974. Dans le quatrième chapitre Reik parle sur ce que le rituel du shofar rappelle de la dimension sacrificielle propre au monothéisme.

[30] Op. cit : 325.

[31] Op. cit.: 326.

[32] Op. cit.: 344.

[33] Ibidem.

[34] Op.cit.: 344 -345.

[35] Lucien Scubla situe, dans son actuel essaie d´esquisser une théorie générale du sacrifice au champ de l´anthropologie, comme "une construction théologique tardive, l´interprétation traditionnelle du sacrifice comme une offrande à la divinité" (Scubla, L., 1999-2000). Cette interprétation serait soutenue par ce que Scubla appelle la "tendance à expliquer les rites par les croyances qui les accompagnent". Cet essaie de prise de distance à l´égard du "point de vue du natif", propre à l´enjeu structuraliste, est aussi celle appliquée par Lacan sur le dire freudien dans le récit du parricide.

Contrairement à la théorie de Hubert et Mauss qui définit le rite sacrificiel comme un moyen d´approcher les hommes aux dieux, la proposition de Scubla est de le concevoir comme un moyen de produire une séparation. L´hypothèse centrale est que le rituel a un caractère disjonctif ou différenciateur, instauré par la mort de la victime.

[36] Lacan, J., Le Séminaire livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris, 1990.

[37] Op. cit.: 306.

[38] Op. cit.: 307.

[39] Lacan, J. Séminaire L´Angoisse: 275.

[40] Ibidem.

[41] Op. cit.: 276.

[42] Op. cit.: 276-277.

[43] Op. cit.: 277.

[44] Lacan, J., "Du Trieb de Freud", Écrits, Op. cit.: 853.

[45] Lacan, J., Séminaire L´Angoisse, Séance du 22 mai 1963.

[46] "Que le phallus soit un signifiant, impose que ce soit à la place de l´Autre que le sujet y ait accès. Mais ce signifiant n´y étant que voilé et comme raison du désir de l´Autre, c´est ce désir de l´Autre comme tel qu´il est imposé au sujet de reconnaître, c´est-à-dire l´autre en tant qu´il est lui-même sujet divisé de la Spaltung signifiante", Lacan, J., "La signification du phallus", Écrits: 693.                                                                 

[47] La confusion entre le don et l´oblativité, dans laquelle le don reste inclue dedans l´oblativité, ne serait-il pas un mécanisme propre à la névrose?

[48] Covili, A., "El que puede (sabe) esperar no necesita hacer concesiones", inédit., Rosario, 1997.

[49] Lacan, J., "La science et la vérité", Écrits,  Op. cit. :872.

[50] Lacan, J., Séminire D´un discours qui ne serait pas du semblant. Séminaire 1971, Publication hors commerce, document interne à l`Association freudienne Internationale et destiné à ses membres : 173.

[51] Ibidem.

[52] C´est moi qui souligne.

[53] Lacan, J., Op. cit., séance du 5 juin 1963.