1. Il faut partir du nom grec de la cithare : kithara
Le latin l’a emprunté presque tel quel : cithare, prononcé [kitara]. Le ’th’ sert à noter la lettre thêta θ du grec, mais se prononçait en latin simplement [t], commue en français théâtre [téatr].
Au moyen âge, cithara a été adapté en français sous la terme cithare [sitar], l’orthographe respectant la forme latine. C’est un emprunt dit savant, c’est-à-dire fait par des latinistes.
Cithara, par ailleurs, était devenu en latin parlé populaire citéra (évolution conforme à la phonétique latine). MiIle ans plus tard, citera subsistait toujours en français du XVIe siècle sous la ferme citre, un genre de cithare [1]. Citre a ensuite été croisé avec sistre, une sorte de crécelle musicale, d’où Cistre [2] , encore un genre de cithare.
Citéra a aussi donné cetera ou cetra en italien et Zither en allemand : lyre, cithare.
- Appolon tenant une cithare
- Statue en marbre trouvée dans les ruines de la villa de Cassius (2e siècle AD).
D’autre part, sous sa forme cit(h)ara, le mot latin est devenu quitarra en espagnol ancien. En fait, le grec kithara étant lui-même passé en arabe sous la forme qittara [3] ou kitara, le terme espagnol quitarra peut provenir de cette forme arabe ou au moins en avoir subi l’influence.
Au Xllle siècle, quitarra a été emprunté en français : kitaire. Cependant, par la suite, en espagnol même, quitarra s’est transformé en guitarra et sous ce nouvel aspect a été emprunté une fois encore par le français : c’est notre guitare.
Vers la Renaissance, guitare produira un autre nom d’instrument : la
guiterne [4] (autre forme : quinterne), avec un suffixe très obscur.
Conclusion
cithare et guitare sont issus du même mot latin d’origine grecque : cithara, le premier par la voie savante, le second par la voie naturelle, mais via l’Espagne.
2. Étymologie de kithara
On ne le connaît pas avec certitude. Une chose en revanche est sûre : il ne s"agit pas d’un mot indo-européen. Il n’existe à vrai dire aucun nom d’instrument hérité de l’indo-européen. Les envahisseurs indo-européens de la Grèce ayant découvert la musique au contact des populations envahies, en Asie Mineure surtout, on a pu raisonnablement considérer kithara comme emprunt à une langue orientale.
Mais laquelle ? Le persan sih târ (persan moderne sétâr) vient tout de suite à l’esprit. Mais le détail des faits n’est pas clair du tout. Signe en tout cas qu’il s’agit bien d’un emprunt, il a mis du temps à trouver sa forme définitive. Il apparaît en effet pour la première fois, chez Homère, avec un autre suffixe : kitharis.
- Setar
- Setar ou Seh-tar de seh : trois et tar : fil/corde
L’hypothèse me paraît personnellement très solide, à condition d’admettre un emprunt indirect. Sih târ serait ainsi d’abord passé dans une autre langue, à laquelle le grec l’aurait à son tour emprunté. Une ou plusieurs autres langues du reste, car ce genre de mot technique voyage beaucoup (en Inde sih târ est devenu sitar [5]). Des formes chaldéenne et égyptienne, manifestement empruntées mais peu claires elles aussi, feraient de bons intermédiaires entre grec et iranien. On peut également songer à un emprunt fait à un dialecte iranien inconnu.
Cette idée est en fait la seule qui puisse rendre compte du passage de Sih à ki-. En effet, dans le cas d’un emprunt direct, les Grecs auraient entendu et écrit sithara. L’existence au Proche Orient du kinnor [6] (en hébreu), un instrument à cordes, a pu jouer un rôle ici.
Le -a final ne pose aucun problème. Le grec n’admet pas de r en fin de mot, sauf dans de très rares termes archaïques (tels que hépar : le foie, cf. hépatite). Kithar était donc impossible. Le -a final en faisait un mot d’aspect grec, féminin, comme lyra, ’"la lyre" [7], apte à s’intégrer au système grammatical de cette langue.
thar- issu de târ ne pose guère de problème non plus.
Le long du persan est rendu par un bref en grec. Or le grec disposait aussi de la voyelle long. Kithara aurait donc été normal ... s’il s’était agit d’un emprunt direct.
De manière générale, dans beaucoup d’emprunts du grec à l’iranien, le traitement des a montre que rares étaient les emprunts directs à la langue officielle des Perses. En effet, si (Darius) garde son long, dans les exemples suivants, il faut supposer un dialecte ou une autre langue intermédiaire :
: Perse
: nom d’un poids
La consonne -t- appelle elle aussi une remarque. La racine de târ présente parfois en avestique une variante θ à l’initiale. Ce signe note le même son que le th- anglais dans this. Ceci signifie que le t iranien ne se prononçait pas exactement comme le t grec ou le t français (encore aujourd’hui en persan, le t (et le p) se prononcent un peu comme en anglais, de manière nettement plus appuyée qu’en français), et que le grec y a reconnu un son plus proche du th que de t. C’est ce qui est arrivé avec le nom iranien de l’étoile : stara- (setâre en persan). Les juifs , qui ne connaissent qu’un seul t, l’ont entendu . Mais les Grecs ont entendu et noté ce prénom hébreu d’origine iranienne Esther.
Autre exemple d’adaptation d’un terme iranien en grec, par emprunt direct cette fois. : satrape. Le θ y est rendu par un t. Cependant, sur de nombreuses inscriptions, on voit que les Grecs ont beaucoup hésité sur la prononciation exacte de ce t (ainsi que pour le xs- initial). On trouve en effet, xathrapes, xatrapes, exatrapes.
Conclusion
Du point de vue phonétique, sih târ constitue un étymon tout à fait acceptable pour kithara.
3. Étymologie de târ
Târ : "fil, brin, mèche, corde et tar" est un mot nettement d’origine indo-européenne. Il représente l’aboutissement du mot indo-iranien tantram après de longs siècles d’évolution et d’usure phonétique. Indo-iranien veut dire que tantram existait déjà à l’époque où les ancêtres communs des Indiens Arya et les Perses n’étaient pas encore séparés.
Tantram est donc l’ancêtre de târ. Cette transformation peut paraître étrange. Elle est pourtant conforme aux règles de la phonétique historique de l’iranien et à la tendance qu’a cette langue à beaucoup user la structure de ses mots (comme en français, mais à un moindre degré). Exemples avestiques : raodah -> rud "rivière", xsatriya -> chahr "ville".
En sanskrit, tantram signifie "trame, chaîne d’un tissu" et au figuré, ce qui se déroule en s’enchaînant, texte, histoire, d’où enfin, les sens de doctrine, règle. Ce mot est connu mondialement parce qu’il désigne les ouvrages, souvent dialogués, sur la doctrine et les rites du tantrisme, une tendance assez ésotérique de l’hindouisme, née d’une réaction aux interdits pesants du brahmanisme.
4. Étymologie de tantram
Tantram est clairement un dérivé de la racine *TAN-"tendre". Le suffixe -tram sert à fabriquer des noms d’instruments (c’est à dire des noms d’outils, d’objets, etc). On retrouve ce suffixe dans tout le domaine indo-européen. Par exemple, son équivalent exact en grec est -tron :
skép-tron : (ce qui sert à s’appuyer) bâton, sceptre
Seïs-tron : (ce qui sert à secouer) sistre
Plék-tron : (ce qui sert à frapper) plectre
Le sens premier de tantram est donc : "fil tendu de la trame, chaîne d’un tissu". L’iranien a privilégié la notion de de fil, corde et le sanskrit celle de trame (que le persan a conservé d’ailleurs aussi).
Notons au passage, d’une part, que la métaphonie "trame->texte" est très proche du français texte, dérivé du latin texéré "tisser". et d’autre part, que la métonymie "corde -> instrument de musique" ressemble beaucoup au français "les cordes", l’ensemble des instruments à cordes de l’orchestre.
5. La racine *TAN- en indo-européen
TAN- est la forme indo-iranienne de la racine indo-européenne "*TEN-" tendre, qui, comme la plupart des racines indo-européennes, se présente sous trois aspects : *TEN-/ *TON-/ *TN-
Cette racine a été très productive.
Sous la forme *TEN- :
- En latin et français :
- ténéré "tenir", avec ses composés, "détenir, obtenir, contenir, continuer, etc", et ses dérivées "tenaille, tenace, teneur" et "tennis" (déformation anglaise du français "tenez !", impératif souvent employé dans l’ancêtre du jeu).
- tendéré "tendre" et ses composés "attendre, prétendre, entendre, etc", "content"
- tentaré : "tenter", "tentacule"
- ténérum ancien fraçais "tenre" puis "tendre" et "tendresse" (un matériau que l’on peut tendre est un matériau tendre, souple)
- ténuis "mince, fin, ténu" d’où "atténuer, exténuer"
- tenta "tente"
- (*ten-p)-> tempus "le temps" (peut-être
- En allemand : dehnen
- En sanskrit (*ten-s-) -> tans- "secouer"
- En grec
- (*tenyo)-> téïno "tendre" (curieusement remplacé dans le grec moderne par tendono, fabriqué sur le latin tenta "tente")
- ténon "tendon", lui-même fabriqué sur "tendre"
Sous la forme *TN-, donnant TA- en sanskrit et en grec et TEN- en latin :
- en grec et sanskrit tanus "mince", ancien allemand dunni.
- grec : tatos = sanskrit tatas = latin tentus "tendu"
Sous la forme *TON-
- en grec tonos
- 1) tension, effort, intensité
- 2) tendon, corde
- 3) hauteur d’un son, ton (en musique et en linguistique) d’où "atone", "tonique" et "tonus" forme latinisé de tonos
toné "art de filer la note, c’est à dire la prolonger"
- en sanskrit tana "fil, ton"
- en grec tonos
On remarquera que la spécialisation musicale en iranien de la racine TEN- n’est pas isolée. On la retrouve en grec dans tonos, toné, en sanskrit dans tana, "ton" et en latin dans ténor "tenu, continuïté, teneur, sens", avec au moyen âge de nombreux sens musicaux techniques. En italien tenore a signifié "forme, manière", d’où "concert, harmonie", et "voix, la plus harmonieuse, ténor".
Conclusion
la particularité du persan est d’avoir réalisé une spécialisation extrême du mot târ en musique, tout en lui conservant très vivant le sens général de "fil, corde" et surtout tout en ayant préservé le sens étymologique de "trame, chaîne d’un tissu", alors même que le verbe dérivé TAN- "tendre" a disparu depuis longtemps du persan [8].