Amaury Nauroy

EDITO, Le premier des genres, par Amaury Nauroy
suivi de Philippe Jaccottet ou « la nouvelle ère du regard »

Avant-propos

à Philippe Jaccottet


PREMIER TABLEAU

(hommages et études critiques)

Poèmes :

ANNE PERRIER

JEAN-PIERRE LEMAIRE



Sérénade K. 361 « Gran Partita »

Morandi


Critiques :

JEAN ONIMUS
WALTER HELMUT FRITZ
CHRISTINE DUPOUY
OLIVIER BARBARANT
PHILIPPE DELAVEAU
JEAN-LOUIS BACKES



L’instant saisi au vol
Licht, Freude/Lumière, joie
P. Jaccottet : Jeunesse/genèse d’un poète
« Le lièvre des neiges »
P. Jaccottet, Les leçons d’un poète
Traduire en poète ?


Présentation des tableaux anthologiques sur Philippe Jaccottet :

AMAURY NAUROY




Le parti pris de la prose


SECOND TABLEAU

Philippe Jaccottet parle de...


TROISIEME TABLEAU

L'écriture d'une expérience poétique


SECTION TRAVERSES




AMAUR NAUROY

AMAURY NAUROY


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Liste des auteurs

La publicité à défaut de la critique

La main sur l’homme (sur Reiner Kunze)


Il n'y a pas que la littérature
 

JEAN-LOUIS BACKES

     Professeur de littérature comparée à l’Université de Paris-Sorbonne. Il a publié des traductions de Hésiode, Pouchkine, Blok, Nietzsche, Marlowe.


OLIVIER BARBARANT

     Est né en 1966 à Bar-sur-Aube. Il vit et enseigne à Saint-Quentin, en Picardie.

     Œuvres aux éditions Champ Vallon :
Les parquets du ciel (poèmes), 1992
Douze lettres d'amour au soldat inconnu (prose), 1993
Aragon, la mémoire et l'excès (coll. « Champ poétique »), 1997
Odes dérisoires, et quelques autres un peu moins (poèmes) 1998
Temps mort (Journal Imprécis) 1986-1998 (prose), 1999


PHILIPPE DELAVEAU

     Partage son temps entre Paris et la Bretagne, après avoir passé des années en Angleterre. Philippe Jaccottet est l’un des poètes dont les « leçons » l’ont le plus vivement marqué.

     Derniers livres parus :
Infinis brefs avec leurs ombres, Gallimard, 2001.
Petites gloires ordinaires, Gallimard, 1999, recueil de poèmes dédié précisément à Philippe Jaccottet.


CHRISTINE DUPOUY

     Ancienne élève de L’Ecole Normale Supérieure (Sèvres), maître de conférences à l’Université de Metz, titulaire d’un doctorat de Troisième cycle sur René Char (mention très bien) sous la direction de Marie-Claire Bancquart, qui a donné lieu à un livre sur ce poète aux éditions Belfond en 1987.
     Elle a ensuite travaillé à une deuxième thèse Nouveau Régime, toujours avec Marie-Claire Bancquart, avec les félicitations du jury (1995) qui a débouché sur un livre, La question du lieu en poésie, du surréalisme à nos jours et sur une habilitation à diriger des recherches avec Michel Collot à Paris III.
     Nombreux articles sur la poésie moderne et contemporaine.


WALTER HELMUT FRITZ

     Né en 1929 à Karlsruhe, en Allemagne. A étudié la littérature et la philosophie à l’université de Heidelberg. Est membre de l’Académie des Sciences et de littérature de Mayence, de l’Académie Bavaroise des Beaux-arts de Munich, de l’Académie Allemande de Darmstadt pour la Langue et la littérature, et des publications PEN.

     Œuvres depuis 1956 : nouvelles, romans, essais, surtout des poèmes.
Le titre le plus récent est Maskenzug, Gedichte (Cortège de masques, poèmes), Editions Hoffmann et Campe, Hambourg, 2003.

     Disponible en français :
Percer un roc et autres poèmes (anthologie) traduit par Alain Bosquet, Editions de la Différence, 1990.


ANNE-MARIE JACCOTTET

     Née à St-Aubin, Suisse. Etudes de peinture à l’Ecole des Beaux-Arts de Lausanne et à l’académie Julian à Paris. Epouse Philippe Jaccottet en 1953, année où le couple s’installe à Grignan (Drôme) pour n’en plus repartir. Nombreuses expositions personnelles en Suisse et en France, la dernière au Centre culturel suisse de Paris (2001). Ses dessins ou ses aquarelles ont accompagné de nombreux livres de poètes ; outre son mari, Paul de Roux, Anne Perrier, Hélène Péras, Nicolas Cendo et Patrick Guyon.

     Bibliographie :
En pensant aux peintures d’A.M. Jaccottet, P. A. Jourdan, Thierry Bouchard, 1986.
Sur une sculpture et des peintres, Yves Bonnefoy, Plon, 1989.


JEAN-PIERRE LEMAIRE

     Est né en 1948 en Haute-Savoie. Il est professeur de lettres à Paris. Il a reçu le prix Max Jacob en 1985 pour Visitation, le grand prix du Mont Saint-Michel en 1994, et en 1999 le Grand Prix de poésie de l’académie française pour l’ensemble de son œuvre.

     Œuvres :
Les marges du jour, La Dogana, Genève, 1981, épuisé.
L'exode et la nuée suivi de La pierre à voix, Gallimard, 1982.
Visitation, Gallimard, 1985, épuisé.
Le coeur circoncis, Gallimard, 1989.
Le chemin du cap, Gallimard, 1993.
L'annonciade, Gallimard, 1997.
L'intérieur du monde, Cheyne éditeur, 2002.


AMAURY NAUROY

     Est né en 1982 à Vernon, dans l’Eure. Il étudie la littérature française à l’Université de Paris IV Sorbonne. En 2003, il a fondé l’Association des Conservateurs Littéraires et la revue Tra-jectoires dont il est le rédacteur en chef.


JEAN ONIMUS

     Professeur à la faculté de lettres de Nice. A écrit de nombreux livres sur la littérature contemporaine et sur l’art, dont un ouvrage sur Philippe Jaccottet : Philippe Jaccottet, une poétique de l'insaisissable, Champ Vallon, 1982.


ANNE PERRIER

     Est née à Lausanne en 1922 où elle vit actuellement, et où elle a publié une grande partie de ses livres. Bien qu’à l’écart des modes et des houles médiatiques, son œuvre poétique a été saluée par la critique – en premier lieu par Philippe Jaccottet qui a rédigé une préface à ses œuvres – comme l’une des plus exigeantes de son temps. On s’accorde à dire qu’Anne Perrier est l’une des premières voix de la poésie suisse romande contemporaine.

     Œuvres majeures, regroupées dans Oeuvre Poetique (1952-1994), préface de Gérard Bocholier, L’Escampette, 1996.


MONIQUE WILMET

     Enseigne actuellement l’allemand à Paris (en khâgne au lycée Henri IV) après avoir été professeur aux lycées parisiens Fénelon et Saint-louis.



 

      Tous le savent.
      Ni l’incroyable succès du roman ni même l’idolâtrie d’un public toujours plus nombreux pour le théâtre - et sa forme dérivée, le cinéma - ne pourront changer la donne. La poésie est le premier des genres, le principal atlante de l’architecture littéraire, et sans aucun doute, le gardien de sa pureté.
      Tous le savent.
      Tous, ce sont principalement les poètes. Parce qu’au-delà de ce cercle minuscule d’hommes vivant en poésie, celle-ci, peu lue, fait figure de marginale, voire d’exclue.

      Mais nous parlons de la poésie, et non ce ceux qui l’écrivent. Qu’en est-il de ces hommes? Je me souviendrai longtemps du jour où l’un de mes professeurs s’ingénia à comparer le rang social du comédien à celui du poète avant et après le dix-neuvième siècle. « Qui reconnaît aujourd’hui le poète ? » s’écriait-il d’une voix désabusée, tandis que sa lamentation était reprise en écho tout autour de lui par une élite empoussiérée de littérature et de bon goût. Le poète est un incompris, un maudit, un paria, un moins que rien. Pauvre poète ! Voilà qu’un comédien ignare vient lui damer le pion en ce siècle débile.

      Ce jour-là, je n’ai rien dit. Je n’ai pas mémoire d’avoir souri ni même crispé mes lèvres. Qu’aurais-je eu à dire ? La poésie est pour moi si éloignée de la recherche mondaine de reconnaissance que le simple fait qu’on puisse croire qu’un poète français – cela ne se vérifie peut-être pas pour des poètes d’autres cultures – ait jamais occupé le devant de la scène sociale suffit à m’amuser. Bien sûr, vous me direz, il y a eu Hugo et Valéry. Comme il y a toujours des exceptions.

      Et même si, contrairement au comédien, le poète jouit aujourd’hui d’une estime plus méfiante qu’il y a deux siècles, et d’une gloire toute d’estime, que pouvons- nous en tirer de plus fécond qu’une interminable et stérile lamentation ?

      Peut-être un étonnement. Le comédien et le poète, tous deux maîtres de l’inutile, ne sont pas si éloignés. Ce que nous admirons chez l’un, ce qu’on appelle son jeu, sa façon de provoquer une émotion, de lancer un trait au plus profond de nous-mêmes, n’est, il me semble, autre chose que cette justesse d’interprétation ou de traduction qui fait l’être de l’autre. Qui creuse le sillon entre une parole décentrée et le Verbe poétique.

      Relativement proche, au fond, de l’art du comédien, la poésie conserverait donc une place importante dans la littérature et les arts. Mais je ne voudrais pas en déduire ici une futile échelle des genres. Je dirais simplement qu’il est possible de rêver la poésie comme un baume, comme « une goutte d’eau pure pour [la] détresse, sur cette détresse. » (Confidence de Philippe Jaccottet dans ses Remarques à L’Entretien des Muses).

      D’ailleurs, je n’ai pas à me justifier de la création d’une revue de littérature, et principalement de poésie. Avec Tra-jectoires, je veux seulement parler de la littérature que j’aime, peut-être, faire découvrir des écrivains. Rien de plus.

      Par la constitution de dossiers critiques, je souhaite que cette nouvelle revue rende hommage – pour le temps où elle vivra – à quelques belles œuvres françaises contemporaines.

      Celles-ci seront chacune évoquées en trois tableaux qui présenteront successivement :
- des témoignages et/ou impressions de lecture (d’amis, d’écrivains, de professeurs) sur l’œuvre de l’auteur honoré.
- des commentaires que l’auteur lui-même a souhaité écrire sur des œuvres qu’il admire.
- une brève anthologie des œuvres personnelles de l’auteur.

      La considération globale de ce triptyque permettra, je l’espère, d’esquisser la figure de l’écrivain à qui l’on veut rendre hommage.

      A côté de ce dossier : une rubrique secondaire que j’ai appelée Traverses, et où pourront être regroupés des textes de critique littéraire (sur la lecture, l’œuvre, le personnage, la critique elle-même, etc.), des pages sur les littératures française et étrangères, ainsi que des réflexions sur d’autres arts : musique, sculpture, peinture… (Eventuellement, en fin de volume, quelques mots sur de récentes parutions d’ouvrages.)

      Si par ce biais, je parviens parfois à montrer que la littérature contemporaine – dont le dossier traite un cas majeur – se mesure par rapport à son propre passé culturel, et tout un foisonnement de recherches artistiques étrangères qui s’élaborent en parallèle, j’en tirerais quelque joie.

      Avant de vous laisser flâner dans les menues feuillets de Tra-jectoires, il me faut préciser que cette revue ne s’adresse pas en priorité aux spécialistes de littérature dont la précision analytique, la pertinence des raisonnements m’effraient. J’adopte devant ces gens de science l’attitude à la fois respectueuse et terrifiée du dévot. Peut-être parce que je me suis toujours senti – et je ne pense pas que cela change avec l’âge – maladroit quand il faut structurer les vives impressions que me laissent mes lectures. Tra-jectoires est donc adressée à ceux qui aiment la poésie, et dont « son inutilité même est ce qui [la leur] rend parfois si ch[ère]» .

Amaury Nauroy


Remarques : Philippe Jaccottet ou « la nouvelle ère du regard »


      La première fois que je lus Philippe Jaccottet, je le jugeai rapidement, à l’envolée, par l’une de ses notes assassines que j’appose aux poèmes et ouvrages que je lis. Cette fois-ci, un seul mot me suffit : « Banal ».

      Alors que j’étudiais le genre du sonnet avec mes camarades de classe, mon professeur m’en avait remis trois à valeur d’exemples. Je me souviens qu’il y avait un poème élégant de Jodelle, La mort des Amants de Baudelaire, et un autre dépourvu de grands effets poétiques – excepté une attraction quasi magnétique du dernier mot – tiré d’un recueil qui portait le nom d’un oiseau que je n’aurais pu dessiner : L’Effraie. Il s’agissait du poème : « Sois tranquille, cela viendra. »

      Plusieurs mois s’écoulèrent avant que je ne retombe par hasard sur un texte de Jaccottet. Non sur un texte personnel, mais sur une traduction, celle du Testament de Rilke. Il me parut étrange qu’un poète ayant si bien traduit un auteur riche en enseignement, pût livrer à la postérité – mot à l’avenir bien fragile – des poèmes si légers.

      C’est alors que je lus dans la petite collection Poésie/Gallimard l’Air de solitude de Gustave Roud. Bouleversement. Cette prose poétique descriptive entremêlée de réflexions sur l’humanité et la poésie, ce « poème aux confins de la parole et du silence » me toucha sincèrement. Il y avait là quelque chose de si différent des poètes français que j’avais eu le malheur de lire, quelque chose de moins apprêté, de plus proche. Il y avait dans certaines phrases la vérité d’une saison :

      " L’été peut mentir encore à l’adolescent qui n’a pas eu la force de dire oui tout de suite à sa solitude. "

      Les mots de Gustave Roud, qui avaient su me parler directement, surent aussi, en moi, redorer le terne blason de Philippe Jaccottet. Car les deux hommes, bien que de génération décalée, furent liés d’une amitié infrangible, un peu comme le furent autrefois Montaigne et La Boétie. Il suffit de lire leur correspondance – sur laquelle je me précipitais – pour s’émerveiller devant la fulgurance de leur amitié. Lettre après lettre, j’assistais au surgissement de leurs doubles questionnements, j’écoutais les merveilleuses paroles du maître, suivais les tentatives angoissées de l’élève, et mesurais, à travers leurs tâtonnements, les enjeux de leurs esthétiques. Dans ma lecture, je m’émus particulièrement aux lettres des années 1950-60 où le rapport de maître à élève s’inverse, où Philippe Jaccottet, par ses projets, son enthousiasme, et son amitié, vient réconforter son ami, et l’encourager à poursuivre ses travaux d’écriture.

      Il est certain que dans la solitude romande, l’hôte de Grignan a laissé un frère, qu’il admirait, et qui admirait ses propres dons de poète, sa force de travail, sa précision, sa proximité avec la pureté.

*


      Dès lors, il était temps pour moi de lire l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet. J’en lus en quelques semaines la quasi totalité, avec un intérêt nouveau. Ce que j’avais pris il y a quelques mois pour de la banalité devenait lors de cette lecture simplicité. Voyez la beauté nue de ces quelques vers :

      "Quand même je saurais le réseau de mes nerfs
      aussi précaire que la toile d’araignée, […]"


Ou

      "Nous avançons sur des rochers de coquillages,
      sur des socles bâtis de libellules et de sable, […]"


Ou encore

      "Il faut que nous soyons restés bien naïfs
      pour nous croire sauvés par le bleu du ciel
      ou châtiés par l’orage et par la nuit."


      J’avais tant peiné jusqu’alors à établir correctement la différence entre banalité et simplicité. Comprenez-moi. A l’heure où nombre de proses ou poésie contemporaines, se disent – et sont dites – ostensiblement originales soit parce qu’elles déploient des structures extrêmement complexes – mais se pose-t-on la question de leur nécessité littéraire ? – soit qu’elles poudrent leur prose atone de sexe, de violence et de langage à la mode comme les vieilles putains se couvrent de mascaras, à cette heure là, croyez-moi, il est possible d’hésiter. Ne vous imaginez pas que je cherche à vous duper en opérant une simple et brusque conversion. Je ne sais transformer le plomb en or, mais il m’arrive parfois, et ce fut le cas cette fois-ci, de m’éveiller d’un cauchemar qui me faisait prendre l’or pour du plomb.


*


      Mais brisons là cette parenthèse : la banalité ne connaît aucune profondeur. Elle se lit en surface. Creusez, il n’y a rien. Or, je suis venu à Jaccottet par les profondeurs, par les voies de traverses, par toute une littérature souterraine. Par les proses et les vers de Rilke, par la poésie de Roud, par la correspondance de deux amis. J’ai suivi l’une des trajectoires possibles – il y en a d’autres, plus immédiates – qui mènent jusqu’à lui. Et ce que j’avais pris pour de la banalité, pour une évidence, presque une innocence – en quoi était-ce d’ailleurs un gage d’échec ? – est devenu soudain simplicité, ouverture brusque au monde, forme de « pur surgissement », qui est nous le savons pour Hölderlin « énigme ». Pour dire le monde, Jaccottet suit la trajectoire intime qui le mène jusqu’aux choses. Une trajectoire qui est, si l’on veut utiliser le vocabulaire de Rilke, plongée en soi-même. Le poète en quelque sorte pêcheur de perles – encore que l’image de la perle, ronde, brillante, belle, soit trop éloignée, du fait qu’elle sublime un grain minuscule, de la recherche de simplicité et de proximité avec la chose qui est chère à Jaccottet – ce poète donc, après avoir recueilli en lui-même la juste lumière des choses, nous l’offre dans une plus grande pureté.

      Certains verront dans cette minutieuse approche du monde un chemin de philosophe.

      " Voici tout de même La lèpre ; je crois que je ne l’éditerai jamais, et je voudrais que vous l’ayez lue tout de même ; car c’est mon plus grand effort vers la vérité. Il a échoué, mais tant pis. "

      écrit Philippe Jaccottet à Gustave Roud le 2 avril 1946. Cette quête de la vérité dont il parle ne doit pas demeurer chez le poète une simple volonté. Dans la préface de Poésie 1960-1979 d’Anne Perrier, Jaccottet nous met d’ailleurs en garde :

      " […] le choix (ou le don) d’une certaine pureté de regard et de vie, en poésie, ne garantit pas grand chose. Nous n’avons pas à nous soucier de l’auteur ; idéalement nous ne le connaissons pas. Nous avons devant nous que des livres, donc : que des mots. Il faut que le monologue, ou le dialogue, intérieur, le cri de joie, le soupir, la prière, quelque élan que ce soit, et si vrai soit-il, se montre à nous, lecteurs, dans ses mots […] "

      Je ne chercherais pas à prouver combien l’émotion jaillit pure des vers de Jaccottet. Il n’est pas nécessaire d’exhiber sa maîtrise des procédés qui créent l’effet poétique. D’autres, experts en dénoyautage de structure, savent le faire mieux que moi. De plus, je ne souhaite pas que le beau s’explique. Il existe ; à quoi bon chercher à le prouver ? Faisons-en plutôt l’expérience.

      Chez Jaccottet, les vers qui produisent en moi une si pure émotion sont énoncés en toute simplicité. Si l’on écoute le poète, ils sont les fruits d’un ignorant dont la parole propose malgré elle une leçon de poésie – mot que l’expérience, l’hésitation, et le doute doivent faire trembler –. S’il y a leçon chez Jaccottet – nous devrions dire apprentissage du regard, car c’est bien de cela qu’il s’agit – il n’y a pas dogme. La poésie est contraire au dogmatisme. D’autant que chez lui, l’ignorance est première, l’incertitude est à la source (comme le souligne le titre du discours de remerciement qu’il prononça lors de la réception du prix Montaigne), elle n’est pas une fin.

      " Qu’on me le montre celui qui aurait conquis la certitude […] "

      Elle est à différencier en cela de celle dont parle l’auteur des Essais :

      " Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d’en faire bon, ni de m’y tenir moi-même, sans varier quand il me plaît ; et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance. "

      Chez Philippe Jaccottet, l’ignorance n’est pas l’aboutissement d’une philosophie, un constat d’impuissance, le manque de mémoire ou de connaissances, ni l’ultime énoncé, non, elle n’est rien de tout cela. Elle est seulement l’état premier du poète, qui désapprend ce qu’il a appris, et doit se désaffubler de ses références, de ce qui lui est étranger, s’il veut créer une parole, presque impossible, au savoir innocent.

      On pourrait reprendre au compte de Philippe Jaccottet – à ceci près qu’il faudrait peut-être infléchir la religiosité du propos – les beaux mots de Marguerite Yourcenar sur Rainer Maria Rilke, cette voix que l’hôte de Grignan juge presque sienne :

      " […] Il est le seul poète à qui les choses et les êtres aient livré leurs suprêmes secrets, parce qu’il fut le seul à comprendre la nécessité de l’agenouillement. Il ne dispose pas des dons du visionnaire, comme Blake, du nécromant, comme Swedenborg, ou du sorcier, comme le vieux Goethe ; il n’est pas riche de l’étrange magnétisme tellurique qui fait de l’œuvre de Thomas Mann le plus puissant réservoir de forces élémentaires ; il n’a pas même entre les doigts les outils tranchants et recourbés d’un Proust. Du fond de tant de dénuement et de tant de solitude, les privilèges de Rilke, et son mystère lui-même, sont le résultat du respect, de la patience, et de l’attente aux mains jointes. "

      En somme, Jaccottet-poète est un Ignorant qui demeure en éveil et qui, « par [sa] longue attente » a reçu et reçoit ce que Jean-Pierre Lemaire nomme « la confidence de la vie cachée. »


Paris, le 10 juillet 2003

© Association des Conservateurs Littéraires