MARX
,
T.I : UNE PHILOSOPHIE DE LA REALITE,
T.II : UNE PHILOSOPHIE DE L’ECONOMIE
Gallimard 1976, collection blanche, 1991, coll. Tel
Après la rédaction de L’essence
de la manifestation, M.H. n’entendait pas s’en tenir
au renversement de la phénoménologie qu’il venait
d’effectuer. L’enjeu personnel de sa recherche – «
savoir qui j’étais » - impliquait une lecture différente
du champ de l’existence ouvert par sa philosophie de l’immanence.
Cette nouvelle topographie ontologique exigeait que soit modifié
en tout domaine le rapport interne à l’Etre de l’individu
assuré de son ipséité comme adhésion à
soi, passivité principielle ne pouvant être dépassée
que par l’accroissement de soi, ce qui impliquait une nouvelle définition
de l’action, etc. Lorsqu’un hasard universitaire – L’idéologie
allemande au programme de ses agrégatifs – l’a
incité à l’étude approfondie de Marx dont il
n’avait jusque là qu’une connaissance lacunaire, M.H.
a eu le bonheur de découvrir en lui « un des plus grands
penseurs de tous les temps ». Le vrai Marx n’était
pas celui exploité par « le catéchisme primaire »
du communisme. D’où la formule de sa préface qui a
fait scandale à une époque où la puissance des régimes
qui s’en réclamaient semblait assurée avec l’approbation
de toute une partie de l’intelligentsia européenne : «
Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été
faits sur Marx ».
En réalité, M.H., qui a relégué
la polémique dans quelques notes vigoureuses et parfois copieuses
en bas de page, a conçu son étude dans le prolongement direct
de L’essence de la manifestation. C’est à
la lumière de sa propre philosophie de l’immanence, de sa
définition de l’ipséité, de sa réflexion
sur le corps, c'est-à-dire le travail, l’effort, mais aussi
sa défiance des ingérences de l’abstraction, cette
« représentation » dénoncée dans son
grand essai, qu’il saisit l’émergence des thèmes
marxiens et qu’il reconstitue, portant à l’explicite,
grâce à son propre système et utilisant son propre
lexique, leurs présuppositions, leur dimension véritable,
insistant particulièrement sur la conception marxienne de l’individu.
C’est par rigueur intellectuelle en effet que Marx, dont l’interrogation
portait sur la réalité de la vie, a abordé le problème
de la subjectivité corporelle à propos du travail, qu’il
avait lui aussi refusé une philosophie de l’extériorité
et de l’impersonnalité de l’être sous les espèces
du système hégélien tout puissant à son époque.
Pour avoir déjà mis en question exhaustivement ce qu’il
a nommé « monisme ontologique », M.H. se retrouvait
en terrain familier. On ne saurait donc que conseiller en préalable
la (re)lecture des chapitres sur Hegel publiés en appendice de
L’essence de la manifestation. Cette analyse éclaire
la façon dont M.H. a pu saisir la fascination/rétractation
que manifeste le jeune Marx devant la grandiose construction hégélienne
qui n’a cure de cette individualité humaine concrète
- préoccupation permanente, mais occultée par le marxisme,
de la réflexion marxienne qui s’est d’emblée
insurgée contre la dictature de l’universel de Hegel et de
ses disciples - objet dans le tome I d’un supplément d’explications
lumineuses de M.H. Le but était pour lui de restituer le vrai Marx,
de retracer l’unité philosophique de sa pensée, ignorée
de ceux qui, n’ayant pas saisi l’enracinement dans l’ontologie
de ses analyses économiques, ne comprenaient pas non plus la dimension
de ces dernières, retenant d’une pincée de ses écrits
un résumé déformant au service d’un militantisme
révolutionnaire indigent.
L’étude de M.H. se répartit en deux
volumes, rédigés de façon passionnée, de lecture
aisée, d’autant plus que pour éviter à son
lecteur une recherche par renvois aux œuvres diverses de Marx, en
sont données des citations copieuses qui font entendre la voix
de celui-ci. Le premier tome, Une philosophie de la réalité,
se consacre à la genèse des concepts de la pensée
marxienne contre et à partir de l’idéalisme allemand.
Le tome II, Une philosophie de l’économie, analyse,
à la lumière de la vie concrète telle que la conçoit
Marx, son système économique dont le principe unique est
: la valeur est produite exclusivement par le travail vivant. M.H. dévoile
ici l’actualité de celui qui n’est nullement un penseur
du passé. De toute façon ses idées n’ont rien
à voir avec les régimes qui s’en sont réclamés
et qui se sont depuis effondrés. Sa géniale analyse de l’économie
qui s’enracine dans sa conception métaphysique de «
l’individu vivant » est plus que jamais actuelle : il a prophétisé
le destin du capitalisme régnant en notre début de XXIe
siècle, destin inséparable de la praxis subjective de l’individu
que le mouvement même du capitalisme, qui pourtant en dépend,
élimine inexorablement, ce qui signifie que les jours de celui-ci
sont comptés.
Dans le descriptif qui suit, on ne trouvera comme pour les autres ouvrages
que les grands axes de l’analyse, désignés dans l’ordre
du texte. Il ne saurait être question de condenser dans sa totalité
tous les aspects de cette étude majeure, la première de
ce type consacrée à Marx - « un très grand
livre », disait Paul Ricoeur.
MARX : UNE PHILOSOPHIE DE LA REALITE
La théorie des textes :
Cette introduction énergique recense les erreurs majeures de l’interprétation
du vrai Marx. Elle explique également pourquoi cette occultation
a pu s’établir : les textes qui imposent à l’évidence
l’unité et la qualité de sa réflexion n’ont
été publiés qu’en 1932, après la constitution
du marxisme en doctrine officielle, déformante. A cet égard,
la responsabilité d’Engels, l’ami de Marx, est écrasante
: la platitude de ses explications a contribué à la chute
de la pensée marxienne dans le positivisme scientiste. A cela se
sont ajoutés : incompréhension de Riazanov, médiocrité
de Lénine, insistance d’un Durkheim à l’inclure
dans les sciences positives, de même que plus tard Marcuse qui en
a fait un économiste, escamotages d’Althusser et de son école
« sous les couleurs déjà délavées du
structuralisme » etc.
De plus, il n’y a pas de coupure dans l’œuvre de Marx.
M.H. rend à sa pensée son mouvement unitaire en retraçant
l’histoire des concepts marxiens, de leur élaboration théorique
: individu, subjectivité, vie, réalité, histoire,
praxis etc. Il s’agit d’une histoire transcendantale qui interprète
l’être comme production et praxis. Ces concepts ontologiques
n’ont rien à voir avec ceux du marxisme politique. Pour Marx,
formes productives, classes sociales ne sont pas des principes d’explication.
Quant à l’histoire du capitalisme, elle est pour lui celle
du monde. Les régimes communistes qui se sont réclamés
de lui doivent leur échec à leur refus de prendre en compte
les individus vivants. Marx est un philosophe et « un des plus grands
penseurs de l’Occident », c’est dans cette perspective
que seront abordés les deux volets de son œuvre.
I – La critique de l’essence politique
: le manuscrit de 42
Les écrits du jeune Marx attestent sa fascination pour le système
hégélien qui ne s’intéresse qu’à
l’universel, l’Etat, et ses réticences devant son abstraction
ainsi que son indifférence à l’individu lui-même.
Dans le manuscrit de 1842, son premier grand travail théorique,
« texte extraordinaire » (M.H.), il renonce déjà
à la prétention ontologique de l’universalité
idéale. Estimant alors que la réalité est la totalité
politique à laquelle l’individu doit prendre part, il souhaite
établir l’identité de l’universel et du particulier.
Il perçoit qu’en raison de son formalisme Hegel en est incapable
: sa philosophie de l’Etat décrit les lois de l’Idée,
exigeant de l’individu qu’il manifeste l’essence universelle
– un universel qui se perd dans la nuit - ne voyant pas que les
affaires de l’Etat sont les modes concrets de l’existence
humaine. Car d’elle-même la vie individuelle est l’universel,
la réalité de l’Etat repose sur les individus qui
produisent la substance politique – il n’y a pas de développement
de l’Idée.
Marx renverse donc la relation établie par Hegel. La généralité
de l’affaire générale n’existe pas en soi, explique
Marx qui a deviné le caractère immanent de la vie qui contient
en elle sa propre motivation. Il se livre à la critique des
médiations proposées par Hegel pour justifier l’opposition
entre individus particuliers et essence politique : médiation des
« états », assemblées représentatives
des groupes ; corps des fonctionnaires – ce qui suscite l’ironie
de Marx ; majorat – occasion pour Marx d’expliquer
que l’économique n’est pas l’essence et que la
propriété privée ne saurait être « la
synthèse la plus haute de l’Etat » ; l’élection
enfin, c'est-à-dire la représentation politique, alors que
tout individu est membre de l’Etat. N’ayant pas encore mesuré
l’absurdité du concept de « genre » de Feuerbach,
Marx se laisse prendre à son pseudo réalisme qui justifie
l’unité de la société civile et de l’Etat
dans la mesure où l’universel serait constitué par
toutes les possibilités concrètes de l’existence.
II – L’humanisme du jeune Marx
Les manuscrits de 1943 témoignent de la même contradiction
que les précédents : Marx cherche à se dégager
de Hegel tout en restant à l’écoute du contexte philosophique
contemporain secrètement commandé par l’ontologie
de ce dernier et devinant que le concept de « genre » de Feuerbach
n’est qu’une caricature de l’universel hégélien.
C’est ainsi qu’apparaissent dans ces écrits des thèmes
qui appartiennent à l’idéologie allemande mais qui
seront plus tard tenus pour politiquement « marxistes » en
dépit de leur origine purement spéculative : critique de
la religion, naturalisme, travail, construction a priori des concepts
de révolution et de prolétariat, célébration
de la fin de la philosophie.
1 – La critique de la religion :
Elle est empruntée à Feuerbach et surdéterminée
par Bauer : elle réduit la religion à une représentation,
une aliénation de la conscience par elle-même qui, au lieu
de s’apparaître comme son propre fondement met au compte de
Dieu des propriétés humaines, intelligence, amour, sensibilité.
L’anthropologie de Marx se fixe donc ainsi, même si dès
1846 il réfute contre Stirner la thèse de l’autonomie
humaine et ne parle plus que « d’individus vivants »
; plus tard en 1858 il se demande si l’homme s’est vraiment
posé lui-même.
2 – L’humanisme à proprement parler
: identité de l’humanisme et du naturalisme
Naturalisme désigne le rapport de l’homme à la nature
c’est-à-dire pour Feuerbach la relation concrète de
l’homme à l’homme et d’abord à la femme.
Dans ce sous-produit de l’universel hégélien, l’homme
aurait besoin de l’Autre pour s’apercevoir à la lumière
de cet universel, exigence calquée sur la conception hégélienne
de l’intersubjectivité – de la lutte pour la reconnaissance,
laquelle s’effectue en réalité à l’intérieur
de l’individu lui-même. L’homme, pour Feuerbach, serait
simultanément Je et Tu. Sur l’analyse importante de cette
dérivation hégélienne, se reporter à la lumineuse
explication par M.H. (pp. 105-110) de la dialectique des consciences,
fondation transcendantale de l’objectivité comme intersubjectivité.
Quant au concept de travail, il est lui aussi dérivé
de Hegel pour lequel, la conscience étant un processus et toute
objectivité étant objectivation de la conscience, l’être
dans le monde est production, une production qui est l’œuvre
de la conscience, mise en objet. Tel est le sens du travail, une objectivation
qui ouvre le milieu de l’objectivité c’est-à-dire
l’universel. La métaphysique allemande s’empare ainsi
de l’économie, c’est d’ailleurs en 1844 que Marx
entreprend des études en ce domaine. Lié à la conscience,
le travail, ob-jet, est produit du Soi, il est, dit Marx, l’essence
avérée de l’homme qui est le produit de son propre
travail et se contemple dans un monde qu’il a créé.
La pensée est la vérité du travail en tant que contemplation
de soi-même dans de ce qui est autre. C’est cette signification
originaire qui va donner tout son poids à la future problématique
de l’aliénation. L’activité libre, consciente,
est le caractère générique de l’homme et elle
obéit aux lois de l’universel. Le travail humain s’accomplit
comme conscience de soi, si bien que l’aliénation consiste
à prendre à l’homme, au-delà du prix de son
travail, son véritable objet, c’est-à-dire à
le dépouiller du même coup de son propre Soi. D’autre
part l’objet est social puisque vie individuelle et vie générique
ne sont pas différentes. La manifestation sociale de la vie individuelle
n’est pas nécessairement une existence collective : je suis
social parce que je suis en tant qu’homme.
3 – La théorie du prolétariat et la révolution
C’est cette théorie qui a fait du marxisme « une mythologie
extravagante » (M.H.). En 44 Marx veut rompre avec la philosophie
de la conscience. Son problème est celui de la réalisation
de « l’homme générique » intérieurement
libéré par l’athéisme et qui doit s’objectiver
dans le travail non aliéné – situation qui ne correspond
pas du tout à la société allemande contemporaine.
Or Marx conçoit l’hypothèse d’un socialisme
à partir, non de l’état de fait historique, mais à
la lumière de la métaphysique allemande de l’universel
c’est-à-dire d’un schéma dialectique emprunté
à Hegel. Une révolution n’est donc possible que si
son mouvement se donne comme universel et sur le fond de l’opposition.
Cette théorie d’une libération radicale suppose la
suppression d’une aliénation radicale – également
construite a priori - du prolétariat, classe qui aurait
un caractère universel en raison de ses souffrances universelles
c’est-à-dire que la perte complète de l’homme
ne pourrait se reconquérir elle-même que par le regain complet
de l’homme.
C’est donc à la philosophie que Marx demande la condition
du prolétariat, classe qui doit s’universaliser comme négatif
afin d’accomplir la libération universelle – grâce
à un renversement dialectique calqué sur celui de Hegel
: aliénation positive en ce qu’elle définit la structure
de l’être, nécessité d’une aliénation
radicale, l’esprit devant s’abaisser jusqu’à
la nature. Il faut tout perdre pour tout retrouver, c’est la vertu
de la souffrance, du mal etc. Se reporter pp. 138-150 pour l’explication
magistrale de M.H. sur la dialectique, son histoire et la kénose
qui resurgissent dans la spéculation marxienne.
Le concept de révolution possède analogiquement une
vertu magique : c’est le négatif dans sa prétention
à accomplir lui-même l’œuvre de l’être,
avec identité métaphysique de l’être et du néant.
A ce concept de révolution est liée l’idée
de totalité : le Tout, concept idéal à quoi rien
ne correspond dans la réalité matérielle doit être
changé. Et d’ailleurs rien n’est changé puisque
l’action se meut dans l’idéalité.
Telle est la « fin de la philosophie », devenue idéologie.
La politique se substitue à la vie réelle, devient religion,
le complément idéologique du monde vrai. Le concept de révolution,
phantasme de la vie, devient catastrophe rédemptrice, négation
qui donne la vie, genèse mystique du Bien à partir du Mal,
du Tout à partir du rien. La thèse, infirmée par
l’histoire, de la paupérisation progressive du prolétariat
n’est que la formulation concrète du thème métaphysique
de l’aliénation de l’homme. Au prolétariat de
préfigurer la société sans classes en tant qu’auto
négation du particulier comme auto réalisation de l’universel.
III – La réduction des totalités
1 - La mythologie de l’histoire
C’est au prolétariat qu’il incombe, en tant que concept
de classe qui se nie elle-même, d’abolir les autres classes
et de réaliser l’historial de l’universel. La révolution
rend possible l’histoire qui est le parvenir en soi de l’homme.
Le temps de l’histoire est donc le développement de l’aliénation
comme condition de sa réappropriation : la dialectique n’est
en fait qu’une théologie déguisée. Cf. la dernière
philosophie de Schelling, l’idée de l’ironie de Dieu
etc. Dans Les luttes de classe en France 1848-1850, Marx dévoile
l’édification d’une finalité secrète
sous une contre finalité apparente, l’édification
du contraire promis à la destruction, le prolétariat favorisant
les ennemis de ses ennemis etc. L’histoire est le milieu où
s’accomplira la loi de l’être, elle justifie l’existence
du mal en tant qu’elle est une histoire totale.
Mais, dans cette histoire qui obéit au schéma de la kénose,
que deviennent les individus vivants? Marx tombe provisoirement dans l’erreur
hégélienne qu’il avait dénoncée : le
transfert aberrant de la dialectique dans l’histoire.
2 – La théorie transcendantale de l’histoire :
le matérialisme historique
La conception précédente est abandonnée par Marx
dès 1845 au profit de l’idée d’une société
civile générique, telle que la conçoit Feuerbach.
Le « genre » ne se réduit pas à la pensée,
il est amour, essence universelle dit ce dernier. Et c’est peut-être
grâce à Stirner que, dès L’idéologie
allemande, Marx décroche de la philosophie de l’histoire.
Seule existe désormais la relation des individus entre eux. Le
concept de « genre » est lui aussi abandonné, «
l’histoire ne fait rien », elle est celle des individus réels,
elle se définit par son hétérogénéité
à l’idéalité. La vie est la condition de possibilité
de l’histoire, elle ne lui appartient pas. Une mutation conceptuelle
accompagne ce désaveu : l’histoire n’est plus dialectique,
elle n’est plus celle de la vérité, de l’esprit,
du temps. Car la structure de la vie n’est pas celle de l’objectivation
hégélienne qui confond temps et histoire.
Dès lors le premier fait historique est la production de la vie
matérielle. Appartenir à l’histoire signifie pour
la vie être en chaque individu la condition d’une production
et d’une consommation indéfinies qui obéissent au
besoin. La vie originelle ne réside pas dans sa propre compréhension
mais dans le mouvement immanent de l’affectivité et de l’action,
ce qui implique la mise en avant du travail, condition naturelle de l’existence.
Aussi Marx ne définit-il à présent le prolétariat
que par le vécu de sa détresse.
3 – La généalogie des classes
Marx fait jouer alors la notion de classes : celles-ci constituent la
réalité de la société dont l’histoire
s’explique par la lutte de ces classes. Pourquoi parler de classes
et pas d’individus ? Parce que la société est la somme
des rapports entre individus. Car Marx fidèle à son refus
de définir la réalité comme générale
rejette l’idée d’une détermination de l’individu
par celle-ci.
Son argument : une condition personnelle ne cesse pas d’être
personnelle quand elle devient générale. Il ne s’agit
que d’un rapport de similitude. La classe n’est qu’une
représentation, ce concept-clé qui va reparaître dans
toute l’œuvre marxienne. Il y a classe lorsque les conditions
sociales, originellement subjectives mais communes à plusieurs,
deviennent des caractères objectifs. Pareille relation est extrinsèque.
La réalité originelle n’est ni communauté,
ni organisation, ni unité : la classe se réduit aux individus
qui la composent dans leur diversité.
Sans que soit supprimée pour autant sa réalité subjective,
la classe parvient donc à son propre concept, à sa représentation
: la conscience de classe. Celle-ci prend une signification politique
– et peut devenir le pouvoir organisé d’une classe
pour résister à l’oppression d’une autre, prise
de conscience qui se produit quand il y a accélération de
l’histoire. Quoique simple cohérence des individus qui la
composent, en tant qu’hypostase des structures sociales, la classe
peut être pensée indépendamment de ces individus,
sans déterminer pour autant l’activité sociale, elle,
toujours subjective. Marx dit que l’histoire sociale des hommes
n’est jamais que celle de leur développement individuel.
Chaque individu est créateur des relations sociales dans la mesure
où il exerce son activité.
4 - La division du travail
La critique de celle-ci occupe une place centrale dans la réflexion
de Marx et, à défaut d’une thématisation systématique,
elle est révélatrice de sa conception de l’individu
dont la vie immanente est faisceau de forces qui doivent se réaliser.
La division du travail, dit-il, est au fondement des classes sociales
et sa signification est ontologique, non historique. Elle est apparue
avec la séparation du travail matériel et du travail intellectuel,
puis de la production et du commerce, elle culmine dans l’industrialisation.
L’ensemble des structures sociales repose sur elle. Elle confère
sa physionomie propre au prolétariat. Si la suppression des classes
est le but dernier du socialisme, la suppression de la division du travail
est la condition de ce socialisme.
Pourquoi cette division économiquement efficace finit-elle par
être négative ? Parce qu’elle est division de la subjectivité.
Elle morcelle l’individu, le dépossède pour le métamorphoser
en rouage automatique à l’intérieur d’une opération
qu’il ne commande pas. Maladie de la vie, donc, qui s’attaque
à la racine de la force du travail, « assassinat d’un
peuple », dit Marx. Car l’actualisation des pouvoirs de la
vie ne se produit plus dans l’homme mais hors de lui – appauvrissant
sa force productive. L’individu n’est plus le Tout - critique
qui correspond à la revendication d’un développement
intégral de toutes les potentialités de la vie, de leur
actualisation dans un même individu.
IV – La détermination de la réalité
1 – Pratique et théorie
La détermination de la réalité que l’hégélianisme
avait perdue est un thème capital chez Marx dès 1842 où
il disqualifie l’essence du politique comme principiellement étrangère
à la réalité de la société civile.
Il emprunte alors à Feuerbach sa désignation de la réalité
comme pratique – ce qui ne signifie pas alors, on l’a vu,
l’action, mais l’opposition au théorique, à
la représentation. C’est à partir de 1844 que la réalité
chez Marx inclut la société civile, c’est-à-dire
la réalité économique et sociale. Mais quoique séduit
par l’anthropologie de Feuerbach qui a le mérite de reconnaître
le caractère sensible de la réalité, essence qui,
à la différence de la pensée, nous ouvre véritablement
aux choses, Marx critique la confusion de celui-ci qui met sur le même
plan l’étant opaque possesseur de qualités sensibles
et la subjectivité qui, elle, est véritablement sensible
et affective. C’est l’absurdité du matérialisme
de Feuerbach qui toutefois l’aide à rejeter l’idéalisme
hégélien pour lequel la singularité, l’individualité
s’expliquent à partir de l’universalité de la
pensée et dont il faut contester l’opération illusoire
qu’est l’Aufhebung, où la négation
de l’être autre n’est que la signification qu’il
avait d’être autre.
Dès lors Marx fait de la subjectivité transcendantale –
traduction de M.H. - le fondement du « naturalisme » qu’il
partage provisoirement avec Feuerbach. « Tout besoin est subjectif
», trouve-t-on dans L’idéologie allemande.
« Avoir des sens signifie souffrir », « l’homme
est un être passionné », ce qui est concevoir la sensibilité
et l’affectivité comme puissances vivantes se modifiant et
se modalisant sans cesse librement, concrètement. Marx admet même
une histoire commune de la sensibilité et de la nature qui préfigure
les corrélations noético noématiques de Husserl.
Le développement des sens serait tributaire du degré de
développement d’une société, des types d’objet
qu’une culture propose. « Mon objet, dit-il, ne peut être
que la confirmation de mes forces essentielles, il ne peut donc être
pour moi que tel que ma force essentielle est pour soi en tant que faculté
subjective. »
Ce qui oppose ouvertement Marx à Hegel est une contestation sur
la nature de la réalité. Le matérialisme de Feuerbach
lui semble contraire à la philosophie hégélienne
où la pensée crée l’objet, se donne pour le
monde sensible, la réalité, la vie etc. Mais pourquoi critiquer
Hegel? Dans la donation qui constitue l’intuition selon Feuerbach,
l’étant est rendu sensible en tant qu’objet. Or le
processus hégélien d’objectivation ne crée
pas non plus l’étant, il le découvre, c’est
l’objet qu’il crée. C’est l’être
réel et le seul possible qui est l’objet de la pensée.
La critique de Marx et de Feuerbach n’a donc aucune signification
ontologique (cf. pp.298- 310). L’essence de la sensibilité
feuerbachienne est donc la même que l’objectivité hégélienne,
à cela près que chez Hegel il n’y a pas simple réception.
D’ailleurs dans le manuscrit de 44 l’homogénéité
nature-culture hégélienne est secrètement présente.
Marx d’autre part étend le concept de sens, lui faisant désigner
l’ensemble des puissances de la subjectivité : aux cinq sens
s’ajoutent les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté,
amour), le sens humain, bref tout ce qui procède de la nature humaine,
c’est-à-dire que l’objet du sens est le produit comme
dans Hegel de l’objectivation de la conscience, dont l’extension
du concept de sens inclut la totalité des intentionnalités.
Le troisième manuscrit dit que l’hostilité entre la
sensibilité et l’esprit est abstraite. Marx repousse l’objectivation
des formes et des puissances de l’esprit humain. Mais la praxis
sensible, dit M.H., n’est elle aussi que leur objectivation, elle
est la forme de ces forces et la praxis n’est que l’ouverture
du champ de visibilité constitué par cette objectivité.
Et pourtant, dès 42 Marx sait que Hegel a laissé échapper
la réalité qui ne peut être constituée par
l’intuition de Feuerbach. Son exigence :
2 - L’essence originelle de la praxis
Les thèses sur Feuerbach contiennent la réponse à
la question : qu’est-ce que la réalité ? Marx y expose
l’impuissance de la pensée à poser l’étant
dans sa matérialité. La réalité n’est
pas la réalité objective. L’être qui s’oppose
à l’intuition est la pratique, ce qui dessine un horizon
ontologique radicalement nouveau : l’homme réel est pris
dans une totalité préexistante, il est l’homme d’une
histoire et d’une société donnée, conviction
que Marx répète sans pouvoir l’élucider vraiment.
Il veut laisser de côté l’hypothèse feuerbachienne
des rapports sociaux qui falsifie la réalité des individus
vivants, il est d’autre part hostile à l’intuition
où règne le voir. Il indique directement que l’être
originaire se situe dans l’action. Sans thématiser la question
il pose cette hétérogénéité ontologique
structurelle, regarder ou agir. Car l’action, la pratique, n’est
possible qu’en tant qu’elle n’est pas une intuition.
L’action est invisible, parce que, supplée M.H. avec sa phénoménologie
du corps, il n’y a en elle aucun objet, elle est subjective, dépouillée
de toute relation intentionnelle, hors monde. Le concept marxien de l’être
est dès lors la subjectivité, prise dans un sens nouveau.
Il faut toutefois revenir sur la critique par Marx de Hegel. Certes ce
dernier a proposé une interprétation de ce qui est et devient
: nature, histoire, droit, art, religion. Marx quant à lui pose
la question de la pratique, de l’action, impliquant non plus la
reconnaissance des lois de l’être mais les modifications de
celui-ci. « Les philosophes, dit-il, n’ont fait qu’interpréter
le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est
de le transformer ». Hegel pourtant disait : « l’essence
de l’homme, c’est le travail ». C’est à
Hegel que revient d’avoir fait de l’action ce qui donne sa
réalité à la liberté - et non la visée
d’un devoir. Le concept de l’être comme production
domine toute la pensée de Hegel, action qui est étrangère
à l’action de la pensée, comme l’indique sa
critique de « la belle âme » qui se détourne
du monde et refuse la loi de l’être. Renoncer à l’action,
c’est renoncer à la vie.
M.H. fait à ce propos l’analyse éclairante de la Première
philosophie de l’esprit de Hegel que Marx n’a pu connaître.
Hegel y célèbre le primat de la praxis sur la théorie,
la nécessité de l’action. C’est le travail qui
permet à la conscience de s’objectiver. Toutefois l’action
de l’individu n’est pas tout à fait la sienne, c’est
l’autoproduction de l’Etre dans l’objectivité,
thèse reprise dans La phénoménologie de l’esprit.
Car chez Hegel l’action fait voir, sa praxis est théorie.
Si, dans son premier manuscrit et la première partie du troisième,
Marx adopte la conception hégélienne du travail, activité
d’une conscience qui s’objective dans un monde où elle
se retrouve, à la fin de son troisième manuscrit, il comprend
que l’action chez Hegel n’est qu’un voir.
Il va donc produire un concept radicalement immanent de l’action.
Sa problématique de la praxis définit le statut originel
du travail qui constitue à la fois la réalité économique
et le thème central qu’il poursuit jusqu’à sa
mort : Le Capital s’éclaire à partir de cette
recherche de l’essence de la production. La pratique est subjective,
c’est la subjectivité motrice d’un individu concret.
La théorie, elle, ne fait rien, elle n’est qu’hypostase
où se perd la réalité. Marx démontre l’impuissance
de la pensée en tant que pure théorie. Il énonce
dès lors une vérité nouvelle : le pouvoir de révélation
appartient au faire. « C’est dans la pratique, dit-il, qu’il
faut que l’homme prouve la vérité ».
V – Le lieu de l’idéologie
1 – La dimension ontologique de l’irréalité
Il s’agit du concept clé de représentation dont Marx
va soutenir sa définition de l’économie. Ce concept
est ambigu : positif dans l’idéalisme allemand dont Marx
s’éloigne dès 1845 et où il signifie la copie
fiable de l’être. Mais Marx le dessaisit de tout pouvoir ontologique,
l’action réelle n’est pas un voir ni l’objectivation
de soi de l’être, c’est un faire dont l’expérience
est immanente chez les hommes. La représentation de la conscience
reste à la surface des choses et laisse s’échapper
l’intériorité vivante de l’individu. Elle s’oppose
à la réalité en tant que théorie opposée
à la praxis, processus vital de l’action, de la production.
L’idéologie est l’ensemble des représentations
de la conscience humaine, elle est le lieu de l’irréalité.
Avec deux conséquences : ce n’est pas à partir de
sa conscience qu’on peut circonscrire le rôle de l’individu
dans la production économique, comme le croyait le structuralisme
pour éliminer celui-ci ; illusion de l’autonomie du capitalisme
qui s’imagine pouvoir à lui seul engendrer de la valeur,
à quoi s’ajoute l’illusion du droit, de la législation
justicière.
2 – La généalogie des idées et le concept
idéologique de l’idéologie
Marx ne s’en tient pas à une définition négative
de l’idéologie : s’il lui refuse autonomie et consistance,
il reconnaît que la réalité ne s’oppose pas
seulement à la représentation, elle la fonde. Car la raison
n’est pas sa propre loi, la pensée s’enracine dans
la vie. L’origine des idées réside hors du champ idéologique,
dans l’activité des individus. Si bien que l’idéologie
est l’agent du vouloir profond de la vie dont le savoir est subjectivité,
souffrance, inquiétude, appétit, tout cela qui constitue
sa généalogie. Un seul naturant produit les conditions de
production, les classes et les idées. Celles-ci rendent possible
cette généalogie de l’idéologie qui n’est
ni rêve ni délire mais l’exposé au plan de la
raison du principe qui régit toute chose. Absurdité du structuralisme
qui considère l’idéologie comme un tout sans se référer
à sa source. Marx raillait la croyance que l’idéologie
objective détermine les idées d’une époque.
Même s’il est en retrait par rapport à Maine de Biran
qui écrivait quarante ans avant, explique M.H., il a pressenti
que la causalité n’est pas une idée mais l’action
dans son effectuation subjective originelle, le corps. Aussi les catégories
sont-elles arrachées par lui de la sphère de la conscience.
La théorie de la généalogie formule rigoureusement
la relation de la pratique et de la théorie.
3 – L’ordre des catégories et le problème
de la vérité.
L’idéal étant incapable de produire ses propres déterminations,
l’émergence et la légitimation des catégories
viennent de la praxis des individus qui produisent leur vie et se représentent
son processus. Seule la réalité à laquelle se réfèrent
les catégories leur confère leur signification : ainsi du
droit - qui n’est pas un code préétabli comme le croit
Stirner -, de la propriété, du travail, concept sous lequel
peuvent être subsumés tous les travaux humains etc.
La dépendance à l’égard de la praxis vivante
fait que l’histoire n’est que le lieu d’émergence
des structures d’une société, elle ne détermine
pas leur apparition. Car pour Marx l’histoire est le mouvement imprévisible
de la vie, son effectuation qui obéit à la genèse
propre du concret – et ce contre Hegel. Les concepts tels que la
rotation du capital doivent donc être construits par la science
à partir du temps réel (en note, critique d’Althusser
et de Balibar sur ce point, pp 461-466). La catégorie n’est
pas éternelle parce que la pensée n’est rien d’autre
que la représentation de la vie par elle-même. C’est
la praxis qui fonde, et elle seule, la permanence de l’histoire.
T
II MARX : UNE PHILOSOPHIE DE L’ECONOMIE
VI – Les dernières présuppositions
Il s’agit du bilan des principes que Marx n’a pas thématisés
mais qui se dégagent nettement au travers de sa critique de Hegel,
Feuerbach, Stirner. Ce rappel est indispensable car ces principes commandent
directement sa philosophie de l’économie. M.H. les traduit
dans son propre vocabulaire.
1 – L’individu
Le caractère décisif de ce concept a été méconnu
en raison de la surdétermination hégélienne des textes
du jeune Marx qui reprochait toutefois à Hegel de dissocier l’Etat
et la société civile laissée à l’anarchie
(cf. Lois sur les vols de bois, Critique de la philosophie de l’Etat
de Hegel). Dissociation identique chez Feuerbach où la rationalité
de l’Etat s’oppose à l’intérêt de
l’individu. Marx ne reconnaît pas une réalité
universelle supérieure et extérieure aux individus. Ce rejet
marque le déplacement de l’essence, sise désormais
dans une structure monadique - exigence ontologique impliquant la soustraction
de l’homme réel à l’idée d’essence
humaine, à la représentation. Il en va de même pour
le système apparemment contraire de Stirner qui définit
l’individu par la volonté conçue comme prenant le
monde pour sa représentation et devant se l’approprier :
c’est oublier l’impuissance de celui qui veut et se représente
autre chose que la réalité à laquelle il se heurte.
Pour Marx, il n’y a pas de sujet libre comme dans la philosophie
classique, ni d’idéalisation de la volonté. Les individus
ne peuvent vouloir que ce que veut en eux la vie dans ses modalités
concrètes. Quant à l’Etat, il n’existe pas non
plus pour lui, n’étant issu que des conditions d’existence
des individus réels, ce qui lui donne la forme d’une volonté
dominante (erreur à cet égard d’Althusser et de Rancière).
Autre question : l’identification de l’individualité
et de la propriété. Ontologiquement pour Marx l’individu
est ce qui ne peut être séparé de soi, de ses contenus
propres, de son ipséité – dont ne sauraient faire
partie ni la propriété, ni l’argent.
2 – La vie immanente
Dès 1842, Marx a interprété la subjectivité
comme trouvant son essence dans l’immanence – le terme est
de M.H.- La vie est monadique, l’individu lui-même constitue
la totalité. Inutilité donc d’un processus dialectique
– ce que M.H. nomme « monisme ontologique » - pour accéder
au savoir de soi. L’extériorité ne constitue plus
le milieu de l’existence car celle-ci est en l’individu. Marx
l’exprime avec virulence dans sa critique de Stirner, refusant de
démembrer l’individu par une dialectique inopérante
sur le moi. La négativité n’a pas de pouvoir ontologique
fondateur. Elle est illusion étrangère à la réalité
de la vie. Début 45, Marx s’est détourné de
l’interprétation dialectique de l’histoire, de la révolution,
du prolétariat. La possibilité de la vie comme immanence
interdit la définition du prolétariat comme négativité,
la révolution comme idéal de destruction universelle.
3 – La détermination
Marx doit à Feuerbach l’idée que l’essentiel
est dans la vie, non dans la pensée abstraite – et la suggestion
que la vie est immanence, trouvant sa loi en elle-même. Les textes
de Feuerbach ont pesé lourd sur le jeune Marx et cela même
si celui-ci est rapidement tombé dans la spéculation. Marx
en a retenu principalement l’idée de détermination,
c’est-à-dire l’idée que l’être n’est
jamais indéterminé, il existe toujours sous une forme particulière.
Présentes en Marx dès le début, ces convictions sont
réaffirmées par lui avec force, dépassant infiniment
la métaphysique traditionnelle de l’intuition feuerbachienne
: la détermination échappe à la sensibilité,
à la condition espace-temps. Pour Marx, ce qui spécifie
toute réalité, c’est qu’elle est pour elle-même
dans l’expérience immédiate de la praxis. Les déterminations
subjectives de la praxis sont éprouvées comme modalités
d’une seule et même vie, appartenant à un même
flux phénoménologique. C’est le besoin qui veut sa
propre réalisation, le travail la jouissance de soi, car besoin,
activité, jouissance sont les déterminations originelles
de la praxis. Besoin qui est le lieu de toutes les déterminations
de la vie. Il ne signifie pas le manque mais l’exercice d’une
potentialité positive de la vie, l’autoréalisation
de la subjectivité.
VII L’économie comme aliénation
de la vie
1 – L’inversion de la téléologie vitale
Le thème central de l’aliénation désigne chez
Marx la substitution des relations économiques aux relations vivantes
des individus. Dans l’économie marchande, l’échange
des produits du travail humain transforme ceux-ci en marchandises. Il
s’agit d’une double dénaturation : l’objet du
travail devient valeur d’échange, au lieu d’être
valeur d’usage (consommation) ; les relations humaines deviennent
celle de vendeurs et d’acheteurs. La détermination individuelle
de la praxis disparaît, les lois de la subjectivité sont
niées. Marx nomme réification la métamorphose de
la relation sociale en chose étrangère. Toute différence
désormais ne peut être que quantitative, l’évaluation
fait abstraction des déterminations réelles de la vie. L’unité
de l’activité et de la jouissance est rompue, la production
n’est plus une fin mais un moyen.
La substitution de la valeur d’échange à la valeur
d’usage caractérise le capitalisme. Séparée
de la consommation où elle était liée à la
subjectivité, la circulation n’a pour but que l’auto
valorisation de l’argent. La vie devient une médiation pour
l’économie, l’argent est devenu capital dont le mouvement
est sans limite. Aussi le capitalisme est-il la révolution mondiale,
la seule révolution qu’ait connue l’humanité
– car une véritable révolution n’est jamais
politique, dit M.H., le capitalisme se révèle la condition
même de la civilisation, puissance nouvelle qui est révolution
permanente.
La production de la plus-value fait de la tâche du travailleur une
tâche sans borne car le travail produit directement la valeur d’échange
qui devient marchandise assujettie aux lois qui règlent les prix.
L’activité humaine se réduit à une réalité
économique. Cette inversion de la téléologie vitale
est l’acte proto fondateur de l’économie politique.
La vie de l’homme devient selon Marx « une existence abstraite
», l’homme est devenu une marchandise.
2 – Rupture du cycle organique
Il s’agit d’une seconde aliénation, due à la
rupture du rapport originel de la praxis et de la nature dans laquelle
l’homme puise sa subsistance et dont les éléments
ne sont que le prolongement de cette praxis. M.H. explicite à la
lumière de son étude sur Maine de Biran la pensée
de Marx qui a pressenti que l’effort est déploiement subjectif
du corps. Il y a une unité originelle entre la subjectivité
organique et la nature inorganique et cette unité est pouvoir premier
et effectif de l’individu sur l’univers qui l’entoure.
Cette appropriation de la nature comme fonds primitif de consommation
et de production n’est pas le résultat du travail mais sa
présupposition.
L’entrée de la vie dans l’économie brise l’unité
du cercle vital : anéantissement de la condition naturelle de l’homme.
Dissolution de la propriété foncière, expropriation
qui fait de tout homme un travailleur « libre » corvéable
à merci, tout cela est énuméré par Marx, moins
nostalgique du passé que soucieux d’élucider les effets
de la rupture du cycle organique, les conditions objectives du travail
étant désormais étrangères à la force
de travail vivant.
Le capital additionnel qui résulte du sur-travail matérialisé
dans le sur-produit s’accroît d’autant plus que le travail
des machines remplace le travail vivant, la part de capital fixe que représente
l’achat de celles-ci s’accroissant avec le capital , déséquilibrant
la fragile praxis individuelle. Le temps de travail qui correspondait
à celui de la temporalité organique dépend dès
lors des lois du marché et ce tournant décisif dans l’histoire
de l’humanité ébranle les structures intimes de l’être.
Il n’y a plus de collaboration communautaire, le capitalisme, force
objective usurpe toute unité. L’économie provoque
l’aliénation complète de la vie qui a quitté
son lieu naturel.
3 – Le concept d’aliénation dans l’œuvre
économique
Le concept marxien d’aliénation n’a rien à voir
avec celui de Hegel. Il s’agit ici d’une aliénation
réelle, celle de l’ouvrier qui aliène sa vie afin
d’assurer celle-ci, car le travail est subjectif, le capital ne
s’empare pas d’une chose morte mais de la force de la vie,
de son pouvoir d’accroissement qui va être exploité
dans le sur-travail, faisant de l’homme un esclave. Mais la praxis
ne peut ontologiquement s’objectiver. Dans Le Capital l’objectivité
définit une irréalité, substitue à la vie
son équivalent idéal.
VIII – La genèse transcendantale
de l’économie
1 – La possibilité principielle de l’échange
: travail réel et travail abstrait
Philosophie de l’économie, Le Capital s’attache aux
conditions de la science économique à partir du principe
: la théorie repose sur la praxis. La première de ces conditions
concerne la possibilité de l’échange qui suppose l’égalité
des produits. La solution de l’économie consiste à
déterminer cette valeur par la quantité de travail nécessaire
à la production de la marchandise. Solution contestée par
Marx pour lequel « le » travail n’existe pas : il n’y
a qu’une multitude de travaux concrets qualitativement différents
auxquels correspond la diversité des marchandises. Cette hétérogénéité
qualitative contredit l’échange. Un même travail n’est
jamais le même selon les individus dont chacun possède force
et temporalité subjectives. On se trouve donc devant l’aporie
de l’égalité, qui est aussi celle du droit, vu l’inégalité
des conditions subjectives. Et pourtant la subjectivité ne peut
servir de mesure. La quantification du travail échappe à
toute équivalence. « Le droit égal est un droit inégal
pour un travail inégal », dit Marx au nom de son socialisme
idéal : le travail étant un besoin voulu par la vie, la
seule solution serait une société de surabondance permettant
que se réalise l’auto mouvement de cette vie et que, grâce
à l’épanouissement universel des individus, devienne
inutile une impossible justice…
2 – La classification radicale des concepts fondamentaux de
l’économie et la délimitation de son statut
Il y a une différence ontologique entre la valeur d’usage,
fruit du travail réel, et la valeur d’échange créée
par le travail abstrait, hétérogénéité
qui rend possible l’économie marchande : car la praxis ne
s’objective jamais, elle transforme le produit dans la tension intérieure
de la subjectivité organique. C’est l’argent qui est
le représentant de la marchandise, matérialisation d’un
temps de travail à l’origine qualitativement déterminé.
Or les marchandises ne s’échangent que parce qu’elles
représentent des temps de travail égaux. Car le travail
est la source unique de la valeur d’échange et par là
de la richesse qui consiste en valeur d’échange. La matérialité
du produit doit être représentée par l’idéalité
de la valeur et cette opération lui permet de devenir chose sociale.
Le capital n’est qu’une réalité purement économique,
étrangère à toute réalité matérielle.
3 – Procès réel et procès économique
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