MARX ,
T.I : UNE PHILOSOPHIE DE LA REALITE,
T.II : UNE PHILOSOPHIE DE L’ECONOMIE
Gallimard 1976, collection blanche, 1991, coll. Tel

Après la rédaction de L’essence de la manifestation, M.H. n’entendait pas s’en tenir au renversement de la phénoménologie qu’il venait d’effectuer. L’enjeu personnel de sa recherche – « savoir qui j’étais » - impliquait une lecture différente du champ de l’existence ouvert par sa philosophie de l’immanence. Cette nouvelle topographie ontologique exigeait que soit modifié en tout domaine le rapport interne à l’Etre de l’individu assuré de son ipséité comme adhésion à soi, passivité principielle ne pouvant être dépassée que par l’accroissement de soi, ce qui impliquait une nouvelle définition de l’action, etc. Lorsqu’un hasard universitaire – L’idéologie allemande au programme de ses agrégatifs – l’a incité à l’étude approfondie de Marx dont il n’avait jusque là qu’une connaissance lacunaire, M.H. a eu le bonheur de découvrir en lui « un des plus grands penseurs de tous les temps ». Le vrai Marx n’était pas celui exploité par « le catéchisme primaire » du communisme. D’où la formule de sa préface qui a fait scandale à une époque où la puissance des régimes qui s’en réclamaient semblait assurée avec l’approbation de toute une partie de l’intelligentsia européenne : « Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx ».

En réalité, M.H., qui a relégué la polémique dans quelques notes vigoureuses et parfois copieuses en bas de page, a conçu son étude dans le prolongement direct de L’essence de la manifestation. C’est à la lumière de sa propre philosophie de l’immanence, de sa définition de l’ipséité, de sa réflexion sur le corps, c'est-à-dire le travail, l’effort, mais aussi sa défiance des ingérences de l’abstraction, cette « représentation » dénoncée dans son grand essai, qu’il saisit l’émergence des thèmes marxiens et qu’il reconstitue, portant à l’explicite, grâce à son propre système et utilisant son propre lexique, leurs présuppositions, leur dimension véritable, insistant particulièrement sur la conception marxienne de l’individu.

C’est par rigueur intellectuelle en effet que Marx, dont l’interrogation portait sur la réalité de la vie, a abordé le problème de la subjectivité corporelle à propos du travail, qu’il avait lui aussi refusé une philosophie de l’extériorité et de l’impersonnalité de l’être sous les espèces du système hégélien tout puissant à son époque. Pour avoir déjà mis en question exhaustivement ce qu’il a nommé « monisme ontologique », M.H. se retrouvait en terrain familier. On ne saurait donc que conseiller en préalable la (re)lecture des chapitres sur Hegel publiés en appendice de L’essence de la manifestation. Cette analyse éclaire la façon dont M.H. a pu saisir la fascination/rétractation que manifeste le jeune Marx devant la grandiose construction hégélienne qui n’a cure de cette individualité humaine concrète - préoccupation permanente, mais occultée par le marxisme, de la réflexion marxienne qui s’est d’emblée insurgée contre la dictature de l’universel de Hegel et de ses disciples - objet dans le tome I d’un supplément d’explications lumineuses de M.H. Le but était pour lui de restituer le vrai Marx, de retracer l’unité philosophique de sa pensée, ignorée de ceux qui, n’ayant pas saisi l’enracinement dans l’ontologie de ses analyses économiques, ne comprenaient pas non plus la dimension de ces dernières, retenant d’une pincée de ses écrits un résumé déformant au service d’un militantisme révolutionnaire indigent.

L’étude de M.H. se répartit en deux volumes, rédigés de façon passionnée, de lecture aisée, d’autant plus que pour éviter à son lecteur une recherche par renvois aux œuvres diverses de Marx, en sont données des citations copieuses qui font entendre la voix de celui-ci. Le premier tome, Une philosophie de la réalité, se consacre à la genèse des concepts de la pensée marxienne contre et à partir de l’idéalisme allemand. Le tome II, Une philosophie de l’économie, analyse, à la lumière de la vie concrète telle que la conçoit Marx, son système économique dont le principe unique est : la valeur est produite exclusivement par le travail vivant. M.H. dévoile ici l’actualité de celui qui n’est nullement un penseur du passé. De toute façon ses idées n’ont rien à voir avec les régimes qui s’en sont réclamés et qui se sont depuis effondrés. Sa géniale analyse de l’économie qui s’enracine dans sa conception métaphysique de « l’individu vivant » est plus que jamais actuelle : il a prophétisé le destin du capitalisme régnant en notre début de XXIe siècle, destin inséparable de la praxis subjective de l’individu que le mouvement même du capitalisme, qui pourtant en dépend, élimine inexorablement, ce qui signifie que les jours de celui-ci sont comptés.


Dans le descriptif qui suit, on ne trouvera comme pour les autres ouvrages que les grands axes de l’analyse, désignés dans l’ordre du texte. Il ne saurait être question de condenser dans sa totalité tous les aspects de cette étude majeure, la première de ce type consacrée à Marx - « un très grand livre », disait Paul Ricoeur.

MARX : UNE PHILOSOPHIE DE LA REALITE

La théorie des textes :
Cette introduction énergique recense les erreurs majeures de l’interprétation du vrai Marx. Elle explique également pourquoi cette occultation a pu s’établir : les textes qui imposent à l’évidence l’unité et la qualité de sa réflexion n’ont été publiés qu’en 1932, après la constitution du marxisme en doctrine officielle, déformante. A cet égard, la responsabilité d’Engels, l’ami de Marx, est écrasante : la platitude de ses explications a contribué à la chute de la pensée marxienne dans le positivisme scientiste. A cela se sont ajoutés : incompréhension de Riazanov, médiocrité de Lénine, insistance d’un Durkheim à l’inclure dans les sciences positives, de même que plus tard Marcuse qui en a fait un économiste, escamotages d’Althusser et de son école « sous les couleurs déjà délavées du structuralisme » etc.
De plus, il n’y a pas de coupure dans l’œuvre de Marx. M.H. rend à sa pensée son mouvement unitaire en retraçant l’histoire des concepts marxiens, de leur élaboration théorique : individu, subjectivité, vie, réalité, histoire, praxis etc. Il s’agit d’une histoire transcendantale qui interprète l’être comme production et praxis. Ces concepts ontologiques n’ont rien à voir avec ceux du marxisme politique. Pour Marx, formes productives, classes sociales ne sont pas des principes d’explication. Quant à l’histoire du capitalisme, elle est pour lui celle du monde. Les régimes communistes qui se sont réclamés de lui doivent leur échec à leur refus de prendre en compte les individus vivants. Marx est un philosophe et « un des plus grands penseurs de l’Occident », c’est dans cette perspective que seront abordés les deux volets de son œuvre.

I – La critique de l’essence politique : le manuscrit de 42
Les écrits du jeune Marx attestent sa fascination pour le système hégélien qui ne s’intéresse qu’à l’universel, l’Etat, et ses réticences devant son abstraction ainsi que son indifférence à l’individu lui-même. Dans le manuscrit de 1842, son premier grand travail théorique, « texte extraordinaire » (M.H.), il renonce déjà à la prétention ontologique de l’universalité idéale. Estimant alors que la réalité est la totalité politique à laquelle l’individu doit prendre part, il souhaite établir l’identité de l’universel et du particulier. Il perçoit qu’en raison de son formalisme Hegel en est incapable : sa philosophie de l’Etat décrit les lois de l’Idée, exigeant de l’individu qu’il manifeste l’essence universelle – un universel qui se perd dans la nuit - ne voyant pas que les affaires de l’Etat sont les modes concrets de l’existence humaine. Car d’elle-même la vie individuelle est l’universel, la réalité de l’Etat repose sur les individus qui produisent la substance politique – il n’y a pas de développement de l’Idée.
Marx renverse donc la relation établie par Hegel. La généralité de l’affaire générale n’existe pas en soi, explique Marx qui a deviné le caractère immanent de la vie qui contient en elle sa propre motivation. Il se livre à la critique des médiations proposées par Hegel pour justifier l’opposition entre individus particuliers et essence politique : médiation des « états », assemblées représentatives des groupes ; corps des fonctionnaires – ce qui suscite l’ironie de Marx ; majorat – occasion pour Marx d’expliquer que l’économique n’est pas l’essence et que la propriété privée ne saurait être « la synthèse la plus haute de l’Etat » ; l’élection enfin, c'est-à-dire la représentation politique, alors que tout individu est membre de l’Etat. N’ayant pas encore mesuré l’absurdité du concept de « genre » de Feuerbach, Marx se laisse prendre à son pseudo réalisme qui justifie l’unité de la société civile et de l’Etat dans la mesure où l’universel serait constitué par toutes les possibilités concrètes de l’existence.

II – L’humanisme du jeune Marx
Les manuscrits de 1943 témoignent de la même contradiction que les précédents : Marx cherche à se dégager de Hegel tout en restant à l’écoute du contexte philosophique contemporain secrètement commandé par l’ontologie de ce dernier et devinant que le concept de « genre » de Feuerbach n’est qu’une caricature de l’universel hégélien. C’est ainsi qu’apparaissent dans ces écrits des thèmes qui appartiennent à l’idéologie allemande mais qui seront plus tard tenus pour politiquement « marxistes » en dépit de leur origine purement spéculative : critique de la religion, naturalisme, travail, construction a priori des concepts de révolution et de prolétariat, célébration de la fin de la philosophie.
1 – La critique de la religion :
Elle est empruntée à Feuerbach et surdéterminée par Bauer : elle réduit la religion à une représentation, une aliénation de la conscience par elle-même qui, au lieu de s’apparaître comme son propre fondement met au compte de Dieu des propriétés humaines, intelligence, amour, sensibilité. L’anthropologie de Marx se fixe donc ainsi, même si dès 1846 il réfute contre Stirner la thèse de l’autonomie humaine et ne parle plus que « d’individus vivants » ; plus tard en 1858 il se demande si l’homme s’est vraiment posé lui-même.

2 – L’humanisme à proprement parler : identité de l’humanisme et du naturalisme
Naturalisme désigne le rapport de l’homme à la nature c’est-à-dire pour Feuerbach la relation concrète de l’homme à l’homme et d’abord à la femme. Dans ce sous-produit de l’universel hégélien, l’homme aurait besoin de l’Autre pour s’apercevoir à la lumière de cet universel, exigence calquée sur la conception hégélienne de l’intersubjectivité – de la lutte pour la reconnaissance, laquelle s’effectue en réalité à l’intérieur de l’individu lui-même. L’homme, pour Feuerbach, serait simultanément Je et Tu. Sur l’analyse importante de cette dérivation hégélienne, se reporter à la lumineuse explication par M.H. (pp. 105-110) de la dialectique des consciences, fondation transcendantale de l’objectivité comme intersubjectivité.
Quant au concept de travail, il est lui aussi dérivé de Hegel pour lequel, la conscience étant un processus et toute objectivité étant objectivation de la conscience, l’être dans le monde est production, une production qui est l’œuvre de la conscience, mise en objet. Tel est le sens du travail, une objectivation qui ouvre le milieu de l’objectivité c’est-à-dire l’universel. La métaphysique allemande s’empare ainsi de l’économie, c’est d’ailleurs en 1844 que Marx entreprend des études en ce domaine. Lié à la conscience, le travail, ob-jet, est produit du Soi, il est, dit Marx, l’essence avérée de l’homme qui est le produit de son propre travail et se contemple dans un monde qu’il a créé. La pensée est la vérité du travail en tant que contemplation de soi-même dans de ce qui est autre. C’est cette signification originaire qui va donner tout son poids à la future problématique de l’aliénation. L’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme et elle obéit aux lois de l’universel. Le travail humain s’accomplit comme conscience de soi, si bien que l’aliénation consiste à prendre à l’homme, au-delà du prix de son travail, son véritable objet, c’est-à-dire à le dépouiller du même coup de son propre Soi. D’autre part l’objet est social puisque vie individuelle et vie générique ne sont pas différentes. La manifestation sociale de la vie individuelle n’est pas nécessairement une existence collective : je suis social parce que je suis en tant qu’homme.
3 – La théorie du prolétariat et la révolution
C’est cette théorie qui a fait du marxisme « une mythologie extravagante » (M.H.). En 44 Marx veut rompre avec la philosophie de la conscience. Son problème est celui de la réalisation de « l’homme générique » intérieurement libéré par l’athéisme et qui doit s’objectiver dans le travail non aliéné – situation qui ne correspond pas du tout à la société allemande contemporaine. Or Marx conçoit l’hypothèse d’un socialisme à partir, non de l’état de fait historique, mais à la lumière de la métaphysique allemande de l’universel c’est-à-dire d’un schéma dialectique emprunté à Hegel. Une révolution n’est donc possible que si son mouvement se donne comme universel et sur le fond de l’opposition. Cette théorie d’une libération radicale suppose la suppression d’une aliénation radicale – également construite a priori - du prolétariat, classe qui aurait un caractère universel en raison de ses souffrances universelles c’est-à-dire que la perte complète de l’homme ne pourrait se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme.
C’est donc à la philosophie que Marx demande la condition du prolétariat, classe qui doit s’universaliser comme négatif afin d’accomplir la libération universelle – grâce à un renversement dialectique calqué sur celui de Hegel : aliénation positive en ce qu’elle définit la structure de l’être, nécessité d’une aliénation radicale, l’esprit devant s’abaisser jusqu’à la nature. Il faut tout perdre pour tout retrouver, c’est la vertu de la souffrance, du mal etc. Se reporter pp. 138-150 pour l’explication magistrale de M.H. sur la dialectique, son histoire et la kénose qui resurgissent dans la spéculation marxienne.
Le concept de révolution possède analogiquement une vertu magique : c’est le négatif dans sa prétention à accomplir lui-même l’œuvre de l’être, avec identité métaphysique de l’être et du néant. A ce concept de révolution est liée l’idée de totalité : le Tout, concept idéal à quoi rien ne correspond dans la réalité matérielle doit être changé. Et d’ailleurs rien n’est changé puisque l’action se meut dans l’idéalité.
Telle est la « fin de la philosophie », devenue idéologie. La politique se substitue à la vie réelle, devient religion, le complément idéologique du monde vrai. Le concept de révolution, phantasme de la vie, devient catastrophe rédemptrice, négation qui donne la vie, genèse mystique du Bien à partir du Mal, du Tout à partir du rien. La thèse, infirmée par l’histoire, de la paupérisation progressive du prolétariat n’est que la formulation concrète du thème métaphysique de l’aliénation de l’homme. Au prolétariat de préfigurer la société sans classes en tant qu’auto négation du particulier comme auto réalisation de l’universel.

III – La réduction des totalités
1 - La mythologie de l’histoire
C’est au prolétariat qu’il incombe, en tant que concept de classe qui se nie elle-même, d’abolir les autres classes et de réaliser l’historial de l’universel. La révolution rend possible l’histoire qui est le parvenir en soi de l’homme. Le temps de l’histoire est donc le développement de l’aliénation comme condition de sa réappropriation : la dialectique n’est en fait qu’une théologie déguisée. Cf. la dernière philosophie de Schelling, l’idée de l’ironie de Dieu etc. Dans Les luttes de classe en France 1848-1850, Marx dévoile l’édification d’une finalité secrète sous une contre finalité apparente, l’édification du contraire promis à la destruction, le prolétariat favorisant les ennemis de ses ennemis etc. L’histoire est le milieu où s’accomplira la loi de l’être, elle justifie l’existence du mal en tant qu’elle est une histoire totale.
Mais, dans cette histoire qui obéit au schéma de la kénose, que deviennent les individus vivants? Marx tombe provisoirement dans l’erreur hégélienne qu’il avait dénoncée : le transfert aberrant de la dialectique dans l’histoire.
2 – La théorie transcendantale de l’histoire : le matérialisme historique
La conception précédente est abandonnée par Marx dès 1845 au profit de l’idée d’une société civile générique, telle que la conçoit Feuerbach. Le « genre » ne se réduit pas à la pensée, il est amour, essence universelle dit ce dernier. Et c’est peut-être grâce à Stirner que, dès L’idéologie allemande, Marx décroche de la philosophie de l’histoire. Seule existe désormais la relation des individus entre eux. Le concept de « genre » est lui aussi abandonné, « l’histoire ne fait rien », elle est celle des individus réels, elle se définit par son hétérogénéité à l’idéalité. La vie est la condition de possibilité de l’histoire, elle ne lui appartient pas. Une mutation conceptuelle accompagne ce désaveu : l’histoire n’est plus dialectique, elle n’est plus celle de la vérité, de l’esprit, du temps. Car la structure de la vie n’est pas celle de l’objectivation hégélienne qui confond temps et histoire.
Dès lors le premier fait historique est la production de la vie matérielle. Appartenir à l’histoire signifie pour la vie être en chaque individu la condition d’une production et d’une consommation indéfinies qui obéissent au besoin. La vie originelle ne réside pas dans sa propre compréhension mais dans le mouvement immanent de l’affectivité et de l’action, ce qui implique la mise en avant du travail, condition naturelle de l’existence. Aussi Marx ne définit-il à présent le prolétariat que par le vécu de sa détresse.
3 – La généalogie des classes
Marx fait jouer alors la notion de classes : celles-ci constituent la réalité de la société dont l’histoire s’explique par la lutte de ces classes. Pourquoi parler de classes et pas d’individus ? Parce que la société est la somme des rapports entre individus. Car Marx fidèle à son refus de définir la réalité comme générale rejette l’idée d’une détermination de l’individu par celle-ci.
Son argument : une condition personnelle ne cesse pas d’être personnelle quand elle devient générale. Il ne s’agit que d’un rapport de similitude. La classe n’est qu’une représentation, ce concept-clé qui va reparaître dans toute l’œuvre marxienne. Il y a classe lorsque les conditions sociales, originellement subjectives mais communes à plusieurs, deviennent des caractères objectifs. Pareille relation est extrinsèque. La réalité originelle n’est ni communauté, ni organisation, ni unité : la classe se réduit aux individus qui la composent dans leur diversité.
Sans que soit supprimée pour autant sa réalité subjective, la classe parvient donc à son propre concept, à sa représentation : la conscience de classe. Celle-ci prend une signification politique – et peut devenir le pouvoir organisé d’une classe pour résister à l’oppression d’une autre, prise de conscience qui se produit quand il y a accélération de l’histoire. Quoique simple cohérence des individus qui la composent, en tant qu’hypostase des structures sociales, la classe peut être pensée indépendamment de ces individus, sans déterminer pour autant l’activité sociale, elle, toujours subjective. Marx dit que l’histoire sociale des hommes n’est jamais que celle de leur développement individuel. Chaque individu est créateur des relations sociales dans la mesure où il exerce son activité.
4 - La division du travail
La critique de celle-ci occupe une place centrale dans la réflexion de Marx et, à défaut d’une thématisation systématique, elle est révélatrice de sa conception de l’individu dont la vie immanente est faisceau de forces qui doivent se réaliser.
La division du travail, dit-il, est au fondement des classes sociales et sa signification est ontologique, non historique. Elle est apparue avec la séparation du travail matériel et du travail intellectuel, puis de la production et du commerce, elle culmine dans l’industrialisation. L’ensemble des structures sociales repose sur elle. Elle confère sa physionomie propre au prolétariat. Si la suppression des classes est le but dernier du socialisme, la suppression de la division du travail est la condition de ce socialisme.
Pourquoi cette division économiquement efficace finit-elle par être négative ? Parce qu’elle est division de la subjectivité. Elle morcelle l’individu, le dépossède pour le métamorphoser en rouage automatique à l’intérieur d’une opération qu’il ne commande pas. Maladie de la vie, donc, qui s’attaque à la racine de la force du travail, « assassinat d’un peuple », dit Marx. Car l’actualisation des pouvoirs de la vie ne se produit plus dans l’homme mais hors de lui – appauvrissant sa force productive. L’individu n’est plus le Tout - critique qui correspond à la revendication d’un développement intégral de toutes les potentialités de la vie, de leur actualisation dans un même individu.

IV – La détermination de la réalité
1 – Pratique et théorie
La détermination de la réalité que l’hégélianisme avait perdue est un thème capital chez Marx dès 1842 où il disqualifie l’essence du politique comme principiellement étrangère à la réalité de la société civile. Il emprunte alors à Feuerbach sa désignation de la réalité comme pratique – ce qui ne signifie pas alors, on l’a vu, l’action, mais l’opposition au théorique, à la représentation. C’est à partir de 1844 que la réalité chez Marx inclut la société civile, c’est-à-dire la réalité économique et sociale. Mais quoique séduit par l’anthropologie de Feuerbach qui a le mérite de reconnaître le caractère sensible de la réalité, essence qui, à la différence de la pensée, nous ouvre véritablement aux choses, Marx critique la confusion de celui-ci qui met sur le même plan l’étant opaque possesseur de qualités sensibles et la subjectivité qui, elle, est véritablement sensible et affective. C’est l’absurdité du matérialisme de Feuerbach qui toutefois l’aide à rejeter l’idéalisme hégélien pour lequel la singularité, l’individualité s’expliquent à partir de l’universalité de la pensée et dont il faut contester l’opération illusoire qu’est l’Aufhebung, où la négation de l’être autre n’est que la signification qu’il avait d’être autre.
Dès lors Marx fait de la subjectivité transcendantale – traduction de M.H. - le fondement du « naturalisme » qu’il partage provisoirement avec Feuerbach. « Tout besoin est subjectif », trouve-t-on dans L’idéologie allemande. « Avoir des sens signifie souffrir », « l’homme est un être passionné », ce qui est concevoir la sensibilité et l’affectivité comme puissances vivantes se modifiant et se modalisant sans cesse librement, concrètement. Marx admet même une histoire commune de la sensibilité et de la nature qui préfigure les corrélations noético noématiques de Husserl. Le développement des sens serait tributaire du degré de développement d’une société, des types d’objet qu’une culture propose. « Mon objet, dit-il, ne peut être que la confirmation de mes forces essentielles, il ne peut donc être pour moi que tel que ma force essentielle est pour soi en tant que faculté subjective. »
Ce qui oppose ouvertement Marx à Hegel est une contestation sur la nature de la réalité. Le matérialisme de Feuerbach lui semble contraire à la philosophie hégélienne où la pensée crée l’objet, se donne pour le monde sensible, la réalité, la vie etc. Mais pourquoi critiquer Hegel? Dans la donation qui constitue l’intuition selon Feuerbach, l’étant est rendu sensible en tant qu’objet. Or le processus hégélien d’objectivation ne crée pas non plus l’étant, il le découvre, c’est l’objet qu’il crée. C’est l’être réel et le seul possible qui est l’objet de la pensée. La critique de Marx et de Feuerbach n’a donc aucune signification ontologique (cf. pp.298- 310). L’essence de la sensibilité feuerbachienne est donc la même que l’objectivité hégélienne, à cela près que chez Hegel il n’y a pas simple réception. D’ailleurs dans le manuscrit de 44 l’homogénéité nature-culture hégélienne est secrètement présente.
Marx d’autre part étend le concept de sens, lui faisant désigner l’ensemble des puissances de la subjectivité : aux cinq sens s’ajoutent les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour), le sens humain, bref tout ce qui procède de la nature humaine, c’est-à-dire que l’objet du sens est le produit comme dans Hegel de l’objectivation de la conscience, dont l’extension du concept de sens inclut la totalité des intentionnalités. Le troisième manuscrit dit que l’hostilité entre la sensibilité et l’esprit est abstraite. Marx repousse l’objectivation des formes et des puissances de l’esprit humain. Mais la praxis sensible, dit M.H., n’est elle aussi que leur objectivation, elle est la forme de ces forces et la praxis n’est que l’ouverture du champ de visibilité constitué par cette objectivité. Et pourtant, dès 42 Marx sait que Hegel a laissé échapper la réalité qui ne peut être constituée par l’intuition de Feuerbach. Son exigence :
2 - L’essence originelle de la praxis
Les thèses sur Feuerbach contiennent la réponse à la question : qu’est-ce que la réalité ? Marx y expose l’impuissance de la pensée à poser l’étant dans sa matérialité. La réalité n’est pas la réalité objective. L’être qui s’oppose à l’intuition est la pratique, ce qui dessine un horizon ontologique radicalement nouveau : l’homme réel est pris dans une totalité préexistante, il est l’homme d’une histoire et d’une société donnée, conviction que Marx répète sans pouvoir l’élucider vraiment. Il veut laisser de côté l’hypothèse feuerbachienne des rapports sociaux qui falsifie la réalité des individus vivants, il est d’autre part hostile à l’intuition où règne le voir. Il indique directement que l’être originaire se situe dans l’action. Sans thématiser la question il pose cette hétérogénéité ontologique structurelle, regarder ou agir. Car l’action, la pratique, n’est possible qu’en tant qu’elle n’est pas une intuition. L’action est invisible, parce que, supplée M.H. avec sa phénoménologie du corps, il n’y a en elle aucun objet, elle est subjective, dépouillée de toute relation intentionnelle, hors monde. Le concept marxien de l’être est dès lors la subjectivité, prise dans un sens nouveau.
Il faut toutefois revenir sur la critique par Marx de Hegel. Certes ce dernier a proposé une interprétation de ce qui est et devient : nature, histoire, droit, art, religion. Marx quant à lui pose la question de la pratique, de l’action, impliquant non plus la reconnaissance des lois de l’être mais les modifications de celui-ci. « Les philosophes, dit-il, n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer ». Hegel pourtant disait : « l’essence de l’homme, c’est le travail ». C’est à Hegel que revient d’avoir fait de l’action ce qui donne sa réalité à la liberté - et non la visée d’un devoir. Le concept de l’être comme production domine toute la pensée de Hegel, action qui est étrangère à l’action de la pensée, comme l’indique sa critique de « la belle âme » qui se détourne du monde et refuse la loi de l’être. Renoncer à l’action, c’est renoncer à la vie.
M.H. fait à ce propos l’analyse éclairante de la Première philosophie de l’esprit de Hegel que Marx n’a pu connaître. Hegel y célèbre le primat de la praxis sur la théorie, la nécessité de l’action. C’est le travail qui permet à la conscience de s’objectiver. Toutefois l’action de l’individu n’est pas tout à fait la sienne, c’est l’autoproduction de l’Etre dans l’objectivité, thèse reprise dans La phénoménologie de l’esprit. Car chez Hegel l’action fait voir, sa praxis est théorie. Si, dans son premier manuscrit et la première partie du troisième, Marx adopte la conception hégélienne du travail, activité d’une conscience qui s’objective dans un monde où elle se retrouve, à la fin de son troisième manuscrit, il comprend que l’action chez Hegel n’est qu’un voir.
Il va donc produire un concept radicalement immanent de l’action. Sa problématique de la praxis définit le statut originel du travail qui constitue à la fois la réalité économique et le thème central qu’il poursuit jusqu’à sa mort : Le Capital s’éclaire à partir de cette recherche de l’essence de la production. La pratique est subjective, c’est la subjectivité motrice d’un individu concret. La théorie, elle, ne fait rien, elle n’est qu’hypostase où se perd la réalité. Marx démontre l’impuissance de la pensée en tant que pure théorie. Il énonce dès lors une vérité nouvelle : le pouvoir de révélation appartient au faire. « C’est dans la pratique, dit-il, qu’il faut que l’homme prouve la vérité ».

V – Le lieu de l’idéologie
1 – La dimension ontologique de l’irréalité
Il s’agit du concept clé de représentation dont Marx va soutenir sa définition de l’économie. Ce concept est ambigu : positif dans l’idéalisme allemand dont Marx s’éloigne dès 1845 et où il signifie la copie fiable de l’être. Mais Marx le dessaisit de tout pouvoir ontologique, l’action réelle n’est pas un voir ni l’objectivation de soi de l’être, c’est un faire dont l’expérience est immanente chez les hommes. La représentation de la conscience reste à la surface des choses et laisse s’échapper l’intériorité vivante de l’individu. Elle s’oppose à la réalité en tant que théorie opposée à la praxis, processus vital de l’action, de la production. L’idéologie est l’ensemble des représentations de la conscience humaine, elle est le lieu de l’irréalité. Avec deux conséquences : ce n’est pas à partir de sa conscience qu’on peut circonscrire le rôle de l’individu dans la production économique, comme le croyait le structuralisme pour éliminer celui-ci ; illusion de l’autonomie du capitalisme qui s’imagine pouvoir à lui seul engendrer de la valeur, à quoi s’ajoute l’illusion du droit, de la législation justicière.
2 – La généalogie des idées et le concept idéologique de l’idéologie
Marx ne s’en tient pas à une définition négative de l’idéologie : s’il lui refuse autonomie et consistance, il reconnaît que la réalité ne s’oppose pas seulement à la représentation, elle la fonde. Car la raison n’est pas sa propre loi, la pensée s’enracine dans la vie. L’origine des idées réside hors du champ idéologique, dans l’activité des individus. Si bien que l’idéologie est l’agent du vouloir profond de la vie dont le savoir est subjectivité, souffrance, inquiétude, appétit, tout cela qui constitue sa généalogie. Un seul naturant produit les conditions de production, les classes et les idées. Celles-ci rendent possible cette généalogie de l’idéologie qui n’est ni rêve ni délire mais l’exposé au plan de la raison du principe qui régit toute chose. Absurdité du structuralisme qui considère l’idéologie comme un tout sans se référer à sa source. Marx raillait la croyance que l’idéologie objective détermine les idées d’une époque. Même s’il est en retrait par rapport à Maine de Biran qui écrivait quarante ans avant, explique M.H., il a pressenti que la causalité n’est pas une idée mais l’action dans son effectuation subjective originelle, le corps. Aussi les catégories sont-elles arrachées par lui de la sphère de la conscience. La théorie de la généalogie formule rigoureusement la relation de la pratique et de la théorie.
3 – L’ordre des catégories et le problème de la vérité.
L’idéal étant incapable de produire ses propres déterminations, l’émergence et la légitimation des catégories viennent de la praxis des individus qui produisent leur vie et se représentent son processus. Seule la réalité à laquelle se réfèrent les catégories leur confère leur signification : ainsi du droit - qui n’est pas un code préétabli comme le croit Stirner -, de la propriété, du travail, concept sous lequel peuvent être subsumés tous les travaux humains etc.
La dépendance à l’égard de la praxis vivante fait que l’histoire n’est que le lieu d’émergence des structures d’une société, elle ne détermine pas leur apparition. Car pour Marx l’histoire est le mouvement imprévisible de la vie, son effectuation qui obéit à la genèse propre du concret – et ce contre Hegel. Les concepts tels que la rotation du capital doivent donc être construits par la science à partir du temps réel (en note, critique d’Althusser et de Balibar sur ce point, pp 461-466). La catégorie n’est pas éternelle parce que la pensée n’est rien d’autre que la représentation de la vie par elle-même. C’est la praxis qui fonde, et elle seule, la permanence de l’histoire.

T II MARX : UNE PHILOSOPHIE DE L’ECONOMIE

VI – Les dernières présuppositions
Il s’agit du bilan des principes que Marx n’a pas thématisés mais qui se dégagent nettement au travers de sa critique de Hegel, Feuerbach, Stirner. Ce rappel est indispensable car ces principes commandent directement sa philosophie de l’économie. M.H. les traduit dans son propre vocabulaire.
1 – L’individu
Le caractère décisif de ce concept a été méconnu en raison de la surdétermination hégélienne des textes du jeune Marx qui reprochait toutefois à Hegel de dissocier l’Etat et la société civile laissée à l’anarchie (cf. Lois sur les vols de bois, Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel). Dissociation identique chez Feuerbach où la rationalité de l’Etat s’oppose à l’intérêt de l’individu. Marx ne reconnaît pas une réalité universelle supérieure et extérieure aux individus. Ce rejet marque le déplacement de l’essence, sise désormais dans une structure monadique - exigence ontologique impliquant la soustraction de l’homme réel à l’idée d’essence humaine, à la représentation. Il en va de même pour le système apparemment contraire de Stirner qui définit l’individu par la volonté conçue comme prenant le monde pour sa représentation et devant se l’approprier : c’est oublier l’impuissance de celui qui veut et se représente autre chose que la réalité à laquelle il se heurte. Pour Marx, il n’y a pas de sujet libre comme dans la philosophie classique, ni d’idéalisation de la volonté. Les individus ne peuvent vouloir que ce que veut en eux la vie dans ses modalités concrètes. Quant à l’Etat, il n’existe pas non plus pour lui, n’étant issu que des conditions d’existence des individus réels, ce qui lui donne la forme d’une volonté dominante (erreur à cet égard d’Althusser et de Rancière). Autre question : l’identification de l’individualité et de la propriété. Ontologiquement pour Marx l’individu est ce qui ne peut être séparé de soi, de ses contenus propres, de son ipséité – dont ne sauraient faire partie ni la propriété, ni l’argent.
2 – La vie immanente
Dès 1842, Marx a interprété la subjectivité comme trouvant son essence dans l’immanence – le terme est de M.H.- La vie est monadique, l’individu lui-même constitue la totalité. Inutilité donc d’un processus dialectique – ce que M.H. nomme « monisme ontologique » - pour accéder au savoir de soi. L’extériorité ne constitue plus le milieu de l’existence car celle-ci est en l’individu. Marx l’exprime avec virulence dans sa critique de Stirner, refusant de démembrer l’individu par une dialectique inopérante sur le moi. La négativité n’a pas de pouvoir ontologique fondateur. Elle est illusion étrangère à la réalité de la vie. Début 45, Marx s’est détourné de l’interprétation dialectique de l’histoire, de la révolution, du prolétariat. La possibilité de la vie comme immanence interdit la définition du prolétariat comme négativité, la révolution comme idéal de destruction universelle.
3 – La détermination
Marx doit à Feuerbach l’idée que l’essentiel est dans la vie, non dans la pensée abstraite – et la suggestion que la vie est immanence, trouvant sa loi en elle-même. Les textes de Feuerbach ont pesé lourd sur le jeune Marx et cela même si celui-ci est rapidement tombé dans la spéculation. Marx en a retenu principalement l’idée de détermination, c’est-à-dire l’idée que l’être n’est jamais indéterminé, il existe toujours sous une forme particulière. Présentes en Marx dès le début, ces convictions sont réaffirmées par lui avec force, dépassant infiniment la métaphysique traditionnelle de l’intuition feuerbachienne : la détermination échappe à la sensibilité, à la condition espace-temps. Pour Marx, ce qui spécifie toute réalité, c’est qu’elle est pour elle-même dans l’expérience immédiate de la praxis. Les déterminations subjectives de la praxis sont éprouvées comme modalités d’une seule et même vie, appartenant à un même flux phénoménologique. C’est le besoin qui veut sa propre réalisation, le travail la jouissance de soi, car besoin, activité, jouissance sont les déterminations originelles de la praxis. Besoin qui est le lieu de toutes les déterminations de la vie. Il ne signifie pas le manque mais l’exercice d’une potentialité positive de la vie, l’autoréalisation de la subjectivité.

VII L’économie comme aliénation de la vie
1 – L’inversion de la téléologie vitale
Le thème central de l’aliénation désigne chez Marx la substitution des relations économiques aux relations vivantes des individus. Dans l’économie marchande, l’échange des produits du travail humain transforme ceux-ci en marchandises. Il s’agit d’une double dénaturation : l’objet du travail devient valeur d’échange, au lieu d’être valeur d’usage (consommation) ; les relations humaines deviennent celle de vendeurs et d’acheteurs. La détermination individuelle de la praxis disparaît, les lois de la subjectivité sont niées. Marx nomme réification la métamorphose de la relation sociale en chose étrangère. Toute différence désormais ne peut être que quantitative, l’évaluation fait abstraction des déterminations réelles de la vie. L’unité de l’activité et de la jouissance est rompue, la production n’est plus une fin mais un moyen.
La substitution de la valeur d’échange à la valeur d’usage caractérise le capitalisme. Séparée de la consommation où elle était liée à la subjectivité, la circulation n’a pour but que l’auto valorisation de l’argent. La vie devient une médiation pour l’économie, l’argent est devenu capital dont le mouvement est sans limite. Aussi le capitalisme est-il la révolution mondiale, la seule révolution qu’ait connue l’humanité – car une véritable révolution n’est jamais politique, dit M.H., le capitalisme se révèle la condition même de la civilisation, puissance nouvelle qui est révolution permanente.
La production de la plus-value fait de la tâche du travailleur une tâche sans borne car le travail produit directement la valeur d’échange qui devient marchandise assujettie aux lois qui règlent les prix. L’activité humaine se réduit à une réalité économique. Cette inversion de la téléologie vitale est l’acte proto fondateur de l’économie politique. La vie de l’homme devient selon Marx « une existence abstraite », l’homme est devenu une marchandise.
2 – Rupture du cycle organique
Il s’agit d’une seconde aliénation, due à la rupture du rapport originel de la praxis et de la nature dans laquelle l’homme puise sa subsistance et dont les éléments ne sont que le prolongement de cette praxis. M.H. explicite à la lumière de son étude sur Maine de Biran la pensée de Marx qui a pressenti que l’effort est déploiement subjectif du corps. Il y a une unité originelle entre la subjectivité organique et la nature inorganique et cette unité est pouvoir premier et effectif de l’individu sur l’univers qui l’entoure. Cette appropriation de la nature comme fonds primitif de consommation et de production n’est pas le résultat du travail mais sa présupposition.
L’entrée de la vie dans l’économie brise l’unité du cercle vital : anéantissement de la condition naturelle de l’homme. Dissolution de la propriété foncière, expropriation qui fait de tout homme un travailleur « libre » corvéable à merci, tout cela est énuméré par Marx, moins nostalgique du passé que soucieux d’élucider les effets de la rupture du cycle organique, les conditions objectives du travail étant désormais étrangères à la force de travail vivant.
Le capital additionnel qui résulte du sur-travail matérialisé dans le sur-produit s’accroît d’autant plus que le travail des machines remplace le travail vivant, la part de capital fixe que représente l’achat de celles-ci s’accroissant avec le capital , déséquilibrant la fragile praxis individuelle. Le temps de travail qui correspondait à celui de la temporalité organique dépend dès lors des lois du marché et ce tournant décisif dans l’histoire de l’humanité ébranle les structures intimes de l’être. Il n’y a plus de collaboration communautaire, le capitalisme, force objective usurpe toute unité. L’économie provoque l’aliénation complète de la vie qui a quitté son lieu naturel.
3 – Le concept d’aliénation dans l’œuvre économique
Le concept marxien d’aliénation n’a rien à voir avec celui de Hegel. Il s’agit ici d’une aliénation réelle, celle de l’ouvrier qui aliène sa vie afin d’assurer celle-ci, car le travail est subjectif, le capital ne s’empare pas d’une chose morte mais de la force de la vie, de son pouvoir d’accroissement qui va être exploité dans le sur-travail, faisant de l’homme un esclave. Mais la praxis ne peut ontologiquement s’objectiver. Dans Le Capital l’objectivité définit une irréalité, substitue à la vie son équivalent idéal.

VIII – La genèse transcendantale de l’économie
1 – La possibilité principielle de l’échange : travail réel et travail abstrait
Philosophie de l’économie, Le Capital s’attache aux conditions de la science économique à partir du principe : la théorie repose sur la praxis. La première de ces conditions concerne la possibilité de l’échange qui suppose l’égalité des produits. La solution de l’économie consiste à déterminer cette valeur par la quantité de travail nécessaire à la production de la marchandise. Solution contestée par Marx pour lequel « le » travail n’existe pas : il n’y a qu’une multitude de travaux concrets qualitativement différents auxquels correspond la diversité des marchandises. Cette hétérogénéité qualitative contredit l’échange. Un même travail n’est jamais le même selon les individus dont chacun possède force et temporalité subjectives. On se trouve donc devant l’aporie de l’égalité, qui est aussi celle du droit, vu l’inégalité des conditions subjectives. Et pourtant la subjectivité ne peut servir de mesure. La quantification du travail échappe à toute équivalence. « Le droit égal est un droit inégal pour un travail inégal », dit Marx au nom de son socialisme idéal : le travail étant un besoin voulu par la vie, la seule solution serait une société de surabondance permettant que se réalise l’auto mouvement de cette vie et que, grâce à l’épanouissement universel des individus, devienne inutile une impossible justice…
2 – La classification radicale des concepts fondamentaux de l’économie et la délimitation de son statut
Il y a une différence ontologique entre la valeur d’usage, fruit du travail réel, et la valeur d’échange créée par le travail abstrait, hétérogénéité qui rend possible l’économie marchande : car la praxis ne s’objective jamais, elle transforme le produit dans la tension intérieure de la subjectivité organique. C’est l’argent qui est le représentant de la marchandise, matérialisation d’un temps de travail à l’origine qualitativement déterminé. Or les marchandises ne s’échangent que parce qu’elles représentent des temps de travail égaux. Car le travail est la source unique de la valeur d’échange et par là de la richesse qui consiste en valeur d’échange. La matérialité du produit doit être représentée par l’idéalité de la valeur et cette opération lui permet de devenir chose sociale. Le capital n’est qu’une réalité purement économique, étrangère à toute réalité matérielle.
3 – Procès réel et procès économique

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