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SOUS L'ARBRE A PALABRES

Cet espace sélectionne des articles, discours ou interviews, de personnalités internationales ou simples personnes engagées qui dénoncent la folie du monde, l'injustice des hommes et rappellent le droit de chacun au respect et à la dignité.


SOMMAIRE GENERAL PAR ORDRE ALPHABETIQUE


  • ALLIANCE MONDIALE DES PEUPLES AUTOCHTONES ET TRIBAUX
    "Une lutte pour nos droits", extrait de conférence - 1998

  • BIOPIRATERIE
    Texte du site du Label vidéo "Alerte Verte" et qui accompagne la présentation du documentaire " Les Pirates du Vivant " de Marie-Monique Robin

  • LES CHARLATANS DU TOURISME VERT
    Menaces sur les réserves naturelles en Amérique latine, par Anne Vigna
    Article paru sur le site du Monde-Diplomatique en juillet 2006

  • CLAUDE LEVI-STRAUSS (1908-2009), Antropologue, ethnologue et philosophe français
    "Les leçons d'un ethnologue", article du Nouvel Observateur - 09/06/2005

  • DÉCLARATION DU FORUM DES PEUPLES INDIGÈNES D'OAXACA,
    Prononcée à l'École normale bilingue interculturelle d'Oaxaca, Tlacochahuaya, État d'Oaxaca, Mexique - 24/05/2008

  • DÉCLARATION DU RÉSEAU POUR LA DÉFENSE DU MAIS ORIGINEL, (La red en Defensa del Maiz Nativo)
    Prononcée à MEXICO D.F. - 10/07/2008

  • DENIS LEMAISTRE, Docteur en ethnologie
    Une communauté huichole refuse la route de l'"éco-tourisme"- article paru en novembre 2008

  • EDGAR MORIN, Philosophe et sociologue
    "L'un et le multiple", extrait de conférence - 27/04/2005

  • EZLN, 25 ANS APRES
    Paroles adressées par le sous-commandant insurgé Marcos et par le lieutenant-colonel Moisés, aux membres de la Caravane nationale et internationale d'observation et de solidarité avec les communautés zapatistes & déclaration de cette même Caravane - août 2008

  • JEAN MARIE GUSTAVE LE CLEZIO, prix Nobel de Littérature 2008
    Entretiens, 2006

  • MEXIQUE : MAÍZ SANTO OU MONSANTO
    par Jean-Pierre Petit-Gras pour le Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte (CSPCL), à partir d'un article de Silvia Ribeiro

  • MUHAMMAD YUNUS, Prix Nobel de la Paix 2006
    Extraits de son livre " Vers un monde sans pauvreté " (trad. Olivier Ragasol Barbey et Ruth Alimi), éd. Jean Claude Lattès, 1997

  • NELSON MANDELA et le poème INVICTUS de WILLIAM ERNEST HENLEY
    A l'occasion du 20ème anniversaire de la libération de Nelson Mandela, le 11 février 1990

  • "LES PAYSANS SONT DE RETOUR", essai de Sylvia PÉREZ-VITORIA
    Avant-Propos et introduction du livre, paru chez Actes Sud, septembre 2005

  • RIGOBERTA MENCHU, Prix Nobel de la Paix 1992
    Discours prononcé au Sommet Mondial du Développement de Johannesburg - 26/08/2002

  • RITA MESTOKOSHO, poétesse et conseillère élue à la culture de la communauté Innu d'Ekuanitshit, Québec
    "Ma mémoire est la vôtre", discours prononcé à Ekuanitshit, devant le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement du Québec concernant le projet de complexe hydroélectrique sur la rivière La Romaine - 02/12/2008

  • WANGARI MUTA MAATHAI, Prix Nobel de la Paix 2004
    Interview recueillie par Ethirajan Anbarasan, journaliste au Courrier de l'UNESCO - 2004

  • ZAPATISME, POUVOIR ET DÉMOCRATIE
    par Jean-Pierre Petit-Gras pour le Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte (CSPCL), printemps 2009









  • SOMMAIRE
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    LES CHARLATANS DU TOURISME VERT

    Menaces sur les réserves naturelles en Amérique latine



    Les visites au temple d'Angkor au Cambodge confiées à une société de tourisme ; des villes historiques comme celle de Huê au Vietnam soumises à un flot touristique non maîtrisé… Malgré l'inscription de certains sites au patrimoine mondial de l'humanité par l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), les objectifs financiers finissent par l'emporter, au détriment des lieux eux-mêmes et des populations. Certes, l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) a promu l'idée d'" écotourisme ". Un mot qui sonne bien aux oreilles des voyageurs soucieux d'écologie. Mais, en l'absence de définition précise, des gouvernements et des groupes privés parent de ce label des projets fort peu écologiques et carrément antisociaux. Comme par exemple sur les sites en Amérique latine.

    Article d'Anne Vigna paru sur le site du Monde-Diplomatique en juillet 2006



    Dans le nord du Guatemala et de la réserve biosphère maya (RBM), la plus importante aire protégée d'Amérique centrale, le site archéologique du Mirador était un joyau bien gardé par la forêt. Hormis les communautés locales et les archéologues, personne ne connaissait l'existence de ces vingt-six cités mayas, datant de la période préclassique et antérieures de mille à mille huit cents ans aux autres grands sites mayas (Palenque, Copán, Tikal). Les spécialistes considèrent le Mirador comme le berceau de la civilisation maya ; il abrite les pyramides les plus élevées jamais construites en Méso-Amérique (147 mètres de haut). Un archéologue américain, M. Richard Hansen, a vu dans ce patrimoine une nouvelle mine d'or : " Nous avons ici une combinaison unique de forêt tropicale et de sites archéologiques d'une valeur inestimable, qui créent un potentiel touristique énorme pour le Guatemala. "

    Et de proposer la construction d'un complexe touristique permettant, selon lui, d'assurer des revenus pour, à la fois, restaurer le site, stopper le pillage archéologique et conserver les ressources naturelles. Le projet El Mirador est donc né, affublé du label "écotourisme", et appuyé par le président du Guatemala, M. Oscar Berger, ainsi que par une longue liste d'institutions assurant n'œuvrer que pour la conservation de la réserve (1). Pourtant, avec l'arrivée prévue de cent vingt mille touristes par an dans ce milieu préservé, l'affaire divise les communautés jusqu'alors unies ; elle conduit à privatiser un patrimoine, sous couvert d'objectifs scientifiques et/ou touristiques peu clairs (2).

    Avant que le projet ne soit connu dans le détail, et son impact écologique un tant soit peu établi, El Mirador est déjà annoncé dans la presse comme une très bonne nouvelle pour l'économie du pays et la conservation de la planète. La question de l'eau n'est même pas abordée. Or il n'y en a pas au Mirador ; pour les fouilles, elle est acheminée par hélicoptère. Et pour les touristes, le jour où ils arriveront ? Aucune réponse. Mais, pour M. Hansen, il serait urgent d'agir (c'est-à-dire d'exproprier) : " La richesse de la RBM doit être préservée ; les communautés locales sont responsables de sa détérioration. "

    Une justification particulièrement scandaleuse. La communauté incriminée (lire "Un moyen de sauver les villages") appartient au réseau de l'Association des communautés forestières du Petén (Acofop), primée au Sommet de la Terre à Johannesburg, en 1992, pour "sa gestion durable de 500 000 hectares de la réserve" sous les contraintes du label forestier Forest Stewardship Council (FSC) (3). "En aucun cas, Acofop n'est responsable de la déforestation de la RBM, s'insurge Mme Ileana Valenzuela, du groupe Actions et propositions du Petén. M. Hansen sait pertinemment qu'elle est détruite par l'exploitation pétrolière, forestière [privée] et par les routes du narcotrafic. Or le tourisme va créer des déplacements et des activités supplémentaires dans une zone encore préservée de la réserve justement grâce au travail d'Acofop."

    El Mirador a déjà dû revoir sa copie pour une présentation plus "verte", après le tollé général qui a accompagné ses premiers plans : un train et un héliport ont remplacé les routes et l'aéroport initialement prévus. Cependant, rien ne dit que cette zone ne sera pas, un jour, parcourue par les bus des touristes ou par les camions des entreprises forestières, si les "routes touristiques" que projette l'organisation Mundo Maya, une composante du plan Puebla-Panamá (4), voient le jour. Mundo Maya regroupe la Banque interaméricaine de développement (BID) et les ministres du tourisme du Mexique, du Guatemala, du Honduras, du Salvador et du Belize pour développer un tourisme "vert" et bénéfique pour les populations locales... tout au moins dans les intentions.

    Dans les faits, les objectifs de Mundo Maya visent à "faciliter les déplacements des touristes entre les sites archéologiques mayas et créer des infrastructures de tourisme (5)". Autrement dit, établir des voies de communication entre les sites de Palenque et Tulum au Mexique, Tikal au Guatemala et Copán au Honduras, qui traverseront la zone encore intacte de la RBM, très près du Mirador (6). Officiellement, la région s'est engagée à développer "un tourisme plus respectueux des cultures et de l'environnement dont les bénéfices permettent de combattre la pauvreté (7)". En réalité, cette politique risque de provoquer rapidement le contraire.



    Au Mexique, les côtes du pays se bétonnent, avec cent quarante-deux projets en cours de réalisation (sur deux cent soixante prévus) pour accroître l'"offre plage" (8). A l'exception notable du Costa Rica, qui met en œuvre une politique de conservation, l'Amérique centrale a compris que la nature se vend bien. Toutefois, les projets classés "écotourisme" impliquent bien souvent que l'activité se déroule dans la nature, sans prévoir ni participation des habitants à la définition et à la gestion du projet ni aménagements écologiques pour réduire l'impact de l'activité. Les investisseurs privés étant demandeurs de lieux vierges, protégés, les pays fournissent la matière première et, employant les recettes du tourisme classique, chaque administration rêve de développer un "grand projet" pendant son mandat.

    Le président mexicain Vicente Fox a soutenu dès son élection, en 2000, une désastreuse initiative de Fonatur, l'instance fédérale chargée de l'essor du tourisme. Il s'agit d'exploiter le "dernier aquarium mondial", en Basse-Californie, région d'une biodiversité marine unique et lieu de reproduction de la baleine grise et du requin-baleine. Sur deux cent quarante-quatre îles (9), très sensibles aux sources de pollutions sonore et chimique, le projet Mar de Cortés veut attirer les yachts américains, construire vingt-quatre marinas susceptibles de recevoir cinquante mille embarcations privées. Cinq millions de touristes sont espérés d'ici à 2014.

    Les investisseurs privés ont les mains libres : le projet Paraíso del Mar ("Paradis de la mer"), une des composantes de Mar de Cortés, a débuté sans disposer des autorisations nécessaires ni d'étude d'impact en bonne et due forme. Sur 500 hectares, il prévoit la construction de mille cinq cents villas, deux mille chambres d'hôtel, deux golfs, un centre commercial, un parc récréatif et deux hôpitaux privés, pour un investissement estimé à 900 millions de dollars. Face aux agissements des investisseurs (construction de routes sans autorisation, destruction de mangroves...), l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) vient de classer les îles du golfe de Californie, censées être protégées par le Mexique depuis 1978, au Patrimoine mondial de l'humanité. Il est significatif que ni le gouverneur de l'Etat, M. Narciso Agúndez, ni le maire de La Paz, M. Victor Castro Cosío, n'aient assisté à la cérémonie officielle de classement du site par l'Unesco, le 23 août 2005, alors que tous les deux avaient inauguré le chantier de Paraíso del Mar. "L'Unesco ne pourra réglementer quoi que ce soit face au tourisme, elle n'en a pas les facultés", déplore M. Gonzalo Halffter, expert auprès de l'organisation, qui ne peut intervenir que si un gouvernement le lui demande - et ce n'est pas le cas de l'Etat mexicain. En revanche, un réseau d'associations locales, Ciudadanos Preocupados AC, a attaqué en justice ces projets privés en raison "des études d'impact qui oublient la présence des baleines ou des mangroves". D'après ce réseau, "le contexte social est nié, et le développement local est tout sauf une priorité".

    Le Honduras pratique aussi l'"écotourisme" sur une des plus belles portions de la côte caraïbe, à l'entrée du parc national Jeanette Kawas, terre des Garifunas, population afro-créole installée ici depuis 1880. Sur la côte, le pays a déjà "vendu" aux Nord-Américains ses îles pour la plongée - autour de Roatán, où l'on parle anglais et paie en dollars - et ses terres agricoles pour les ananas de la compagnie américaine United Fruit (devenue, depuis 1990, Chiquita Brands Company). Restait donc cette partie de côte ourlée de cocotiers jusqu'ici oubliée du gouvernement de Tegucigalpa.

    Au nom du très pratique "intérêt national", l'Institut du tourisme du Honduras a purement et simplement exproprié 300 hectares de littoral sans indemniser les Garifunas. En 2004, il a vendu cette bande de terre 19 millions de dollars à la société privée qui s'est constituée pour réaliser le grand projet Micos Beach & Golf Resort. Cette dénomination a d'ailleurs ému plus d'un Garifuna. "Dans notre langue, micos signifie singe et il n'y a jamais eu de singe par ici. Leurs seuls singes sur la plage, c'est nous, les Garifunas !", explique le jeune Alex Podilla, président de Pélican Café, association de promotion de la culture garifuna. Pas de singes donc, mais un golf de 25 hectares, deux mille chambres d'hôtel, cent soixante-dix villas, un centre de convention, une marina, etc. Si l'attraction principale est bien le parc national où doivent se dérouler, sans plus de précisions, "plusieurs activités", selon les promoteurs, "la danse et la musique garifunas ont aussi beaucoup d'attraits". Les antres du tourisme sexuel sont-ils déjà prévus ?



    Dans ces trois grands projets - El Mirador, Mar de Cortés et Micos Beach -, la nature est exploitée et vendue, comme l'a été, il y a quarante ans, la magnifique baie d'Acapulco. Les méthodes employées n'ont guère changé : corruption des autorités, information tronquée, indemnisation ridicule ou inexistante des terres, déni continuel des conséquences écologiques et sociales. A l'origine, on trouve les mêmes promoteurs et investisseurs (dénommés aussi "coyotes du tourisme" pour l'achat à bas prix des terrains), en quête des derniers bijoux intacts de la planète.

    On est très loin des engagements pris par l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) et par les Etats en la matière, à travers le code mondial d'éthique du tourisme et la déclaration de Québec sur l'écotourisme (10). Et à des années-lumière d'une véritable définition de ce dernier. Sous couvert de conservation (réelle ou non), cette dénomination conduit à une privatisation encore plus rapide des ressources naturelles que ce que permettait le tourisme classique. Les projets affichent parfois des aménagements écologiques, mais tous exigent des garanties sur la propriété de la terre et poussent les habitants vers la sortie.

    La communauté locale perd sa terre, sa réserve de pêche ou sa source d'eau, c'est-à-dire tout ce qui lui permet de survivre. Parfois, les zones fédérales (plages, bords des rivières, forêts) tombent dans les mains du privé par un tour de passe-passe d'une illégalité déconcertante. En fait, ces programmes réservent les dernières baleines, les ultimes ceibas (l'arbre emblème du Guatemala) ou le lagon des Garifunas aux plus fortunés, ceux qui justement auront contribué le plus à leur destruction. Il deviendra alors normal de payer, et de payer cher, pour profiter d'une nature préservée. El Mirador compte sur le tourisme européen (plus cultivé), quand Mar de Cortés et Micos Beach sont taillés sur mesure pour les Américains.

    L'utilisation frauduleuse de la dénomination "écotourisme" n'est pourtant guère dénoncée. L'écotourisme en général bénéficie d'une bonne image, et son développement est d'actualité. Pour les agences de développement internationales, il semble même être devenu une panacée. En Amérique centrale et au Mexique, agences de l'Organisation des Nations unies (ONU) (11), organismes de financement, BID, Banque mondiale, United States Agency for International Development (Usaid) et Union européenne ont dans leurs cartons de multiples projets pour les communautés locales (12). Ils justifient les avantages de cette politique, au nom de la création d'une économie locale, de la formation professionnelle et de la prise de conscience par les habitants de la richesse de leur patrimoine naturel et culturel. Une formule presque parfaite en somme, qui répondrait à la nécessité de valoriser le patrimoine tout en assurant sa conservation.

    Des organismes comme l'organisation non gouvernementale (ONG) Conservation internationale et la BID, pourtant très critiqués pour les politiques qu'ils ont menées dans la région, ont quand même financé, dans les années 1990, de petits projets de tourisme 100 % communautaires dans lesquels les habitants assurent une vraie préservation du milieu grâce aux gains obtenus du tourisme.

    Dans les projets du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), explique M. Diego Masera, responsable du tourisme pour l'Amérique au sein de cette organisation, "la participation de la communauté est le moteur du processus de conservation, et aucune activité de tourisme ne se fait sans la population". En revanche, du côté des Etats, la donnée "communautaire", c'est-à-dire la création et la gestion du projet par les habitants, pose un nouveau problème. Une communauté organisée et consciente de la valeur de ses ressources naturelles, se révèle moins à même de vendre sa terre à bas prix, de laisser privatiser sa source d'eau ou sa cascade.

    Au Chiapas, les projets d'écotourisme promus par les gouvernements (local et fédéral) ne se fondent pas sur le modèle communautaire, mais tendent à promouvoir un tourisme familial et privé. Le gouvernement local ne cesse de vanter l'écotourisme comme la "solution aux problèmes économiques du Chiapas", mais finance depuis quelques années les pires projets d'écotourisme du Mexique... Selon M. Maxime Kieffer, consultant dans ce secteur, qui vient d'enquêter au Chiapas, "les habitants n'ont pas été consultés dans la phase préparatoire. On leur présente l'activité et les cabanes toutes prêtes, en béton, sans aucun aménagement écologique pour limiter les pollutions. Les responsables ne sont pas formés, il n'y a pas de gestion collective, pas de projet de développement local, même pas une réflexion sur les déchets". Pis : quand les communautés refusent un projet sur leurs terres, les méthodes employées pour les convaincre laissent présager un sombre avenir dans la région. Ainsi, le conseil autonome de la communauté zapatiste Roberto Barrios a dénoncé à plusieurs reprises les intimidations de fonctionnaires publics comme celles d'investisseurs privés pour créer un projet d'écotourisme proche de ses cascades. Or le premier droit d'une communauté est de pouvoir refuser l'arrivée de visiteurs sur ses terres - donc de ne pas se voir imposer de projets, même s'"ils sont très, très bien", comme le répète sans cesse à la presse la responsable du tourisme au Chiapas.

    Ces projets sont également financés par l'Union européenne à travers le programme Prodesis. Avec un tel partenaire - le gouvernement pourtant peu recommandable de M. Pablo Salazar (Parti révolutionnaire institutionel [PRI]) -, l'Union appuie des projets touristiques qui n'ont rien d'écologique et sont, sur bien des points, contraires aux règles de base de l'écotourisme. Dans la communauté lacandone de Lacanjá Chansayab, les familles gèrent des projets privés sans aucune collaboration entre elles. Elles reconnaissent porter toujours leur tunique traditionnelle (13) parce que les formateurs envoyés par Sectur (le ministère du tourisme) leur ont assuré que les touristes voulaient les voir ainsi.

    Si l'on en croit les dépliants, le Chiapas est le royaume de la nature et de la paix. Le vert de l'écotourisme ferait ainsi disparaître le kaki des soldats, qui n'ont pourtant jamais quitté la région depuis 1994, date du soulèvement zapatiste. La communication est en effet astucieuse et pourrait bien fonctionner. Dans le bureau local de Sectur, à Tuxtla Gutiérrez, on reconnaît que les projets montés ne respectent pas les principes-clés de l'écotourisme, mais que le concept est utilisé dans toute la promotion du gouvernement.

    En coprésidant le second Forum international du tourisme solidaire (FITS) au Chiapas en mars 2006, la France a pourtant cautionné cette fausse image. M. Fox, le même qui propose la destruction de la Basse-Californie, a été accueilli par M. Salazar, comme "le grand fondateur du tourisme solidaire". Les efforts du Chiapas en la matière ont été abondamment vantés par M. Jean-Louis Dieux, vice-président de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, pour lequel le Chiapas est un pionnier et bientôt un modèle du tourisme solidaire... Au même moment, les participants au forum venus d'Afrique et d'Asie se plaignaient dans une lettre ouverte aux organisateurs de "n'avoir discuté avec aucune communauté lors des visites de terrain". Une preuve supplémentaire que la vision impulsée par le gouvernement local n'est pas exactement la même que celle des participants à ce forum.

    Au sein du FITS comme ailleurs, le sauvetage de l'appellation "écotourisme" est devenu une priorité des réseaux, associations, universitaires qui défendent le concept. Le label, en particulier pour le tourisme solidaire, est apparu au départ comme la solution la plus indiquée.

    Un label du tourisme solidaire garantirait, en plus d'un souci de préservation du milieu, la gestion par les habitants du projet de tourisme et un réinvestissement d'une part des bénéfices dans des services communs. En France, les voyagistes solidaires regroupés dans l'Association pour un tourisme équitable et solidaire (ATES) ont invité Fairtrade Labelling Organizations (FLO) (14), qui surveille la chaîne du commerce équitable, à travailler sur ce thème. Ces associations devenues voyagistes ont en effet tout intérêt à jouer la transparence et à mettre en avant leurs actions de solidarité et leur éthique, quand d'autres agences se limitent à un code de bonne conduite mais utilisent les termes attractifs de "tourisme responsable" dans leur communication.

    Mais la certification reste un processus lourd, complexe et coûteux. Pour M. Ernest Cañada, responsable de l'ONG espagnole Action pour un tourisme responsable (ATR), "les frais de certification liés au label écartent les petits projets". Au Mexique, par exemple, le coût de certification du label du commerce équitable avoisine les 2 000 euros par an pour une organisation de producteurs de café. "De plus, poursuit M. Cañada, en labellisant le café de multinationales comme Nestlé, McDonald's ou Carrefour, FLO a pris un autre chemin. Certifier l'activité d'écotourisme que mèneront bientôt les chaînes hôtelières, qui continueront par ailleurs de violer les droits de leurs salariés, n'a pour nous aucun sens."

    Pour ne pas reproduire les erreurs de labellisation du commerce équitable, les frais de certification ne devraient pas être assumés par le projet, afin que les plus petits - qui sont la majorité - aient également accès à ce réseau. Mais, surtout, un label de tourisme solidaire, durable ou responsable, devrait dans ses fondements exclure de la compétition les grands groupes de tourisme.

    Labellisé ou non, l'écotourisme doit cesser de tromper son client. L'activité n'est pas une solution universelle qui peut s'appliquer partout : il n'est pas possible de reconvertir tous les peuples qui vivent près d'un site archéologique ou dans une forêt primaire en "guides" sous prétexte de protection ou de développement social. Le gouvernement du Chiapas mine dangereusement l'avenir en misant, si vite et si mal, sur la case "écotourisme". Et, de même que le commerce équitable n'a pas enrayé la crise du café dans la région, l'écotourisme " frelaté " ne fera pas grand-chose contre la pauvreté.



    Anne Vigna.
    http://www.monde-diplomatique.fr/2006/07/VIGNA/13608




    (1) L'Université de Californie, la National Geographic Society, Counterpart International, ou encore Global Heritage Fund.

    (2) Au Chiapas, l'organisation Maderas del Pueblo a dénoncé plusieurs fois des programmes de biopiraterie affublés du nom d'écotourisme. A ce jour, ces accusations ne sont pas prouvées, mais aucune investigation sérieuse n'a été menée par les autorités.

    (3) Le FSC est une organisation non gouvernementale (ONG) qui regroupe depuis 1993 des propriétaires forestiers, des entreprises de la filière bois, des groupes sociaux et des associations écologistes. Le label FSC se base sur dix principes et cinquante-six critères, avec vérification menée par des sociétés de certification indépendantes.

    (4) Le plan Puebla-Panamá est un plan de " développement " censé créer des infrastructures (routes, ports, barrages, etc.) pour l'implantation d'activités économiques (maquilladoras, mines, etc.) du Panamá jusqu'à l'Etat de Puebla, au Mexique. Lire Braulio Moro, " Une recolonisation nommée "plan Puebla-Panamá" ", Le Monde diplomatique, décembre 2002.

    (5) Documents de la BID, projets tourisme, plan Puebla-Panamá, www.iadb.org/ppp

    (6) Voir le dossier de l'ONG guatémaltèque Trópico Verde, " Qué es el proyecto Mundo Maya ? "

    (7) " Déclaration des îles de Galápagos " (2002), sommet ibéro- américain et caraïbe des vingt ministres du tourisme et de l'environnement (Equateur). Engagements réitérés par les mêmes en septembre 2004 avec la " Déclaration du fleuve Amazonas ", lors du sommet d'Iquitos (Brésil).

    (8) Les autres segments comprennent le tourisme culturel, le tourisme d'affaires, le tourisme de croisière, le tourisme d'aventure et l'écotourisme. Source : Sectur (ministère du tourisme mexicain), Proyectos en desarrollo, Mexico, 2005.

    (9) Pour l'Unesco, ces îles abritent la biodiversité marine la plus riche : huit cent quatre-vingt-onze espèces de poissons, six cent quatre-vingt-quinze espèces de plantes aquatiques, et un tiers des cétacés.

    (10) Adoptée en mai 2002, après l'année internationale de l'écotourisme en 2001.

    (11) Organisation internationale du travail (OIT), Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), OMT.

    (12) La plupart des projets concernent des communautés paysannes ou indigènes installées dans des environnements protégés par une législation nationale ou internationale (les réserves de la biosphère de l'Unesco, le corridor biologique méso-américain...).

    (13) Les Lacandons ne sont pas le peuple originaire de la " forêt lacandone ", même si le gouvernement " vend " cette fausse identité. Cette population maya est originaire de la péninsule du Yucatán.

    (14) FLO est né en 1997 pour regrouper une vingtaine d'associations du commerce équitable dans le monde (dont Max Havelaar). En 2004, FLO-Cert a certifié cinq cent quarante-huit coopératives (www.fairtrade.net).



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    BIOPIRATERIE


    Texte du site du Label vidéo "Alerte Verte" et qui accompagne la présentation du documentaire " Les Pirates du Vivant " de Marie-Monique Robin



    Le développement de la biotechnologie entraîne dans les pays du tiers-monde des répercussions dramatiques dans les domaines économique, social et culturel. En effet, l'autorisation de breveter les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), comme n'importe quel produit industriel, a ouvert la porte à une privatisation du vivant, qui, sous la pression de quelques multinationales et de l'organisation Mondiale du Commerce (OMC), s'est étendue à l'ensemble des ressources biologiques de la planète. Devenue le nouvel " or " des conquistadors du génie génétique, la biodiversité a changé de statut : de base de subsistance pour les communautés pauvres du Sud, elle s'est transformée en une source de matières premières pour les grandes entreprises du Nord. Jadis confinés au seul domaine industriel, les brevets ont tout envahi : les forêts, les exploitations agricoles, les cuisines et jardins de plantes médicinales des pays en voie de développement, qui détiennent 70 % de la diversité biologique. Ceux-ci se retrouvent dépossédés de leurs moyens de subsistance, mais aussi de leurs ressources intellectuelles, recouvrant leurs savoirs et connaissances sur le monde vivant, accumulés le plus souvent par transmission orale, depuis des siècles.

    Embarqués dans une véritable "course aux gènes", les géants de la biotechnologie investissent actuellement des millions de dollars dans la "prospection biologique", une métaphore empruntée à l'histoire coloniale qui sous-entend qu'avant d'être " prospectée ", la ressource " gisait " dans la nature, inconnue, inutilisée et sans valeur. C'est ainsi que récemment des sociétés, principalement américaines, ont déposé, et obtenu, des brevets sur des haricots mexicains, le margousier indien, le quinoa bolivien, l'ayahuasca amazonienne ou la vanille malgache , dont elles ont décortiqué dans leurs laboratoires le "principe actif", c'est-à-dire le schéma génétique. Résultat : une désorganisation catastrophique des marchés traditionnels latino-américains, africains ou asiatiques, voire des faillites en chaîne, les petits paysans et entrepreneurs locaux étant désormais tenus de payer des redevances à chaque fois qu'ils vendent leurs produits à l'étranger. Un peu partout dans le monde, la révolte gronde face à ces groupes industriels qui, sans vergogne, s'approprient des ressources naturelles entretenues et améliorées par les communautés indigènes depuis la nuit des temps...

    Fondée sur une dérive abusive des droits de propriété intellectuelle, la biopiraterie s'accompagne d'un triple pillage :

    o Celui des ressources de la biodiversité, considérée comme un bien communautaire par les paysans du Sud, qui à la notion occidentale de propriété privée opposent celle de service social, impliquant des droits mais aussi des devoirs quant à utilisation et à la conservation de ce patrimoine collectif ;

    o Celui des ressources intellectuelles et culturelles des communautés locales qui, par leur travail ancestral, obtiennent, sélectionnent, améliorent et produisent toute une gamme de variétés végétales et animales, en respectant l'équilibre des écosystèmes ;

    o Celui des économies locales et nationales, par l'usurpation des marchés intérieurs et internationaux qui détruit les moyens de subsistance des pays où l'innovation a d'abord eu lieu.

    Tandis que le modèle dominant permet de faire circuler librement et sans protection les connaissances et ressources du Sud, - riche en capital génétique -, vers le Nord, - riche en capital financier-, en sens inverse, le flux des connaissances et des ressources est protégé par les brevets : une injustice criante, qui conduit droit dans le mur l'humanité tout entière, car en rendant les pauvres toujours plus pauvres, elle fait le lit des révoltes et du terrorisme de tout poil.



    La boîte de pandore des brevets sur le vivant

    Tout commence en 1980, lorsque la Cour suprême des Etats-unis accepte que soit déposé un brevet sur une bactérie génétiquement modifiée, capable de détruire les hydrocarbures, et qualifiée clairement d'"être vivant ". Ce faisant, elle établit un précédent unique dans l'histoire de la propriété intellectuelle : jusqu'à présent, la matière vivante - micro-organismes, plantes et animaux - était considérée comme faisant partie du patrimoine de l'humanité et ne pouvait en aucun cas faire l'objet d'une demande de brevet, même si certaines variétés avaient été créées par l'homme, par le biais des croisements et sélections.

    De fait, à l'origine, le brevet est un outil de politique publique qui vise à protéger les innovations de produits et de procédés en octroyant à l'inventeur un monopole de fabrication et de commercialisation, pour une durée généralement fixée à 20 ans, censé rémunérer son effort de recherche. Son attribution se base sur la nouveauté de l'idée brevetée, l'inventivité dans sa conception et le potentiel industriel de son utilisation. Au cours du XXe siècle, les brevets étaient donc liés à l'invention de machines et de molécules clairement fabriquées par l'homme, correspondant aux deux premières révolutions industrielles : celle du génie mécanique, puis chimique. Jusqu'à l'avènement des OGM, le Droits de propriété intellectuelle (DPI) ne concernaient donc que les produits industriels inertes.

    L'avènement de la troisième révolution industrielle - celle du génie génétique - a complètement bouleversé les pratiques. En effet, arguant des investissements consentis pour développer leur recherche, les entreprises de biotechnologie ont obtenu que les OGM soient considérés comme n'importe quel produit industriel. En d'autres termes, le fait d'avoir été transformés artificiellement par une chirurgie moléculaire confère aux OGM un statut juridique particulier pour des êtres vivants : ils sont susceptibles d'être brevetés comme n'importe quelle technologie. Subrepticement, cette dérive du droit commun des brevets, d'abord justifiée par la " fabrication " d'OGM, a ouvert la porte à la privatisation de l'ensemble du vivant existant. Ainsi, le patrimoine génétique, qui a longtemps été considéré comme un bien commun de l'humanité, est devenu en quelques années une matière première comme une autre dont la collecte, la transformation et la commercialisation répond désormais aux seuls impératifs des politiques industrielles de quelques multinationales.

    En 1995, l'Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC ou TRIPS, Trade Related Intellectual Property Rights en anglais) obtenu lors des négociations du GATT, et repris par l'Organisation Mondiale du Commerce, entérine cette extension de la propriété intellectuelle sur le vivant. Il oblige tous les pays membres à protéger et à accorder des brevets pour " toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques à condition qu'elle soit nouvelle, qu'elle implique une activité inventive et qu'elle soit susceptible d'application industrielle ". Toutes les inventions y compris celles portant sur les organismes vivants (Article 27 3.b). Constituant l'épicentre de la résistance populaire à l'OMC, l'ADPIC a été concocté en coulisses par trois puissantes organisations industrielles : l'Intellectual Property Committee (IPC), qui regroupe les douze plus grandes entreprises américaines, dont les géants de la biotechnologie Monsanto et DuPont ; Keidanren (Japon) et l'Union of Industrial and Employees Confederations (UNICE), porte-parole officiel du monde européen de l'industrie et des affaires. Au terme de l'accord, les pays en développement ont jusqu'en 2005 pour transcrire dans leur droit national ces dispositions, mais actuellement la majorité des gouvernements du Sud demandent une révision de l'ADPIC pour exclure la biodiversité du périmètre des brevets.

    Dénonçant le " bio-impérialisme ", ils s'appuient sur la Convention sur la diversité biologique, signée au Sommet mondial de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, dont les principes sont absolument contraires à l'application de l'ADPIC. Ratifiée par 2OO pays, à l'exception notoire des Etats-unis, celle-ci reconnaît, en effet, le droit souverain des Etats sur leurs ressources biologiques et génétiques et fait obligation aux signataires de protéger et de promouvoir les droits des collectivités, des agriculteurs et des populations autochtones au maintien de leurs coutumes dans l'utilisation des ressources biologiques et des connaissances. Elle affirme par ailleurs " qu 'il est souhaitable d'assurer le partage équitable des avantages découlant des connaissances, innovations et pratiques traditionnelles intéressant la conservation de la diversité biologique " .

    Depuis bientôt dix ans, les enjeux du brevetage du vivant cristallisent l'opposition entre deux conceptions du monde frontalement opposées : d'un côté, les communautés du Sud, encouragées par la Food and Administration Organization, qui estiment que le système des DPI ne doit pas s'appliquer au domaine du vivant, parce que celui-ci incarne un bien communautaire, résultant de l'interaction millénaire entre l'activité de l'homme et la créativité de la nature ; de l'autre, les pays du Nord, avec en tête, les Etats-unis et les grandes multinationales, qui considèrent que la valeur est forcément liée au capital : Le " bricolage " moléculaire ajoutant de la valeur à la source (ressources biologiques et connaissance indigènes), celle-ci ne peut donc être considérée que comme une simple matière première…



    L'appropriation du vivant

    La biopiraterie ne concerne pas uniquement la " récolte " des gènes, mais aussi l'appropriation des organismes vivants existants.En ce sens, les DPI ressemblent étrangement aux " lettres patentes " accordées lors des grandes conquêtes par les monarques européens pour la " découverte " de territoires accomplie en leurs noms. Tandis que les lettres patentes scellaient la conquête d'un territoire déclaré " terra nullius " , - ou " territoire sans maître ", parce qu'il n'était pas habité par les Blancs européens -, les brevets verrouillent une conquête économique qui nie l'invention contenue dans le savoir autochtone, parce que celui-ci ne peut justifier d'une exploitation commerciale et est donc considéré comme dénué de " valeur ".
    Lire plus bas deux exemples illustrant les enjeux de cette nouvelle forme de colonisation : l'exemple du Haricot jaune mexicain et celui du Margousier indien .



    La ruée vers l'or

    Pour développer leur activité de biotechnologie, les multinationales ont besoin de gènes. Mais un gène tout seul ne sert à rien : il faut savoir à quoi il peut servir, c'est-à-dire à quoi il est résistant, contre quelle maladie il peut protéger ou quelle influence il a sur la croissance d'une plante, etc. Or, ce travail d'inventaire des richesses de la biodiversité a été mené, de tout temps, par les guérisseurs traditionnels qui connaissent les vertus thérapeutiques ou alimentaires de chaque espèce du monde végétal qui les entoure, et par les paysans. Pour gagner du temps et de l'argent, c'est donc à la porte des chamanes et agriculteurs d'Amazonie, du Népal ou de l'Alaska que les " bioprospecteurs " vont aller frapper. Il n'y aurait rien de choquant à cela, si les émissaires des grandes compagnies occidentales opéraient dans la transparence. Mais, dans les faits, c'est rarement le cas : en exigeant que le monde du vivant entre dans le champ de la propriété intellectuelle - ce qui est le sens des brevets -, celles-ci savent pertinemment que, logiquement, elles devraient partager le bénéfice qu'elles tirent de leurs " inventions " avec les détenteurs du savoir, en l'occurrence ici les chamanes ou les communautés indigènes, qui leur ont permis de les développer. Or, animées d'un seul souci mercantile, à mille lieues de toute vision éthique ou philanthropique, elles profitent du vide juridique qui caractérise, pour l'heure, cette activité récente, pour tenter, par tous les moyens, de profiter purement et simplement des connaissances et savoir-faire locaux sans avoir à débourser un centime.

    Pour cela, elles ont recours à toutes sortes de combines ou subterfuges : telle compagnie va passer un accord, rétribué largement, avec une université du tiers-monde pour qu'elle réalise l'inventaire des plantes médicinales d'une région donnée ; telle autre va envoyer de supposés ethnobotanistes ou ethnologues, censés mener une étude universitaire - a priori désintéressée - sur les savoir-faire traditionnels ; une troisième va financer une équipe de " chercheurs " d'un ministère de la santé, censée conduire un " programme de prévention des endémies " auprès d'ethnies vivant en autarcie . C'est précisément parce que la bioprospection s'opère bien souvent dans le mensonge et la tromperie que l'on parle de " biopiraterie ".

    Parfois, les entreprises de biotechnologie passent des " contrats de bioprospection " avec les gouvernements des pays du Sud, qui visent à établir des codes de conduite pour aider les firmes à accéder à la richesse des savoirs des communautés indigènes sur la biodiversité et à prélever des échantillons du matériel génétique local. Théoriquement, ces contrats prévoient une rémunération pour les fournisseurs de connaissances et donc de gènes…


    Deux histoires illustrent les enjeux de cette nouvelle forme de colonisation :

    1) Le haricot jaune mexicain

    L'affaire est en passe de devenir l'emblème de la biopiraterie institutionnelle. Tout commence en 1994, lorsqu'un certain Larry Proctor, qui dirige l'entreprise PODNERS (Colorado) achète un sac de graines d'haricots jaunes sur le marché de Sonora, au Mexique. C'est alors qu'il plante des graines, fait une sélection et ... dépose une demande de brevet le 15 novembre 1996. Pour justifier son "innovation", Larry Proctor avance que c'est un " haricot unique, d'une couleur jaune, une variété jusque-là jamais produite aux Etats-Unis ". Une argumentation qui s'appuie sur la loi sur les brevets des Etats-Unis de 1952 qui permet d'accorder des brevets sur des découvertes faites aux Etats-Unis même si elles ont déjà été faites ou sont déjà en application dans d'autres parties du monde. C'est ainsi que, le 13 avril 1999, Larry Proctor obtient le brevet N° 5894O79 sur la variété "Enola", qui lui accorde un monopole exclusif sur cet haricot sec cultivé au Mexique depuis des siècles. Le 28 mai 1999, le brevet est confirmé par un "certificat" octroyé par l'U.S. Plant Variety Protection qui stipule que la variété Enola est " d'une couleur très différente de tous les haricots produits aux Etats-Unis". Désormais, il est illégal de vendre, acheter, importer tout haricot jaune du Mexique sans payer des royalties à PODNERS, qui demande 6 cents de royalties par livre de haricots jaunes entrant aux Etats Unis. Résultats : les douanes américaines fouillent les camions qui importent des haricots jaunes et verbalisent. C'est ainsi que Larry Proctor a lancé des poursuites contre deux sociétés qui achètent des haricots jaunes auprès de paysans mexicains pour les vendre aux Etats-Unis : Tutuli Produce ( Arizona/ USA) et Productos Verde Valle (Guadalajara/ Mexique). "Au début, je croyais que c'était une plaisanterie, s'étrangle Rebecca Gilliland, la présidente de Tutuli Produce. Comment Proctor pouvait-il prétendre inventer un produit que les Mexicains cultivent depuis toujours ?" Les entreprises ont porté plainte, mais dans l'attente du jugement, elles ont cessé d'acheter des haricots aux paysans mexicains, qui se retrouvent acculés à la faillite.

    Les haricots jaunes sont la principale source de protéines végétales consommées par les Mexicains et l'un des plats nationaux. Depuis cinq ans, on se mobilise sur tous les fronts pour défendre ce symbole du patrimoine national :

    - Le gouvernement mexicain a décidé d'attaquer le brevet américain : "Nous allons faire tout le nécessaire pour défendre nos haricots, c'est un sujet d'intérêt national", a déclaré José Antonio Mendoza Zazueta, le sous-secrétaire au développement rural. Coût de l'opération : au moins 200'000 dollars en frais d'avocats.

    - L'Institut National pour la Recherche Agricole (INIFAP), a conduit une étude sur Enola: il en a conclu que la variété était génétiquement strictement identique au haricot mexicain "Azufrado". De même, l'International Center for Tropical Agriculture (CIAT) de Cali en Colombie, qui travaille avec la FAO, et dont la mission est de préserver la biodiversité, a répertorié dans sa banque génétique des dizaines d'espèces de haricots, dont les variétés Azufrado, Canario et Peruano: "Toutes ces espèces biologiques appartiennent au domaine public et ne peuvent faire l'objet d' aucune demande de propriété intellectuelle", dit le directeur du Centre.

    Note d'Au Fil Des Mondes : Sous la pression de ETC Group (groupe d'action sur l'érosion, la technologie et la concentrationet) et du CIAT, le brevet a fini par être annulé pour la cinquième fois à l' été 2009 par l'Office des brevets américains (USPTO - US Patent and Trademark Office) et cette fois par une décision définitive ne pouvant plus être mise en appel, mais il aura fallu plus de 10 années pour aboutir à ce résultat, pour un brevet qui était une erreur dès le début.


    2) Le margousier indien

    Le dépôt de brevets sur des produits et des procédés à base de plantes, obtenus à partir de connaissances indigènes, est devenu une source majeure de conflits. C'est ainsi qu'en Inde, le margousier ou neem, un arbre vénéré et sacré, utilisé depuis des siècles comme biopesticide et connu pour ses propriétés médicinales et antibactériennes, est l'objet de toutes les convoitises. Depuis 1985, pas moins de huit brevets ont été déposés par des firmes américaines et japonaises sur des solutions et émulsions stables - et même sur un dentifrice - à base de margousier. Les brevets portent sur des procédés et produits réalisés au moyen des principes actifs du neem. Après obtention de ses DPI, l'entreprise W.R. Grace a entrepris de manufacturer et de commercialiser ses produits à partir d'une antenne installée en Inde. " C'est un comble, s'insurge Vandana Shiva, une physicienne, lauréate du Right Livelihood Award, les brevets déposés sur le margousier empêchent désormais les producteurs et les unités de transformation locaux d'exporter les dérivés du margousier aux Etats-Unis, où il y avait pourtant un marché ; avec son usine installée en Inde, l'entreprise Grace, par sa puissance financière que lui confère justement le marché américain, accapare les graines de neem, dont le prix a augmenté de manière considérable, interdisant désormais aux pauvres d'y avoir accès pour se soigner de manière naturelle ". Actuellement, un conflit oppose deux sociétés indiennes, - Calcutta Chemicals, qui fabrique un dentifrice au margousier, et Indiara, qui vend des pesticides à base de margousier - à Grace, qui défend bec et ongles ses DPI…



    Source : http://www.alerte-verte.com/
    Alerte Verte est un label indépendant présentant sur DVD des films engagés sur le thème de la protection de l'environnement et de ses habitants dans le but de provoquer une prise de conscience et une réflexion. Ce texte repris sur le site d'alerte-verte.com accompagne le documentaire " Les Pirates du Vivant " de Marie-Monique Robin, édité en DVD sous le Label Alerte Verte (novembre 2006), avec un deuxième film de la réalisatrice.


    Développement complémentaire sur :
    http://www.encyclopedie-dd.org/La-biopiraterie

    http://www.project-syndicate.org/commentary/ribeiro1/French :
    Texte de Silvia Ribeiro et Kathy Jo Wetter " Lutter contre la biopiraterie ", 4 septembre 2009

    http://www.icrainternational.org/urgence/479

    http://www.biopiraterie.org/

    http://www.etcgroup.org/upload/publication/717/01/wonfrancais01-23-2009web.pdf
    Communiqué de ETC Group en français (12/2008) - pdf 1.49MB / 50 pages
    "À qui appartient la nature? - Pouvoir des grandes sociétés et ultime frontière de la marchandisation du vivant"



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    Mexique : MAÍZ SANTO ou MONSANTO


    par Jean-Pierre Petit-Gras pour le Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte (CSPCL), à partir d'un article de Silvia Ribeiro



    Tandis que le blé, le riz et les autres céréales existaient déjà à l'état sauvage, et n'ont fait que bénéficier d'améliorations successives, la plupart des historiens de l'agriculture estiment que le maïs a été entièrement créé par l'homme, à partir d'une plante à la fois proche et fort éloignée : le téosinte. Les découvertes archéologiques les plus récentes concernent des épis de maïs (Zea mays) retrouvés dans les vallées centrales de l'Oaxaca, au Mexique, datés vers 7000 ans avant notre ère. On peut aisément imaginer le patient et probablement passionnant "travail" de sélection mené par les hommes et les femmes (1) de cette région du monde, et qui a dû précéder cette apparition pendant des siècles, voire des millénaires.

    Résultant de ce labeur et des soins apportés depuis à leur invention, plusieurs dizaines de races et des milliers de variétés locales, adaptées à des conditions extrêmement variées de sols et de climats, ont apporté aux communautés amérindiennes, du nord au sud, le renforcement de leur autosuffisance alimentaire. On ne saurait donc s'étonner d'entendre des indigènes dire aujourd'hui que sans le maïs, leur civilisation aurait depuis longtemps disparu.

    Pourtant, loin de revendiquer un quelconque droit d'auteur sur la plante, les Indiens des Amériques ont fait exactement l'inverse, dans tous leurs mythes et légendes. Le Popol Vuh, livre sacré des Mayas Quiché, nous rapporte que les dieux, après avoir tenté de créer les premiers hommes avec de la glaise (rapidement dissoute sous les averses tropicales), puis avec du bois (beaucoup plus résistant, mais pas vraiment idéal sur le plan de la sensibilité ou de l'intelligence), ont fini par pétrir les ancêtres des Quiché dans une pâte faite de trois variétés de maïs. Les inventeurs du maïs se disent donc issus de celui-ci. Cette belle inversion laisse apparaître dans toute son ampleur la mesquinerie des entreprises agroalimentaires, tentant, elles, de déposer des brevets sur la vie.

    Là où ils disposent de terres en quantité suffisante, les Indiens du Mexique (et d'ailleurs) continuent d'y vivre, et de démontrer leurs étonnantes capacités à cultiver pour nourrir convenablement leurs familles, les malades et les vieux des villages. La milpa, le champ de maïs, est au centre de la vie indígena. Il y pousse également, en étroite association, des haricots (qui profitent de la tige de la céréale et enrichissent le sol en azote), des calebasses (dont les larges feuilles rampantes retiennent l'évaporation de l'eau et ralentissent la croissance des herbes adventices), des tomates et des physalis, ainsi que tout une foule de plantes aromatiques.

    Les préparations à base de maïs sont aussi variées que savoureuses et nutritives. Bouilli dans une eau additionnée de chaux (la nixtamalisation, celle-ci permettant d'améliorer la disponibilité des vitamines, notamment PP, et d'éliminer le risque de pellagre), écrasé ensuite sur une pierre ou moulu, il permet de fabriquer les célèbres tortillas, mais aussi le pozol (fermenté vingt-quatre heures dans une feuille de bananier, puis consommé dissous dans de l'eau), l'atole, les tamales... et les innombrables spécialités que possède l'art culinaire mexicain (tacos, enchiladas, chilaquiles, pozole, sopes, totopos, nachos, etc.).

    Pour les Mayas, par exemple, le maïs possède une âme (ch'ulel). Des récits racontent aux enfants que, si l'on oublie de ramasser quelques épis de maïs et qu'on les abandonne dans un coin du champ, ceux se mettent à pleurer, rappelant le paysan à son devoir. Dans les langues du Chiapas (tsotsil, tseltal) le verbe manger (ve'el, we'el) s'applique au maïs, le seul aliment capable de restaurer, de reconstituer l'individu. Pour la viande, les haricots, les fruits, on emploiera d'autres verbes. Car on est déjà dans une sorte de grignotage...

    Mais pour nourrir les villes, ces monstres engendrés par la déraison d'un développement devenu incontrôlable, les belles histoires indiennes ne suffisent pas. Au contraire. D'autres mythes, ceux du progrès et d'une humanité tournée vers un futur radieux, urbain, technologique et soumis au "règne machinal", se font entendre bien plus fort. Ils exigent que l'on en finisse avec ces individus arriérés qui ne produisent quasiment rien pour le marché, occupent des terres que l'on verrait bien plus utiles à la production, disons, de biocarburants et refusent de devenir la main-d'oeuvre compétitive et pas chère du tout dont les entreprises ont grand besoin, dans ce contexte de crise.

    Jusque dans les années 1970-1980, le Mexique était autosuffisant en maïs (celui-ci constitue, on l'a vu, l'essentiel du bol alimentaire de la plus grande partie de la population). Des politiques gouvernementales désastreuses ont précarisé la situation des petits et moyens producteurs, qui fournissaient les villes. De hauts dirigeants (2) possèdent, il est vrai, des intérêts dans les trusts de l'agroalimentaire. En 1994, l'entrée du pays dans le TLC (traité de libre commerce, appelé également ALENA ou NAFTA), avec les USA et le Canada, a entraîné la suppression des barrières douanières avec ces pays, dont l'agriculture fortement subventionnée, mécanisée, s'appuie sur des arrosages intensifs, des intrants chimiques en quantité massive, des semences hybrides à haut rendement à l'hectare. Le TLC a précipité la crise des producteurs traditionnels, tandis qu'il a renforcé les secteurs de l'agro-industrie tournés vers l'exportation. La désertification des campagnes s'est accrue, augmentant au passage le poids de la dépendance des villes sur le plan alimentaire. Aujourd'hui, le Mexique doit importer le quart de sa consommation de maïs. On sait, par ailleurs, que les prix de la tortilla ont flambé, suite à la spéculation et la concurrence de la production de biocarburants. Pendant dix ans, un moratoire avait empêché la culture de maïs transgénique. Même si l'on avait déjà observé des cas de contamination (notamment dans l'Etat d'Oaxaca, berceau historique du maïs), le maïs OGM n'était jusqu'à ces derniers temps présent que dans la farine industrielle (la fameuse Maseca). La levée du moratoire, décrétée par le gouvernement de Felipe Calderón, suscite de vigoureuses réactions dans tout le pays. Les associations, les manifestations se multiplient. Une campagne (Sin maíz no hay país, Sans maïs pas de pays) a sillonné le Mexique. La chercheuse Silvia Ribeiro n'hésite pas à parler de maïcide (3). Mais Monsanto, le "libre commerce" et tout un système économique et social reposant sur la diminution constante du nombre de paysans, sur l'urbanisation et l'aliénation massive de la population auront le dernier mot.

    L'objectif, ne l'oublions pas, est bel et bien l'appropriation et l'exploitation par une poignée de multinationales de l'ensemble des semences utilisées sur la planète. Les OGM, au-delà des quelques dégâts collatéraux sur la microfaune et la flore, sur la biodiversité et, peut-être, sur la santé humaine, sont la voie royale pour y parvenir.

    Sur le terrain, c'est-à-dire sur leurs terres et territoires, les seuls qui mèneront la résistance jusqu'au bout seront très probablement des paysans indigènes (4). Que ce soit les zapatistes tsotsil, tseltal, ch'ol, tojolabal ou zoque de l'EZLN au Chiapas, des zapotecos ou des mixtecos de l'Oaxaca, des p'urépecha ou des nahuas au Michoacán, il s'agit pour ces hommes et ces femmes de défendre ce dont ils sont faits. Ou leur création, comme l'on préfère : le Santo Maíz.


    (1) Le rôle des femmes dans la sélection des semences, dans les sociétés traditionnelles, est bien connu. Au Mexique, cette tâche est toujours l'occasion de fêtes et de réjouissances.

    (2) La famille de Salinas de Gortari, par exemple, est liée au trust Gruma (Maseca), qui contrôle la fabrication de farine de maïs et de tortillas industrielles.

    (3) Silvia Ribeiro anime un groupe de recherche intitulé ETC.

    (4) Au Chiapas, les zapatistes poursuivent la construction de leur autonomie, dans un contexte de guerre "de basse intensité" de plus en plus aigu. Ailleurs, dans l'Oaxaca, au Guerrero ou au Michoacán, le processus de récupération des terres et de l'autonomie rencontre lui aussi la répression, les assassinats et une militarisation croissante.



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    Nelson Mandela
    et le poème INVICTUS de William Ernest Henley

    Nelson Rolihlahla Mandela, né le 18 juillet 1918 à Mvezo dans l'est de la province du Cap en Afrique du Sud, fut l'un des meneurs historique de la lutte contre le système politique d'apartheid en Afrique du Sud. Condamné à la prison et aux travaux forcés à perpétuité pour son action pour l'égalité des droits civiques, Nelson Mandela passa 27 années dans les geoles de l'Apartheid avant d'être libéré le 11 février 1990.

    Il soutient alors la réconciliation et la négociation avec le gouvernement du président Frederik de Klerk. En 1993, il reçoit conjointement avec ce dernier le prix Nobel de la paix pour leurs actions en faveur de la fin de l'apartheid et l'établissement d'une démocratie non raciale dans le pays.

    Elu premier président noir d'Afrique du Sud (1994-1999), à la suite des premières élections nationales non raciales, il continue avec succès la politique de réconciliation nationale et après un unique mandat, se retire de la vie politique active.



    Nous souhaitons rendre hommage à Nelson Mandela à l'occasion du 20ème anniversaire de sa libération, en reproduisant ici son poème préféré, le célèbre INVICTUS, écrit par William Ernest Henley en 1875.



    Texte original :

    Out of the night that covers me,
    Black as the pit from pole to pole,
    I thank whatever gods may be
    For my unconquerable soul.

    In the fell clutch of circumstance
    I have not winced nor cried aloud.
    Under the bludgeonings of chance
    My head is bloody, but unbow'd.

    Beyond this place of wrath and tears
    Looms but the Horror of the shade,
    And yet the menace of the years
    Finds and shall find me unafraid.

    It matters not how strait the gate,
    How charged with punishments the scroll,
    I am the master of my fate:
    I am the captain of my soul.

    Traduction littéraire :

    Dans la nuit qui m'environne,
    Dans les ténèbres qui m'enserrent,
    Je loue les Dieux qui me donnent
    Une âme, à la fois noble et fière.

    Prisonnier de ma situation,
    Je ne veux pas me rebeller.
    Meurtri par les tribulations,
    Je suis debout bien que blessé.

    En ce lieu d'opprobres et de pleurs,
    Je ne vois qu'horreur et ombres
    Les années s'annoncent sombres
    Mais je ne connaîtrai pas la peur.

    Aussi étroit soit le chemin,
    Bien qu'on m'accuse et qu'on me blâme
    Je suis le maître de mon destin,
    le capitaine de mon âme.

    Traduction littérale :

    Depuis l'obscurité qui m'envahit,
    Noire comme le royaume de l'enfer,
    Je remercie les dieux quels qu'ils soient
    Pour mon âme indomptable.

    Dans l'étreinte féroce des circonstances,
    Je n'ai ni bronché ni pleuré
    Sous les coups de l'adversité.
    Mon esprit est ensanglanté mais inflexible.

    Au-delà de ce monde de colère et de larmes,
    Ne se profile que l'horreur de la nuit.
    Et pourtant face à la grande menace
    Je me trouve et je reste sans peur.

    Peu importe combien le voyage sera dur,
    Et combien la liste des châtiments sera lourde,
    Je suis le maître de mon destin,
    Je suis le capitaine de mon âme.



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    Zapatisme, pouvoir et démocratie


    par Jean-Pierre Petit-Gras pour le Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte (CSPCL), printemps 2009



    Le système des cargos(charges) dans la tradition indigène et le mouvement zapatiste


    En janvier 1994, les indigènes zapatistes, mayas et zoques du Chiapas, se sont soulevés, les armes à la main, face à un système qui les privait de tout depuis cinq siècles : terre, nourriture, logements décents, santé, travail, éducation... Depuis, ils ont posé leurs armes, mais entrepris de construire une société autonome et originale dans ce coin perdu et superbe du sud-est mexicain.

    Ces gens, que l'on appelle " indiens ", se reconnaissent, eux, comme " indigènes ". Ils se distinguent du reste de la population (du Mexique, par exemple), par le fait qu'ils vivent dans des communautés (villages) sur un même territoire. La propriété privée de la terre n'existe pas chez eux (c'est une aberration, la terre-mère est sacrée... on dit souvent, et eux-mêmes le disent, mais pas pour la galerie, que c'est nous qui appartenons à la terre). Le territoire fait l'objet d'une gestion collective, dans le cadre d'une organisation horizontale, démocratique, très précise, qui s'appuie également sur des tâches effectuées collectivement de manière régulière. La conservation de leurs langues (au Chiapas on parle encore une dizaine de langues mayas, plus le zoque), le fait de partager une vision du monde et des traditions culturelles communes, sont, enfin, les autres éléments essentiels qui caractérisent ces populations indigènes.

    D'emblée, ce mouvement étonne et force l'admiration, à cause de plusieurs caractéristiques :

    En premier lieu, on est saisi par la force des zapatistes, par la fermeté de leur résistance. Ceci, alors que leur situation pourrait sembler extrêmement précaire.

    Dans les régions des Altos (les Hautes Terres), l'absence de place pour cultiver et vivre est flagrante. Habitations, champs de maïs, troupeaux de moutons et êtres humains se partagent des territoires manifestement trop petits, d'autant plus qu'une bonne partie de cette région, entre 1 500 et 2 800 mètres d'altitude, est abrupte... vraiment pas le lieu idéal pour faire passer une charrue.

    Dans la forêt Lacandone et les vallées qui la traversent, la prolifération des installations militaires et celle des groupes paramilitaires, ainsi que la construction de routes et autoroutes, les projets touristiques (rebaptisés écotouristiques, le pouvoir n'ayant jamais peur des mots !), l'implantation de cultures industrielles, toute cette avancée du monde capitaliste moderne, dans lequel des groupes humains autonomes, non soumis au salariat ou aux lois du marché, n'ont évidemment plus leur place, tout cela semble absolument imparable.

    Pourtant, malgré la terrible pression économique et militaire de la " guerre de basse intensité " que lui livrent les gouvernements locaux (notamment celui de l'État du Chiapas, dirigé par le PRD, membre de l'Internationale socialiste) et celui de la république fédérale, les zapatistes construisent une véritable " autonomie ".

    Ayant coupé tout lien d'inféodation avec ceux qu'ils désignent sous le terme de " mauvais gouvernements ", les zapatistes ont instauré, dans les cinq espaces de " capitales régionales " appelées " caracoles " (escargots), cinq structures d' auto-gouvernement, les " Conseils de bon gouvernement " (ou encore : Juntas de Buen Gobierno).

    Ils ont mis en place leur propre système de santé : des cliniques et micro-cliniques, des dispensaires et des équipes de promoteurs de santé se rendent de communauté en communauté, aussi bien pour assurer des soins que pour renforcer la prévention, mais aussi pour recueillir les connaissances des plus âgés, notamment des femmes, en matière de plantes médicinales, de suivi des grossesses, d'accouchements, etc.

    Ils possèdent leur système scolaire : des écoles secondaires où se forment les promoteurs d'éducation. Ces jeunes gens et jeunes filles retournent ensuite dans leur communauté pour définir, en liaison avec les adultes et autres autorités locales, les programmes de ce qu'ils vont enseigner aux enfants dans l'école du village. La police et la justice sont elles aussi directement assurées au niveau des quelques 1 400 communautés, desmunicipes autonomes (il y en a 38) et des Juntas de Buen Gobierno, dans les cinq caracoles.

    Enfin, au plan économique, le travail collectif pour la production alimentaire (champs de maïs, de haricots, café, rizières ou potagers, bétail), permettant une fois nourries les familles de répartir ou commercialiser les excédents, assure une redistribution, notamment en direction des plus âgés et des malades, ainsi qu'en soutien de l'effort de celles et ceux qui travaillent dans la santé, l'éducation, etc.

    Cette organisation est à vrai dire assez impressionnante : malgré l'évidente pauvreté, les tensions et la violence liées à la militarisation et la paramilitarisation de la région, malgré aussi le travail parfois rude (en premier lieu pour les femmes), on peut voir que les populations zapatistes sont en mouvement, actives, solidaires, et que leurs constructions vont de l'avant. La tranquillité, la joie de vivre et d'être ensemble ne sont pas pour la photo. Tout cela se respire et se sent, pour qui séjourne quelque temps parmi eux.

    Les zapatistes n'ont pas inventé cette organisation communautaire. Le système découle d'une tradition ancienne, très probablement bien antérieure à l'arrivée des Espagnols au début du XVIe siècle, et qui a subsisté en dépit, et contre la dure oppression qu'ils ont dû subir (s'il fallait donner un chiffre, rappelons que plus de 90 % des Amérindiens ont été anéantis en 150 ans de domination européenne).

    Cette organisation ancienne s'appuie sur ce que l'on appelle en espagnol les " cargos ", les charges. Il s'agit de responsabilités à caractère rotatif et révocable, non rémunérées, attribuées dès l'adolescence aux membres de la communauté. Ceci pour une durée d'un an, avec des périodes de " repos " entre deux exercices de ces " charges ".

    Les charges concernent un éventail très large de tâches et d'activités, qui vont généralement du plus simple au plus complexe, par exemple de l'entretien d'un lieu de culte, d'un chemin ou des abords d'une source, à la préparation des fêtes religieuses et à l'exercice de la justice, en passant par la police et différentes fonctions " administratives "...

    L'individu qui s'acquitte correctement des différents échelons de ces tâches fera partie, avec les années, des " anciens ", des " autorités " de la communauté.

    Le système colonial a bien évidemment influé, depuis 500 ans, sur l'exercice de ces " charges ". La dénomination même des cargos, leur hiérarchisation et le contrôle des responsables par l'administration et les autorités religieuses ont permis aux Espagnols, et plus tard à l'État indépendant du Mexique d'affiner et de renforcer leur domination sur les indiens. Ces responsabilités varient d'une région à l'autre, avec l'inclusion ou non des femmes (dans l'immense majorité des cas, écartées des responsabilités " extérieures " dans les systèmes sociaux hiérarchisés). Mais si le pouvoir a tenté de contrôler les communautés, à travers les caciques, quelque soit la forme employée pour leur nomination, il n'est jamais parvenu à faire disparaître le principe de ce gouvernement par en bas, au niveau du village, en dehors (et souvent contre elles) des autorités d'un État sur lequel elles n'ont aucune prise.

    Les zapatistes de l'EZLN n'ont donc fait que reprendre et perfectionner l'organisation de ces cargos, en y réintroduisant la participation des femmes, et en les débarrassant, évidemment, de la manipulation de l'administration et des " mauvais gouvernements ".

    Les cargos permettent la mise en marche et le fonctionnement de l'autonomie. Notons que les tâches des promoteurs de santé, d'éducation et de communication (les hommes et femmes qui participent à la circulation de l'information, à la fabrication de documentaires, etc.), entrent dans ce cadre des charges.

    La non rémunération, compensée par les coups de main donnés pour les travaux agricoles, ou une aide en nature rendue possible grâce au travail collectif, est toujours une des caractéristiques essentielles du système des charges. En même temps, rappelons-le, que la révocabilité, la rotation, etc.

    La désignation des responsabilités se fait par consensus, dans le cadre des assemblées de la communauté. Être désigné pour l'une d'elles est un honneur, une reconnaissance, et l'individu se doit bien sûr de se montrer à la hauteur de la mission qui lui est confiée.

    La communauté se dote ainsi des moyens de transmettre et d'utiliser au mieux les compétences de ses membres dans les différents domaines, en adéquation avec ses besoins, coutumes et intérêts, à la recherche d'une harmonie réelle entre ses habitants, mais aussi avec les communautés voisines.

    Les zapatistes ont étendu le système des charges communautaires au fonctionnement de leur auto- gouvernement, c'est à dire à la désignation des personnes qui vont siéger, pour une période déterminée, dans les " municipes autonomes ", regroupant chacun des dizaines de communautés, et aux " Conseils de bon gouvernement " nommés dans les cinq régions géographiques du Chiapas indigène rebelle.

    Dans ce dernier cas, celui des Conseils de bon gouvernement (Juntas de Buen Gobierno), les hommes et les femmes désignées pour gouverner leur région ont un " mandat " qui court sur trois ans. Mais ils ne siègent que par rotation, pendant des périodes de 10 jours. Une fois terminées ces périodes, chacun repart dans sa communauté, vaquer aux occupations " ordinaires ", c'est-à-dire, principalement, à la vie du village et à l'entretien du champ de maïs (les parcelles de culture sont individuelles, ou collectives selon les régions).

    Cette organisation permet à un maximum de personnes d'apprendre l'auto-gouvernement. Les zapatistes reconnaissent qu'ils perdent indubitablement en efficacité, en suivi des dossiers, etc., mais ils insistent sur l'énorme avantage de ce partage réel, par en bas, des responsabilités les plus importantes.

    Une dernière remarque : les zapatistes tsotsil d'Oventik appellent leur " Conseil de bon gouvernement " Snail tzobombail yu'un lekil J'amteletik , ce qui veut dire, à peu près, " la maison de réunion pour ceux qui travaillent au bien commun "...

    Les mayas ont bien fait quelques emprunts à la langue espagnole, pour nommer des objets ou des animaux qu'ils ne connaissaient pas avant l'arrivée des envahisseurs : vakax, par exemple, pour désigner une vache, ou mexa, pour la table, mesa en espagnol. Mais ils n'ont jamais adopté des mots concernant des concepts leur paraissant trompeurs : le mot " démocratie ", entre autres, n'est pas dans leur dictionnaire. La défense des langues vernaculaires sert aussi à cela, ne pas se laisser manipuler.



    L'assemblée de la communauté indigène zapatiste : son rôle et son fonctionnement


    Lors des " Deuxièmes Rencontres des peuples zapatistes avec les peuples du monde ", organisées par les communautés zapatistes du Chiapas au cours de l'été 2007, celles-ci ont apporté des explications claires sur leur organisation, et le fonctionnement de leurs assemblées.

    Étant collectivement propriétaires (il vaudrait mieux dire " responsables ") du territoire de leur communauté, ses membres sont placés dans une situation " objective " d'égalité et de co-gestion.

    Par ailleurs, de nombreux éléments de leur culture, de leur cosmovision, que l'on retrouve y compris dans la structure de leurs langues, de multiples traditions viennent conforter ce refus de la hiérarchie, cette affirmation d'une égalité de condition et de droits entre les individus. On peut citer à ce propos, parmi bien d'autres exemples relevés par des historiens, la coutume consistant à confier à une personne qui s'était enrichie dans le cadre de son activité (commerce, etc.) la charge de mayordomo, c'est-à-dire de responsable de l'organisation des fêtes religieuses dans la communauté. Cette charge représentait à la fois un honneur et une reconnaissance. Mais elle impliquait également beaucoup de frais, pour la personne ainsi honorée, qui devait payer de sa poche les dépenses liées aux multiples fêtes (feux d'artifice, boissons, nourriture, etc.), et se retrouvait complètement " à sec " à la fin de l'exercice de sa charge... Une façon élégante d'empêcher que les disparités sociales s'installent dans le village, n'est-ce pas ?

    L'assemblée communautaire a pour objet l'organisation de la gestion collective de ce qui appartient au village : des biens fonciers, c'est-à-dire les terres, ainsi que les bois, les cours d'eau et les sources, les ressources qui s'y trouvent. Mais également les biens immatériels, à savoir la vie culturelle, religieuse et festive, les rapports sociaux, la transmission des connaissances, la santé, la sécurité, etc.

    Les terres, dans les zones rebelles zapatistes, sont parfois divisées en parcelles attribuées à chaque famille, transmissibles de père en fils (chez les zapatistes une fille peut hériter d'une parcelle, mais ce n'est pas encore généralisé). Ces parcelles sont bien évidemment inaliénables, c'est-à-dire que l'on ne peut les vendre ou les acheter, les soustraire au territoire de la comunidad. On a donc affaire à un droit d'usage, et non au droit de propriété.

    Les parcelles agricoles (les champs de maïs, de haricots, de riz ou d'autres cultures) peuvent également être cultivées collectivement, et les fruits des récoltes sont partagés au sein de la communauté. C'est le cas, généralement, dans les terres récupérées après le soulèvement de 1994.

    La gestion des terres et des ressources, à laquelle il faut ajouter l'organisation du travail collectif (qui est la norme, même dans les zones où les parcelles sont individuelles), plus les questions sociales, politiques et culturelles, font donc l'objet de décisions communes, prises en assemblée pour les plus importantes.



    L'assemblée de la communauté indigène zapatiste : la composition et le déroulement de l'assemblée :


    Tous les membres de la communauté peuvent (et doivent, sauf raison particulière) y participer. Hommes, femmes, enfants (tant qu'ils ne s'endorment pas...)

    Tout le monde a le droit à la parole. Le principe de l'égalité entre les individus est très fort, comme il est dit plus haut. L'idée que personne ne vaut plus qu'un autre semble l'évidence la plus élémentaire.

    En général, c'est une " autorité ", ou bien un membre de la communauté ayant un problème particulier à poser, qui présente le débat.

    Ensuite, vient un moment où tout le monde, quasiment, parle. On peut avoir l'impression d'une confusion.

    Puis c'est de nouveau un ancien, une autorité, qui prend la parole pour tenter d'exprimer l'avis général : " la communauté pense que... "

    Il peut être approuvé, ou contesté dans sa synthèse. Dans le premier cas, un " accord ", verbal, est pris. Cette décision fera office de loi jusqu'à la prochaine assemblée. Pas besoin de procès-verbal, de papier, d'huissier ou de caméra vidéo. La parole est sacrée.

    Dans le deuxième cas, s'il y a contestation, la discussion reprend de plus belle. Si on arrive à un consensus, la décision est prise.

    Dans le cas contraire, on ne prend pas de décision, on la remet à plus tard. Il n'y a pas de vote, pour passer en force, ni à 50,01 %, ni à 75 %... La cohésion de la communauté demande le consensus, l'unanimité, et refuse la division, y compris celle qu'engendrerait l'imposition d'une décision de la majorité sur une minorité.

    Les décisions concernent quasiment tout : désignation des charges de responsabilités (les cargos dont on a parlé), organisation du travail collectif, questions de solidarité, d'éducation, plus les différents et conflits éventuels, qu'il est important de régler, et bien sûr tout ce qui concerne l'implication de la communauté dans la résistance et la construction de l'autonomie. Ceci au niveau local, à celui des " municipios " (municipalités) autonomes, et des Conseils de bon gouvernement.

    La recherche de l'harmonie est une constante, à la fois au sein de la communauté et à l'échelon des relations de voisinage : le compromis est souhaité pour tout conflit interne ou externe (territoire, contestation, comportements vus comme répréhensibles ou nuisibles : par exemple coupe de bois vert, coupe de bois près d'une source, vol éventuel...).

    Tout le monde connaît tout le monde, dans des communautés assez réduites (quelques centaines d'habitants au maximum). On ne parle donc pas pour s'assurer une position dominante, ou pour épater la galerie. Répétons-le, la vision dominante est celle de l'intérêt commun, bien réel, et qu'il faut préserver et renforcer. Dans un système où les moyens de production (les terres) ne sont pas privés, et où les responsabilités sont rotatives et peuvent faire l'objet d'une révocation, ce mode de fonctionnement paraît naturel et logique.

    L'assemblée peut durer longtemps. Les gens sont rompus à ce genre d'exercice, car ils passent énormément de temps à parler ensemble.

    La participation des femmes, et d'autres facteurs non négligeables, comme l'absence de consommation d'alcool, sont des éléments qui viennent renforcer l'efficacité des assemblées. De plus, la gaieté cohabite avec le sérieux, dans ce genre de réunions.

    Dans les communautés zapatistes, les activités liées à la résistance et la construction de l'autonomie, les conflits multiples avec les autorités officielles (l'occupation militaire, avec 60 000 soldats pour une population civile rebelle de quelques centaines de milliers de personnes, et la pression policière, qui multiplie les provocations), qu'elles soient locales, régionales (l'État du Chiapas, dirigé par le gouverneur " de gauche " Juan Sabines) ou nationales (au niveau de l'État fédéral, dirigé par l'extrême-droite Felipe Calderón), ou encore avec les villages non-zapatistes (priistes, perredistes, voire paramilitaires, car le conflit autour des terres est aigu, le gouvernement proposant de redistribuer les terres occupées après 1994, en parcelles privées), tout cela rend ces palabres, débats et assemblées plus qu'indispensables.



    Quelques conclusions :


    Le résultat de ces pratiques des indigènes zapatistes, c'est la force de la pensée collective, des questions réfléchies ensemble, et des décisions appliquées une fois prises.

    Il est difficile de s'expliquer autrement la résistance que sont capables d'opposer les communautés et les organisations en rébellion à la guerre de basse intensité que leur livre le pouvoir depuis quinze ans.

    Cet auto-gouvernement, certainement loin d'être parfait, représente à la fois la récupération d'une tradition (que d'autres communautés ont abandonnée ou dévoyée, sous la pression notamment des manouvres de division opérées par les différents pouvoirs, externes et internes, des illusions engendrées par un progrès qui n'en est pas un, de la soumission à l'État providence, qui n'a pourtant jamais raté une occasion pour les mettre au pas) et un énorme effort d'imagination et de construction. Pour refaire l'autonomie dont les indigènes ont besoin, s'ils veulent continuer à être ce qu'ils sont, à mener la vie qu'ils considèrent comme seule souhaitable, sur ce qu'ils ont de plus cher : leurs terres communes.

    On pourrait ajouter que la démocratie (le pouvoir du peuple) ne peut exister que si une population l'exerce réellement et directement. Pour cela il lui faut partir d'en bas, et non déléguer, s'appuyer sur sa culture, sur une égalité concrète entre les individus, sur la gestion collective et solidaire des biens les plus précieux (la terre, l'air, l'eau, les plantes, la nourriture, la mémoire, la solidarité, la danse, la musique, etc.), ceux qui rendent la vie possible et belle. C'est une des leçons que l'on peut tirer de l'expérience zapatiste.


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    Alliance Mondiale des Peuples
    Autochtones et Tribaux

    L'Alliance mondiale des peuples autochtones et tribaux des forêts tropicales est un réseau planétaire d'organisations de populations autochtones vivant dans les forêts tropicales d'Afrique, d'Asie et d'Amérique. L'Alliance a été fondée en 1992 dans le cadre d'une conférence autochtone organisée en Malaisie, au cours de laquelle la Charte de l'Alliance a été adoptée.


    http://www.international-alliance.org



    UNE LONGUE LUTTE POUR NOS DROITS



    La lutte pour nos droits en tant que peuples autochtones remonte à l'époque où les colons ont envahi nos territoires, profané nos sols et pillé nos ressources. Les cinquante millions d'entre nous qui vivions dans les forêts tropicales ont été tout spécialement victimes de l'exploitation et de l'oppression car l'abattage, l'extraction minière, l'élevage, le déplacement forcé et d'autres formes de colonisation ont marqué notre histoire du signe de la mort et de la spoliation. Nous, peuples autochtones, sommes plus de 300 millions et nos 4 000 langues et cultures représentent 90% de la diversité culturelle mondiale. Nos territoires couvrent en outre des régions offrant une diversité biologique extrême, telles que des forêts et des récifs coralliens. L'immense biodiversité actuelle n'existe d'ailleurs que parce que les populations autochtones ont entretenu la diversité des espèces depuis des millénaires : leurs connaissances, leurs compétences et leur perception en la matière, basées sur des principes de durabilité, ne sont plus à démontrer. Partout en régions forestières, les populations autochtones perpétuent des pratiques agricoles qui favorisent la diversité biologique et qui font partie de nos coutumes depuis la nuit des temps.

    La production autochtone repose sur la connaissance et l'utilisation durable d'un grand nombre d'espèces différentes. Les populations autochtones ont fait preuve d'esprit d'innovation en favorisant cette diversification et en se servant de toutes les espèces présentes dans leur région. C'est ainsi que les ressources forestières fournissent des fruits pour denrées alimentaires et boissons, des médicaments, des abris, des pesticides et des vêtements. La gestion éclairée de zones écologiques très variées atteste de l'immense flexibilité de nos compétences en matière de biodiversité, et établit un lien incontestable entre le concept de territoire, le concept de culture et notre identité en tant que peuples autochtones.

    Cette relation réciproquement enrichissante entre les peuples autochtones et la biodiversité forestière est hélas menacée par les pressions qui s'exercent dans les régions envahies par les colonisateurs - ces étrangers en quête de fortune qui n'hésitent pas à déplacer les habitants originaires des lieux. Nous, peuples autochtones, sommes donc des peuples colonisés. Le libre accès que les Etats ont octroyé aux colonisateurs et aux multinationales en vue de l'exploitation de nos ressources forestières limite nos possibilités de production durable et laisse notre milieu naturel aux mains de forces destructrices.

    Depuis une vingtaine d'années, toutefois, la mobilisation internationale des peuples autochtones est parvenue à attirer l'attention sur les dangers qui les menacent. Les Nations unies notamment accordent une importance croissante aux droits autochtones, comme en témoigne l'approbation du projet de Déclaration internationale des droits des peuples autochtones par la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités en 1993. Ce document fixe une série minimale de normes en vue de la reconnaissance de nos droits. La Commission des droits de l'homme s'est penchée entre temps sur la création d'une Instance permanente pour les populations autochtones, qui nous servirait de centre de liaison au sein du système des Nations unies.

    Parallèlement à ces initiatives émanant de la Commission des droits de l'homme, les Nations unies ont amorcé un processus visant à la mise en place et à l'application d'instruments de protection de l'environnement à l'échelon mondial. La Conférence de Rio sur l'environnement et le développement (CNUED) constitue un élément essentiel de ce processus, notamment au travers de ses deux principaux documents : le Programme " Action 21 " et la Convention sur la diversité biologique. Les peuples autochtones sont l'un des grands groupes cibles du premier et sont mentionnés à plusieurs reprises dans le second, ce qui n'est guère surprenant puisque nous vivons principalement dans les régions exposées aux risques de destruction écologique. Nous considérons d'ailleurs, en tant que peuples autochtones des forêts tropicales, que l'avenir de l'environnement et notre propre survie sont inextricablement liés. Nous avons un destin commun.

    Nous avons organisé notre propre réunion à Kari-Oca, en marge du Sommet de Rio. La Déclaration de Kari-Oca, issue de cette réunion, est devenue la déclaration officielle des peuples autochtones sur l'environnement. Ses 109 articles couvrent les droits de l'homme et le droit international, les sols et territoires, la biodiversité et la conservation, les stratégies de développement, la culture, la science et la propriété intellectuelle. Un représentant autochtone, Marcos Terrena, a été autorisé à présenter les résultats de la réunion de Kari-Oca à la CNUED et il a bien résumé notre point de vue en y déclarant : " Nous affirmons être des peuples autochtones ayant des droits inaliénables à l'autodétermination et aux terres de nos ancêtres. Tant que ces droits ne seront pas reconnus et respectés par les gouvernements des Nations unies, toute discussion concernant la protection de l'environnement et le développement durable restera purement rhétorique. "

    Une Commission du développement durable a été mise en place en 1992 sur recommandation du Programme " Action 21 ". Les peuples autochtones y étaient peu représentés les premières années, mais leur participation s'est fortement accrue lors des quatrième et cinquième sessions. Le Groupe intergouvernemental sur les forêts, instance dérivée de la précédente, a abordé les questions autochtones au cours de sa deuxième et de sa troisième réunion. Suite aux activités de lobby menées par les peuples autochtones, une réunion entre sessions du Groupe intergouvernemental sur les forêts a été organisée à Leticia (Colombie) sous l'égide des gouvernements danois et colombien en vue d'étudier l'environnement et les droits des peuples autochtones et de ceux qui vivent des forêts. La Déclaration et le Plan d'Action de Leticia sont venus compléter la Déclaration de Kari-Oca et constituent une percée décisive en ce qui concerne le lien entre les peuples autochtones et les questions environnementales.

    La Déclaration de Leticia reconnaît en effet les droits fondamentaux des peuples autochtones, tels le droit à l'autodétermination, l'importance des forêts pour ces populations, la nécessité de maintenir la diversité culturelle et la reconnaissance des droits sur les terres et les territoires. La déclaration précise en outre que les peuples autochtones doivent avoir une voix prioritaire dans les décisions sur les problèmes forestiers qui les concernent. Les principes généraux placent les droits au cœur des décisions en matière forestière, et il convient de les respecter. Il revient aux peuples autochtones de veiller à la gestion et à la conservation de leurs ressources, et leurs institutions doivent être reconnues et renforcées. La participation doit s'organiser sur pied d'égalité à tous les échelons et le projet de Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones doit constituer le fondement de cette reconnaissance de nos droits. Grâce à des activités de lobby, les conclusions de la réunion de Leticia se retrouvent dans les rapports de la quatrième session du Groupe intergouvernemental sur les forêts, de la cinquième session de la Commission du développement durable et de la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations unies tenue en 1997.

    La Convention sur la diversité biologique est entrée en vigueur en 1993 et a été ratifiée par plus de cent gouvernements. Bien qu'elle soit axée sur les droits des Etats, les peuples autochtones sont cités dans plusieurs de ses articles, et en particulier à l'article 8j qui stipule que la législation nationale doit " respecter, préserver et maintenir les connaissances, les innovations et les pratiques des communautés autochtones... et en favoriser l'application sur une plus grande échelle avec l'accord et la participation des dépositaires de ces connaissances... et encourager le partage équitable des avantages découlant de leur utilisation. "

    La Convention sur la diversité biologique est mise en œuvre par un forum intergouvernemental mieux connu sous le nom de Conférence des Parties (COP), auquel les peuples autochtones ont peu accès. L'un de nos représentants est toutefois parvenu lors de la COP3, organisée à Buenos Aires, à exprimer nos préoccupations concernant la Convention : son accent très marqué sur la souveraineté des États; sa priorité aux zones protégées sans prise en compte des populations qui y vivent; le partage des avantages confié à l'État; et la menace de la dépossession des connaissances autochtones à des fins commerciales. Nos activités de lobby ont permis d'organiser à Madrid, à la fin de l'année 1997, une réunion officielle de la Convention sur la biodiversité spécifiquement consacrée aux peuples autochtones; elle a proposé à la COP4, tenue à Bratislava, la création, sous l'égide de la Conférence des Parties, d'un Groupe de travail pour les peuples autochtones. Cette proposition a été approuvée et la première réunion aura lieu à Montréal en 1999. Les peuples autochtones sont donc parvenus à faire entendre leur voix aux Nations unies. Il convient maintenant de veiller à ce que nos exigences soient comprises et respectées.

    Les peuples autochtones se trouvent confrontés à deux problèmes principaux en ce qui concerne leur lien avec l'environnement. Le premier résulte des projets de développement à grande échelle et de l'activité des multinationales. Nous, populations autochtones, tentons depuis des années de convaincre les pouvoirs publics et les entreprises d'instaurer des contrôles permettant d'avoir une prise directe sur les dégâts causés à l'environnement. La Directive opérationnelle 4.20 de la Banque mondiale, actuellement révisée, revêt une importance toute particulière dans ce contexte puisqu'elle vise à protéger les peuples autochtones des répercussions négatives des projets de la Banque et qu'elle leur offre la possibilité de participer au processus de développement. Bien que cette politique ait été encouragée par de nombreuses campagnes, la Banque reste un partenaire difficile en raison de son manque de transparence et de responsabilisation. Il conviendrait en outre que les entreprises privées adoptent, elles aussi, les principes énoncés dans cette Directive opérationnelle de la Banque mondiale.

    Parmi toutes les préoccupations environnementales auxquelles les peuples autochtones doivent faire face, les zones protégées constituent sans doute la menace la plus importante. Le modèle classique de conservation nous pose, en effet, un sérieux problème : non seulement la vision de la nature qui nous est ainsi imposée ne correspond que de très loin à notre propre perception de nos territoires et des forces naturelles, mais elle nous place en situation de conflit direct avec les organismes publics qui cherchent à nous prendre nos terres au nom de la conservation. Les " parcs nationaux " et autres zones protégées sont à l'origine de multiples violations des droits de l'homme et d'un déplacement forcé de peuples autochtones loin des terres de leurs ancêtres. Nos pratiques traditionnelles de gestion et de surveillance de nos terres ont été re jetées en faveur de règles et réglementations extérieures qui sapent l'autorité de nos chefs et engendrent un appauvrissement et une détérioration de notre environnement. Un certain nombre d'écologistes ont - heureusement - pris conscience de ces problèmes depuis le milieu des années 1970 et lors de son récent Congrès de Montréal, l'UlCN a pris des options majeures en faveur de la reconnaissance des droits autochtones. De son côté, le Fonds mondial pour la nature a adopté sa propre politique concernant les peuples autochtones et la conservation, laquelle reconnaît explicitement nos droits à nos territoires ainsi qu'à un consentement libre et dûment informé sur ce qui s'y passe.

    La politique de l'Union européenne vis-à-vis des peuples autochtones, récemment approuvée, est la dernière initiative positive en vue de la reconnaissance des droits des populations autochtones sur leur environnement. Adoptée par la Commission, cette politique, qui reconnaît les droits des populations autochtones et leur contribution à la conservation et à l'utilisation durable des ressources naturelles, bénéficie d'un large soutien parmi les peuples autochtones du monde entier. Elle reconnaît également le danger que peuvent constituer des programmes de développement imposés de l'extérieur sans le consentement des populations concernées. Les droits des peuples autochtones ont donc parcouru un long chemin au cours des dix dernières années. Mais encore faut-il, pour que le but soit atteint, que ces initiatives constructives s'avèrent utiles sur le terrain. Après tout, les Nations unies et autres institutions internationales ne mériteront nos hommages que si leurs bonnes paroles se traduisent en actes concrets, à savoir un véritable appui à la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Seule une telle démarche nous permettra d'assurer un environnement sain pour tous - et dans l'intérêt de chacun.




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    Claude Levi-Strauss (1908-2009),
    Anthropologue, ethnologue et philosophe

    Claude Lévi-Strauss est né à Bruxelles en 1908, de parents juifs alsaciens. Il milite dans sa jeunesse à la SFIO puis passe l'agrégation de philo en 1931. Nommé professeur à l'université de Sao Paulo, il part pour le Brésil en 1935 où il dirige plusieurs missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en Amazonie. Il racontera cette expérience dans son autobiographie intellectuelle, "Tristes Tropiques" (1955), un des grands livres du XXème siècle. En 1959, il est titulaire de la chaire d'anthropologie sociale au Collège de France, où il exerce jusqu'à sa retraite en 1982. En 1973, il est le premier ethnologue admis à l'Académie française.



    "La difficulté croissante de vivre ensemble..."


    Parce que je suis né dans les premières années du XXe siècle et que, jusqu'à sa fin, j'en ai été l'un des témoins, on me demande souvent de me prononcer sur lui. Il serait inconvenant de me faire le juge des événements tragiques qui l'ont marqué. Cela appartient à ceux qui les vécurent de façon cruelle, alors que des chances successives me protégèrent, si ce n'est que le cours de ma carrière en fut grandement affecté.

    L'ethnologie, dont on peut se demander si elle est d'abord une science ou un art (ou bien, peut-être, tous les deux), plonge ses racines en partie dans une époque ancienne et en partie dans une autre récente. Quand les hommes de la fin du Moyen Age et de la Renaissance ont redécouvert l'Antiquité gréco-romaine et quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de leur enseignement, ne pratiquaient-ils pas une première forme d'ethnologie? On reconnaissait qu'aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance trouva dans la littérature ancienne le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d'autres temps et d'autres lieux.

    La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la Renaissance, l'univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu'en soupçonner l'existence. Au XVIIIe et au XIXe siècle, l'humanisme s'élargit avec le progrès de l'exploration géographique. La Chine, l'Inde s'inscrivent dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude à créer un terme original, qu'il s'agit bien du même mouvement humaniste s'étendant à un territoire nouveau. En s'intéressant aux dernières civilisations encore dédaignées - les sociétés dites primitives -, l'ethnologie fit parcourir à l'humanisme sa troisième étape.

    Les modes de connaissance de l'ethnologie sont à la fois plus extérieurs et plus intérieurs que ceux de ses devancières. Pour pénétrer des sociétés d'accès particulièrement difficile, elle est obligée de se placer très en dehors (anthropologie physique, préhistoire, technologie) et aussi très en dedans, par l'identification de l'ethnologue au groupe dont il partage l'existence et l'extrême importance qu'il doit attacher aux moindres nuances de la vie physique des indigènes.

    Toujours en deçà et au-delà de l'humanisme traditionnel, l'ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir: sciences humaines et sciences naturelles.

    Mais la naissance de l'ethnologie procède aussi de considérations plus tardives et d'un autre ordre. C'est au cours du XVIIIe siècle que l'Occident a acquis la conviction que l'extension progressive de sa civilisation était inéluctable et qu'elle menaçait l'existence des milliers de sociétés plus humbles et fragiles dont les langues, les croyances, les arts et les institutions étaient pourtant des témoignages irremplaçables de la richesse et de la diversité des créations humaines. Si l'on espérait savoir un jour ce que c'est que l'homme, il importait de rassembler pendant qu'il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l'Occident. Tâche d'autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.

    Or, avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales, ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maoris de Nouvelle-Zélande, les Aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D'autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d'une autre nature: non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.

    La population mondiale comptait à ma naissance 1,5 milliard d'habitants. Quand j'entrai dans la vie active, vers 1930, ce nombre s'élevait à 2 milliards. Il est de 6 milliards aujourd'hui, et il atteindra 9 milliards dans quelques décennies, à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité non pas seulement culturelle mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d'espèces animales et végétales.

    De ces disparitions, l'homme est sans doute l'auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.

    Aussi la seule chance offerte à l'humanité serait de reconnaître que, devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire.

    Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces.

    Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d'une espèce quelconque creuse un vide, irréparable, à notre échelle, dans le système de la création.

    Seule cette façon de considérer l'homme pourrait recueillir l'assentiment de toutes les civilisations. La nôtre d'abord, car la conception que je viens d'esquisser fut celle des jurisconsultes romains, pénétrés d'influences stoïciennes, qui définissaient la loi naturelle comme l'ensemble des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés pour leur commune conservation; celle aussi des grandes civilisations de l'Orient et de l'Extrême-Orient, inspirées par l'hindouisme et le bouddhisme; celle, enfin, des peuples dits sous-développés, et même des plus humbles d'entre eux, les sociétés sans écriture qu'étudient les ethnologues.

    Par de sages coutumes, que nous aurions tort de reléguer au rang de superstitions, elles limitent la consommation par l'homme des autres espèces vivantes et lui en imposent le respect moral, associé à des règles très strictes pour assurer leur conservation. Si différentes que ces dernières sociétés soient les unes des autres, elles concordent pour faire de l'homme une partie prenante, et non un maître de la création.

    Telle est la leçon que l'ethnologie a apprise auprès d'elles, en souhaitant qu'au moment de rejoindre le concert des nations ces sociétés la conservent intacte et que, par leur exemple, nous sachions nous en inspirer.

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    Déclaration du Forum des Peuples Indigènes d'Oaxaca

    Prononcée à l'École normale bilingue interculturelle d'Oaxaca, Tlacochahuaya, État d'Oaxaca, Mexique
    le 25 mai 2008


    "Nous, autorités municipales et communautaires, représentants d'organisations communautaires et régionales, ainsi que membres de différents organismes de la société civile, appartenant aux peuples amuzgo, zapotèque, mazatèque, mixe, mixtèque, chocholtèque, huave, triqui, chontal, chatino et cuicatèque, réunis les 23 et 24 mai 2008 au siège de l'École normale bilingue interculturelle d'Oaxaca, sis dans la communauté zapotèque de Tlacochahuaya, dans le cadre du Forum des peuples indigènes de l'Oaxaca, après avoir longuement et profondément délibéré sur des questions relatives au maïs et à la situation de la campagne, sur la question des terres, des territoires et des ressources naturelles des peuples indigènes, sur l'autonomie indigène et l'éducation à la vie communautaire, communiquons les suivantes


    PROPOSITIONS ET DÉCLARATIONS


    1. Nous répétons que les peuples et les communautés indigènes constituent les légitimes propriétaires et héritiers des terres, des territoires et des ressources naturelles où ils vivent. Partant, nous exigeons la reconnaissance et le respect de la propriété originelle de nos terres, territoires et ressources naturelles.

    2. Nous nous opposons résolument à la privatisation et à la commercialisation des terres, territoires et ressources naturelles des peuples indigènes par l'État ou par les entreprises mexicaines et étrangères et exigeons l'arrêt total de toutes les interventions et projets qui attentent contre nos terres, nos territoires, nos lieux sacrés et nos ressources naturelles.

    3. Nous exigeons la suspension et l'annulation de toutes les concessions accordées à des entreprises étrangères ou mexicaines en vue de l'exploitation et de la mise en valeur des ressources naturelles dans les territoires indigènes.

    4. Nous exigeons que ne soient plus promulgués aucun décret, loi ou réglementation visant à nous spolier et à autoriser la mise en valeur de ressources naturelles par des tiers étrangers à nos communautés.

    5. Nous exigeons le respect de la consultation, de la participation et du principe de consentement préalable, libre et en connaissance de cause, des peuples et communautés indigènes en ce qui concerne tout projet affectant les territoires des peuples indigènes ou pouvant avoir un impact sur eux.

    Nous disons très clairement au gouvernement de l'Oaxaca et au gouvernement fédéral que nous ne permettrons plus sur nos terres et dans nos territoires aucun projet qui attente contre nos modes de vie et nos cultures, et contre la nature dans son ensemble.

    6. Nous réaffirmons l'urgence de retrouver l'autonomie en matière d'économie, de production et d'alimentation de nos peuples indigènes. Pour ce faire, il nous faut réhabiliter et consolider notre système d'agriculture traditionnel, la "milpa", augmenter la culture du maïs ; l'emploi d'engrais biodynamiques, l'entretien et la protection de l'eau, l'utilisation et la préservation de nos propres semences ; renouer avec les systèmes d'aide mutuelle ; renforcer les marchés [tianguis] et échanges locaux et régionaux, ainsi que l'application des différentes techniques écologiques, entre autres. Dans cet esprit, nous devons encourager la production d'aliments par nos propres moyens afin d'affronter dans de meilleures conditions les graves crises qui menacent l'humanité en raison du manque d'aliments et du bouleversement climatique.

    7. Nous nous opposons radicalement à la culture de maïs transgénique ainsi qu'à l'emploi de produits agricoles issus de la chimie de synthèse, parce qu'ils provoquent des maladies et conduisent inexorablement à une dégradation de notre vie et de la nature.

    8. Nous proposons aux différentes instances concernées d'incorporer à leurs plans et programmes éducatifs, aux différents niveaux et dans les différents domaines, la culture du respect et du développement du maïs autochtone et de l'agriculture telle qu'elle est pratiquée par les peuples indigènes.

    9. Nous réaffirmons la validité et l'importance de nos pratiques politiques traditionnelles et ancestrales, telles qu'elles s'expriment dans l'assemblée communautaire, le système de "cargo" (responsabilité et pouvoir de décision sous mandat) et les obligations et contributions communautaires, entre autres, comme base pour la consolidation de l'autonomie à l'échelle communautaire, municipale et régionale et dans le domaine politique, juridique, économique, social et culturel.

    10. Nous insistons tout particulièrement sur l'importance de l'organisation et de l'interaction des communautés et communes indigènes pour exercer leur autonomie au niveau régional, comme le garantissent les Accords de San Andrés, d'une part, et la législation de l'État d'Oaxaca, d'autre part - notamment dans l'article 94 de la Constitution locale qui prévoit l'association des communautés et communes indigènes -, ainsi que la Déclaration des Nations unies récemment approuvée concernant les droits des peuples indigènes.

    11. Nous insistons sur l'importance de la participation des femmes aux divers échelons et dans les différents domaines de la vie communautaire et communale, en particulier dans les organes de décision et dans l'exercice de l'auto-gouvernement indigène, dans le but d'instaurer une société plus juste et égalitaire. Nous appelons tout particulièrement à développer des mesures concrètes afin de combattre la violence qui s'exerce contre les femmes indigènes.

    12. Nous appelons les partis politiques, l'Institut électoral de l'État d'Oaxaca, les divers organes du gouvernement de l'Oaxaca et du gouvernement fédéral, ainsi que d'autres acteurs extérieurs, à respecter la légalité des institutions communautaires et à ne pas s'ingérer dans les prises de décision et l'exercice de l'autogouvernement indigène, en particulier dans la procédure électorale et la nomination de leurs autorités municipales.

    13. Nous exigeons du Parlement de l'Oaxaca et des autres instances compétentes qu'ils cessent de faire peu de cas de la législation indigène en vigueur, sous prétexte d'une plus grande participation des femmes, et qu'ils respectent cette législation, tout particulièrement les réglementations figurant au Livre IV du Code des institutions politiques et des procédures électorales de l'Oaxaca (CIPPEO) relatives à l'élection et à la nomination des autorités dans les communes indigènes. Nous leur disons avec une grande résolution qu'avant d'effectuer une quelconque modification de la réglementation concernant les acquis législatifs en matière indigène dans l'Oaxaca, il faudra impérativement procéder à une consultation des intéressés, dans les termes établis par la Convention 169 de l'OIT.

    14. Nous appelons les autorités municipales indigènes à prendre des décisions, à instaurer des mécanismes et à engager elles-mêmes des actions concrètes visant à une répartition juste et équitable des ressources municipales (alinéas 28 et 33, Fonds III et IV) au sein de leurs agences et localités, qui repose sur les besoins réels de la population indigène concernée. De même, nous exigeons une gestion honnête et responsable de ces ressources, afin d'éviter toute corruption et toute division et confrontation au sein de ces communes.

    15. Pareillement, nous considérons qu'il est urgent et nécessaire de procéder à des changements dans le système de coordination fiscale, tant au niveau de l'État d'Oaxaca qu'au niveau fédéral, ainsi que dans la législation municipale et en matière de planification, pour garantir que les diverses ressources parviennent effectivement aux communautés, aux agences municipales et aux communes indigènes, de manière totalement équitable et transparente et en toute autonomie. Nous exigeons également la reconnaissance de la compétence légale et institutionnelle des organes autonomes des communautés et communes indigènes en matière de contrôle, de surveillance et de fiscalité, avec pouvoir de prendre des sanctions, face aux irrégularités commises par les autorités compétentes.

    16. Nous réaffirmons que l'enseignement délivré aux peuples indigènes par le système éducatif national ne répond pas aux besoins et aux aspirations de ces peuples. Face à ce problème, un enseignement communautaire se met aujourd'hui en place dans les communautés indigènes afin de fournir un enseignement indigène alternatif possédant une orientation décolonisatrice. Il est donc urgent et nécessaire d'identifier toutes les expériences d'éducation communautaire dans l'Oaxaca, dans le but de les renforcer, de les consolider et de les socialiser.

    17. Les communautés ont le droit de décider de la bonne marche de l'éducation de leurs enfants. Dans une telle perspective, il faut revoir et réenvisager le rôle des professeurs bilingues aujourd'hui. Nous avons besoin d'un plus grand engagement des enseignants vis-à-vis de leurs communautés d'origine et de celles où ils exercent. Il faut vivre dans les communautés et apprendre de celles-ci.

    18. Nous réaffirmons la grande importance de l'existence de moyens de communication indigènes, en particulier de la presse écrite, des radios et des télévisions communautaires qui développent leur activité en différentes régions de l'État d'Oaxaca. Aussi appelons-nous tout spécialement à faire en sorte que soient reconnus formellement et matériellement par les organes compétents l'accès, l'acquisition, l'activité et l'administration des moyens de communication, de télécommunication et de convergence technologique numérique par les nouvelles technologies de l'information et de la communication.

    19. De même, ce forum exige l'arrêt immédiat de la répression institutionnelle qui s'exerce contre les différents moyens de communication indigènes, comme on a pu le constater récemment avec le meurtre de nos compañeras indigènes Teresa Bautista et Felícitas Martínez de la Radio communautaire "La Voz que rompe el silencio", le 7 avril 2008, dans la région triqui. Nous demandons que justice soit faite et que les responsables de ces crimes soient châtiés. Non à la violence, non à l'impunité au sein des peuples indigènes d'Oaxaca, en particulier chez le peuple triqui.

    20. Nous nous opposons fermement à la création de l'Institut des langues indigènes de l'Oaxaca et autres initiatives indigénistes semblables que propose systématiquement M. Hector Sánchez López, membre de la Commission pour la réforme de l'État d'Oaxaca, considérant que ce type d'interventions constituent des mesures politiciennes qui tentent de justifier l'existence d'une "Commission" qui ne reçoit aucun soutien et ne bénéficie d'aucune légitimité auprès des peuples indigènes de l'Oaxaca et qu'elle vise uniquement à dénaturer nos véritables demandes et exigences. Nous considérons que, plutôt que de créer une nouvelle institution, ce que l'on doit faire, c'est de renforcer le Centre d'études et de développement des langues indigènes de l'Oaxaca (CEDELIO) par une large consultation et par la participation de nos peuples et organisations.

    Voilà notre parole. Nous l'exprimons afin qu'elle soit écoutée de tous et que tous puissent y réfléchir. Ces idées nous serviront à pouvoir poursuivre la construction de notre autonomie, de notre développement et de notre reconstitution. Elles nous guideront dans nos rêves pour instaurer une société plus juste, plus démocratique et plus digne. Nous les exprimons pour que ceux qui disent "nous gouverner" en tiennent compte au moment de prendre leurs décisions et surtout avant d'entreprendre des actions dans les régions qui sont les nôtres. Nos paroles sont claires et ne laissent aucune place au doute. Souhaitons qu'elles soulèvent un écho dans nos vallées, sur nos côtes et dans nos montagnes."


    Prononcée à l'École normale bilingue interculturelle d'Oaxaca, Tlacochahuaya, État d'Oaxaca, Mexique, le vingt-quatrième jour du mois de mai de l'année deux mille huit.

    Traduit par Ángel Caído.



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    Déclaration du Réseau pour la Défense du Maïs Originel

    (La Red en defensa del Maiz Nativo)
    10 juillet 2008
    Mexico D.F.


    "Réunis, face aux menaces qui se renouvellent à l'encontre de nos semences, aliments, droits et de notre vie en tant que peuples, au sein du réseau pour la défense du maïs natif (originel), et


    Prenant en considération


    que l'intention du gouvernement mexicain, allié aux entreprises multinationales, est de permettre la culture du maïs transgénique dans différents champs expérimentaux, et que ceci signifie nécessairement la contamination de nos maïs natifs et par extention à terme la disparition de ces mêmes maïs, portant ainsi atteinte à notre identité, autonomie, économie et à notre santé ; en détruisant la mère terre, la vie et en contaminant la nature.

    Que pour cela, il prétend se servir des lois et réglements qui ont été approuvés sans tenir compte des peuples et à la faveur des intérêts des entreprises, telle que la Loi de Biosécurité et Organismes Génétiquement Modifiés , mieux connue sous le nom de " Loi Monsanto ", qui permet aux multinationales d'accéder à nos territoires et de les envahir, aux champs que nous cultivons et à nos semences, qui par un droit ancestral et historique nous correspondent.

    Que la " Loi Monsanto ", fait partie d'un ensemble de lois destinées à spolier et privatiser nos ressources et nos droits, _ la reforme de l'article 27 de la Constitution, la Loi Agraire, la réforme constitutionnelle en matière indigène, la Loi des Eaux Nationales, la Loi Forestière, la Loi Minière, la Loi Générale sur la Vie Silvestre, celle des Produits Organiques, celle de la Certification des Semences _ entre autres, qui ont été approuvées à notre insu et qui attentent à notre parole, nos droits, notre histoire et notre culture.

    Qu'aujourd'hui, à travers la farce légale intitulée ironiquement " Régime de protection Spécial du Maïs ", on prétend nier que tout le territoire mexicain est le centre d'origine et de la diversité du maïs.

    Que les institutions gouvernementales appliquent les projets des entreprises multinationales et favorisent leurs intérêts, et que les programmes agricoles et sociaux - comme aujourd'hui le PROMAF (Programme du Maïs et du Haricot), élaboré pour nous faire perdre nos propres semences - sont en train de détruire la vie communautaire des peuples et nous conduisent à la dépendence envers les entreprises et à l'homogénisation des peuples, détruisant nos diversités culturelles et nous transformant tous en clients des entreprises.

    Que les banques de semences, constituées avec les graines prélevées sur nos territoires et qui sont les fruits de nos savoir-faire, sont en train de se faire contrôler par les grandes corporations, comme Monsanto, Dupont, Syngenta, Bayer, Basf, Dow, qui se sont regroupées pour former l'Association Mexicaine de Semences A.C. (AMSAC) , un cartel pour manœuvrer et défendre leurs intérêts dans le pays, se déclarant " protecteurs " des semences, alors qu'en réalité ils les détruisent. Que des entreprises sans aucune morale, grandes contaminatrices de la nature et destructrices de la vie paysanne comme Monsanto, sont membres du "Comité d'Honneur et de Justice " de la dite association.

    Que la AMSAC exige qu'on sème uniquement les semence certifiées, désignant ainsi nos semences originaires comme " pirates ".

    Que les autorités en charge de l'environnement au Mexique prétendent établir un réseau de contrôle (environnemental) des OGM, pour détecter les OGM dans le pays, au lieu d'éviter les conditions de risque et de menaces de contamination telles que les importations de grains des USA.

    Qu'ils prétendent réduire le pays, centre d'origine du maïs, en confinement biologique, par l'étiquetage en " zones réserves " des espaces d'où provient la diversité du maïs. Cela signifiera la fin du processus de diversité et de création du maïs qui existe depuis que les peuples le cultivent ; le confinement c'est la fin de la diversité… comme si les OGM, eux, pouvaient respecter les frontières.

    Que nous, peuples, tribus et nations indigènes, sommes les maîtres et gardiens des graines et des animaux, bois, forêts, eau et plantes qui existent sur nos territoires ; nous faisons la suivante

    Déclaration :


    Les peuples indigènes et les paysans sont les responsables et les héritiers de la perpétuation des différentes sortes de maïs qui existent sur toute la longueur et la largeur de notre territoire mexicain et que la totalité du Mexique est le centre d'origine et de la diversité du maïs.

    Nous nous déclarons opposés à l'autorisation du maïs transgénique et de tous les organismes génétiquement modifiés de manière expérimentale et commerciale.

    Les indigènes et les paysans sont les gardiens véritables des ressources naturelles qui existent dans notre pays, et les plus expérimentés.

    Nous nous déclarons contre les lois qui attentent à nos droits en tant que peuples et contre les multinationales qui prétendent nous dépouiller de nos semences, de nos terres, monts, eaux et autres richesses naturelles.

    Nous dénonçons l'ingérence de telles entreprises dans les politiques agroalimentaires, afin de nous enlever le droit de produire nos propres aliments librement.

    Nous déclarons que la AMSAC est une institution qui attente aux droits des agriculteurs et à leur souveraineté alimentaire.

    Nous nous déclarons opposés aux stratégies qui sont imposées aux peuples par les institutions et programmes gouvernementaux, afin de nous faire troquer nos propres semences contre des semences hybrides et transgéniques.

    Nous sommes contre les banques de semences parce qu'elles sont des centres de biopiraterie qui nous volent nos semences et connaissances ancestrales pour favoriser les intérêts des entreprises et des chercheurs, en contradiction avec les intérêts des peuples.

    Nous sommes contre les projets de biopiraterie que Monsanto est en train de réaliser avec des organisations agricoles et académiques pour dérober nos maïs natifs et nos savoirs au travers du " Projet Maître des Maïs Mexicains " et le contrat avec l'Université de Guadalajara pour récolter les maïs et teocintle, ancêtre du maïs, de la sierra indigène nahua de Manantlan , Etat de Jalisco.

    Nous nous opposons à la certification et à l'enregistrement des semences et nous dénonçons cela comme une manœuvre de privatisation des semences pour contrôler les peuples.

    Nous rejetons la promotion, la diffusion, l'expérimentation, la culture, la commercialisation et la consommation des semences transgéniques. Ces semences attentent à l'environnement et mettent en danger la santé et la souveraineté alimentaire de millions de mexicains.

    Cultiver, préserver et échanger librement nos propres semences natives, qui ne sont ni certifiées ni enregistrées par personne parce que nous les tenons depuis bien avant l'existence même de l'Etat mexicain, c'est un droit inaliénable que personne ne nous retirera et nous continuerons à lutter de manière autonome. Ces semences sont l'espérence de l'avenir de tous.

    Nous exigeons


    Que le territoire national dans sa totalité soit déclaré centre de l'origine et de la diversité du maïs, que la production nationale et autonome des semences soit soutenue et par conséquent qu'un moratoire historique pour le maïs GM (Génétiquement Modifié) soit déclaré au Mexique.

    Le respect du droit à la souveraineté alimentaire qui fait partie de notre autonomie, de nos coutumes, cultures, traditions et pratiques agricoles.

    Que soient arrêtées sur le territoire mexicain la culture, l'experimentation, la recherche, la commercialisation et la consommation des OGM.

    Nous refusons la certification, l'enregistrement ou le brevetage des semences et des êtres vivants quels qu'ils soient. Au contraire, nous exigeons que soit respecté le droit au libre échange de nos semences comme nous l'avons toujours fait depuis des temps immémoriaux sans avoir recours à un excès de technologies.

    Que l'on arrête de criminaliser la vie paysanne et de pousser les paysans à bout, au travers d'une législation faite en faveur des intérêts des entreprises.

    Nous continuerons à défendre l'autonomie de nos villages, la communauté, les assemblées et leur gouvernement autonome, dont la base fondamentale est le territoire et la culture du maïs natif comme partie intégrante de notre vie.

    Nous lancerons des alertes pour dénoncer publiquement les cultures expérimentales et libres du maïs transgénique dans notre pays, qui est le lieu d'origine du maïs, et nous exhortons la population mexicaine à s'informer et à s'organiser pour ne pas permettre que ces pratiques soient imposées."



    Communautés indigènes et paysannes du Peuple Wixarika-Huichol, Peuple Raramuri, tribu Yaqui , Peuple Mayo-Yoreme, Communautés Pure'pecha, Communauté Totonaca de la Sierra Norte de Puebla ; Communautés Paysannes de Los Tuxtlas, Veracruz ; Communautés Paysannes du sud et du nord de Veracruz ; Communautés Zapotèquesndes Vallées Centrales de Oaxaca ; CommunautésTlapaneca, de Tlapa, Guerrero, communauté mixteca de San Juan Mixtepec, Oaxaca, Communautés paysannes du sud de Tamaulipas.

    Organisations Indigènes et Paysannes : Union de cCommunautés Paysannes du Nord de Guanajuato (UCANG), Organisation des Agriculteurs Biologiques, AC, Oaxaca ; Centre des Droits Indigènes Flor y Canto AC, Oaxaca, Union des Organisations de la Sierra Norte de Oaxaca, UNOSJO ; Centre Régional pour l'Education et l'Organisation (CREO), Los Tuxtlas, Veracruz ; Radio Huayacocotla ;

    Organisations de la société civile : Centro National de Apoyo a las Misiones Indigenas AC (CENAMI) ; Centro de Estudios para el Cambio en el Campo Mexicano (CECCAM) ; Groupo de Accion sobre Erosion, Technologia y Concentracion (Grupo ETC) ; Centro de Analisis Social, Informacion y Formcion Popular (CASIFOP) ; Colectivo Coa ; Comité de Derechos Humanos Sierra Norte de Veracruz ; Consultoria Tecnica Comunitaria AC (CONTEC), Chihuahua ; Grupo de Estudios Ambientales (GEA AC), Unidad de Apoyo a las Comunidades Indigenas (UACI-Universidad de Guadalajara), Jalisco ; Centro de Investigacion y produccion de tecnologica ecologica para la vivienda (CIPTEV) Jalisco ; Grupo Cultural Nivi Nuu ; GRAIN, Chile.


    Traduction : Delphine ROGER

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    Denis Lemaistre,
    Docteur en ethnologie

    Denis LEMAISTRE est diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Fasciné par la ferveur de leurs chants et la beauté de leur rituels, il travaille depuis près de 25 ans chez les Huicholes de la Sierra Madre Occidentale du Mexique. Il est l'auteur de "LE CHAMANE ET SON CHANT - Relations ethnographiques d'une expérience parmi les Huicholes du Mexique" ouvrage de la collection "Recherches Amériques Latines" paru en 2004 aux éditions L'Harmattan. Il donne des conférences sur les huichols à travers la France.

    UNE COMMUNAUTE HUICHOLE REFUSE LA ROUTE DE L'"ECO-TOURISME"


    Ce n'est certainement pas là un événement considérable si l'on pense aux problèmes beaucoup plus graves qui assaillent les peuples amazoniens cernés par les installations pétrolières ou les chercheurs d'or. C'est sans doute parce que les investissements y étaient bien moindres que la communauté a finalement été entendue et même écoutée : le projet semble enterré.

    Ce conflit apparemment très local pourrait évoquer un Clochemerle mexicain si il n'avait mobilisé tous les échelons du pouvoir, depuis les instances communautaires jusqu'au gouvernement fédéral en passant par les municipios de tutelle de Huejuquilla, Mezquitic et Bolaños ainsi que le pouvoir de l'état du Jalisco. Les médias mexicains, journaux locaux (généralement anti-huicholes) et nationaux (souvent pro), de nombreux sites Internet (que les communautés maîtrisent avexc dextérité) ainsi que des O.N.G. nationales et étrangères, ont donné un large écho aux faits.

    L'issue (provisoirement ?) favorable de ce micro conflit est peut-être porteuse d'avenir : il ne serait donc pas totalement absurde de refuser ce signe si ostentatoire de civilisation (et de colonisation) qu'est la route ni d'avoir fermement rappelé à l'Etat qu'il a, voici une quinzaine d'années, signé des accords internationaux ayant trait aux droits des " peuples premiers " et que ceux-ci entendent bien s'en servir.

    La communauté de Tuapuri (Santa Catarina), l'une des trois communautés montagnardes, a donc refusé la construction d'un tronçon de dix-neuf kilomètres qui devait traverser ses terre. Les gens de Tuapuri ne sont pas particulièrement des conservateurs acharnés. Les jeunes, et même les moins jeunes, portent volontiers des tennis plutôt que des sandales, ont créé des groupes de musique ranchera qui intègrent hommes et femmes (celles-ci souvent plus petites que leurs violoncelles) et il est fréquent que les jeunes artistes montrent leur production de tablas (tableaux en fils de couleur collés sur de la cire de Campeche) sur leur téléphone portable. Les gens de Tuapuri sont même traités de " snobs " par ceux de Tatei Kie (San Andres) et je me rappelle qu'un mara'akame de cette communauté me disait : " Ce sont des gens mauvais ! Ils parlent tous espagnol ! ".

    Le projet, financé par le gouvernement fédéral, l'état de Jalisco et les pouvoirs municipaux concernés, consiste à relier directement la petite ville de Huejuquilla à celle de Bolaños, remplaçant l'ancien tracé qui faisait perdre plusieurs heures aux transports motorisés. Au second degré, ce projet s'intègre au plan gouvernemental de développement de 1' " éco-tourisme " : " le ministère fédéral du tourisme investira 30 millions de pesos dans le tourisme de notre Etat (Jalisco) ... promouvant les routes touristiques ... (par exemple) la route wixarika ". L'idée, est-il ensuite précisé, est de " copier les routes culturelles en Espagne ". Le ministère conclut en assurant de la pureté de ses intentions, dans un style bureaucratique qui fera toujours le bonheur de l'observateur impartial. En effet il " assure que cette route ne sera pas une menace pour les peuples indigènes, nous respecterons leurs aspects culturels " (étrange manière de concevoir une culture) " …qui en sont les principales attractions " (ça fleure bon Disneyland) " .. .et si nous voulons investir dans cette zone c 'est parce qu'il n'est pas éthique (ça fleure bon la sainteté) " que la région nord soit oubliée car en fait c'est la première zone exportatrice de migrants ; le tourisme peut être une alternative économique sans abandon de l'agriculture " (il ne manquerait plus que ça !). " Pour le moment c'est un projet à long terme parce qu'il s'agit d'un espace d'accès difficile, mais nous restons confiants : dans deux ans la route Bolaños-Huejuquilla sera terminée ". Le souhait, est-il franchement mentionné plus loin, est " d'amener le plus de touristes possible à travers un parcours routier montagnard privilégiant nature et culture ".

    La suite montra qu'il n'en fût rien.
    Que s'est-il donc passé avec les gaulois de Tuapuri en colère contre César ?
    En septembre 2007, le représentant du Ministère du Développement Urbain et celui de la Commission pour le Développement des peuples Indigènes (C.D.I.) (on ne peut qu'être étonné de cette sorte d'équation entre le "développement urbain" et celui des "peuples indigènes") propose le projet aux "représentants" huicholes dans la rancheria de Las Latas (qui n'est donc pas le siège des autorités communautaires situé à Tuapuri même). Il n'y a par contre aucun représentant du Ministère de l'Environnement. L'accord est promptement obtenu. Il est mentionné que les 486 comuneros présents ont voté pour la route. Unanimité qui s'explique aussi par le mode local qui privilégie le consensus plutôt que le vote individualisé. Or l'acceptation du projet comporte deux illégalités majeures : la première - et non la moindre - est que l'accord a été signé uniquement, du côté huichol, par le Commissariat des Biens Communaux. Or ce niveau du pouvoir autochtone (établi depuis la Constitution "révolutionnaire" de 1917) est largement contrôlé par les autorités métisses de tutelle, qui sont donc en l'affaire juges et parties. Pour être juridiquement valable, l'accord aurait dû être signé par le tatuwani (gouverneur) de la communauté, représentant suprême du pouvoir traditionnel et voix des kawiterutsixi (Conseil des Anciens). La seconde irrégularité, nous l'avons mentionnée, est l'absence d'un représentant du Ministère de l'Environnement.

    Dès lors le mouvement d'opposition s'amplifie rapidement dans la communauté. La colère des gens est en raison directe de l'ignorance - ou du mépris - des autorités envers le droit coutumier autochtone. Le Mexique est cependant l'un des rares pays (quatorze) à avoir signé en 1989 la convention de 1' O.I.T. à Genève affirmant que les " peuples tribaux " (et non plus les "populations" ou "minorités") exercent un droit coutumier dont il convient de tenir compte. Forte de cet argument l'assemblée générale légale (c'est-à-dire présidée par les autorités traditionnelles) refuse net, le 10 novembre 2007, le projet des dix-neuf kilomètres, mettant en avant des arguments écologiques (pas d'étude environnementale globale ; le Ministère du Développement Urbain n'a pas attendu pour couper des centaines d'arbres), et géo-politiques (la route va scinder la communauté en deux). D'autre part l'assemblée dénonce la présence policière et militaire ("le projet attente gravement à la culture par la présence d'éléments de sécurité qui méconnaissent les us et coutumes de nos centres cérémoniels") et la stratégie occulte des investisseurs (le projet "attente à l'autosuffisance et à l'autonomie de notre peuple par les facilités qu'il va donner à des commerçants extérieurs, à des programmes gouvernementaux liés aux projets d'entreprises nationales et étrangères dont l'ambition est de s'emparer des ressources naturelles et d'exploiter les gens"). En conclusion la communauté propose des mesures concrètes comme le renforcement des routes déjà existantes et des ponts (très vulnérables en saison des pluies) mais surtout rappelle au gouvernement ses engagements nationaux et internationaux : "nous insistons sur le fait qu'ont été violés les accords de San Andrés qui sont la loi suprême de notre peuple ainsi que la convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail". La communauté affirme clairement ici sa fidélité à l'accord signé en 1996 entre le gouvernement du président Zedillo et les représentants de 1' "armée zapatiste de libération nationale" (E.Z.L.N.) qui établissait les droits à la terre et à l'auto-gouvernement des communautés indigènes. Voici deux ans la communauté voisine de Wautüa (San Sébastian) a reçu le "sous-commandant" Marcos et Tuapuri (Santa Catarina) ne cache plus sa sympathie pour les thèses du mouvement zapatiste (au contraire de la troisième communauté montagnarde, Tatei Kie, qui travaille avec le gouvernement à un projet "éco-touristique").

    A partir de ce moment, les autorités communautaires décident un sit-in de plusieurs centaines de personnes pour bloquer la construction du tronçon. Il va résister des mois aux intimidations et à la campagne locale de désinformation. Près d'un an plus tard, qu'en est-il ? Il semble bien en effet que le gouvernement fédéral ait convaincu les pouvoirs locaux de ne pas user de la force avec ces "emblématiques" huicholes (J. Galinier) qui jouissent de forts appuis nationaux et internationaux, et donc de renoncer à la construction du tronçon. Cependant le prix à payer a été rude : le Secrétariat à 1' Education Publique (SEP) a destitué Xaureme Jésus Candelario Cosio de son titre de "Superviseur de l'Education Indigène de la zone 6". Cet instituteur, par ailleurs représentant des communautés huicholes auprès de l'O.N.U. à Genève, est en effet l'un des porte-parole du mouvement. D'autres ont aussi été menacés par les policiers municipaux et étatiques.

    Les folliculaires locaux n'ont pas été en reste en termes de manipulation et de désinformation. Leur registre est varié : rappel larmoyant de l'humanisme du projet (photo représentant des enfants huicholes accompagnée de cette légende : "à cause de l'attitude de quelques leaders huicholes, on gâche le futur des générations à venir") et dévaluation des opposants : il s'agirait de "pseudo leaders aux intérêts obscurs qui veulent négocier des indemnisations pour se garder une partie de l'argent, comme nous savons qu'ils l'ont toujours fait". Ainsi parle le maire du municipio de Huejuquilla (1). Enfin, pire que les ennemis, les traîtres : l'O.N.G. AJAGI {Asociación ]aliscience de Apoyo a los Grupos Indigenas) est abondamment servie : "Carlos Chavez et Humberto Fernandez sont des profiteurs qui exploitent les indigènes" et, un peu plus loin et pour comble de gracieuseté et de civilité, le journal leur accorde cet épithète bien connu dans toutes les campagnes mexicaines : "esos cabrones" (2).

    AJAGI est née il y a une quinzaine d'années. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle a plus fait en quinze ans - notamment pour la récupération de certaines terres huicholes en litige depuis des décennies - que l'Institut National Indigéniste (aujourd'hui CDI qui par ailleurs travaille avec AJAGI) en un demi-siècle . Son président fondateur, Carlos Chavez, pratiquant fidèle de la culture huichole, a déjà été menacé par lettres anonymes et il s'en est fallu de peu que l'un de ses enfants n'ait été victime d'un enlèvement. Depuis il assiste la communauté de Tuapuri en tous ses combats pour la terre, le respect de la costumbre et la formation des gens, notamment les femmes. Il est aussi ami du " sous-commandant " Marcos, invité en 2006 par la communauté huichole de Wautüa. On comprend mieux alors pourquoi il est "exploiteur" et cabrón.

    Il demeure qu'une fois de plus les trois communautés montagnardes ne sont pas unies en cette affaire. Tandis que Wautüa a épaulé Tuapuri dans le front du refus, Tatei Kie (San Andrés) approuvait la route (qui ne passe pas sur ses terres). En effet cette communauté a accepté et mis en pratique depuis plusieurs années déjà 1'"éco-tourisme" proposé par les gouvernements Fox puis Calderón. Là-bas il n'est pas question d'inviter les zapatistes et il est évident que la communauté irait contre ce qu'elle pense être ses intérêts (il y a déjà deux "hôtels" construits selon les normes architecturales locales) en marquant sa solidarité avec les deux autres communautés. L'avenir dira si cet "éco-tourisme", que les pouvoirs fédéraux, étatiques et municipaux voulaient promouvoir à grande échelle avec la route, est une solution ou un rideau de fumée.


    NOTES
    (1) Les deux citations sont extraites de "Voz deI Norte ", n°158, Février 2008.
    (2) " EI Nuevo Noticiero", n°37, Février 2008.


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    Edgar Morin,
    philosophe et sociologue

    Edgar Morin, philosophe et sociologue, est directeur de recherche émérite au CNRS. Il était invité le 27 avril 2005 dans le cadre du cycle de conférences organisées par les Galeries nationales du Grand Palais, à Paris, à l'occasion de l'exposition 'Brésil indien'. Nous présentons ici des extraits de sa conférence.



    L'UN ET LE MULTIPLE



    La compréhension à la fois de l'unité et de la diversité humaine nous est difficile. Pourquoi ? Parce que ceux pour qui l'unité humaine est évidente (nous avons tous des caractères génétiques, cérébraux, physiologiques, affectifs, culturels communs), pensent que les diversités sont des phénomènes tout à fait secondaires. Mais ceux pour qui la diversité humaine est le phénomène le plus important finissent par ne pas voir l'unité humaine. La question, c'est de voir l'unité dans la diversité et la diversité dans l'unité. Et du reste, on nous comprend tout de suite, quand on dit que ce qui caractérise l'humanité, c'est la culture. La culture, c'est-à-dire ce qui n'est pas inné en l'humanité, ce qu'elle doit apprendre, les savoirs, les savoir-faire, les croyances, le langage, etc... Mais, on ne connaît pas la culture, ou plutôt on ne connaît la culture qu'à travers les différentes cultures.


    Autrement dit, le divers renvoie à l'un, l'un renvoie au divers, et l'unité humaine est productrice de diversité. Et de même, il y a une disjonction entre nous et ces peuples que l'on peut appeler archaïques, c'est-à-dire qui nous semblent d'une étrangeté absolue. Ces premières sociétés d'homo sapiens qui étaient de petites sociétés de chasseurs, ramasseurs, sans Etat, sans agriculture, sans ville, sans classes sociales se sont répandues sur toute la planète depuis l'apparition de l'humanité, il y a 100000 ans, 150 000 ans...


    La mondialisation qui a commencé en 1492 a mis en connexion les différents fragments séparés de l'humanité. Elle a créé cette diaspora où les sociétés humaines se sont répandues sur tous les continents et même, de façon extra- ordinaire, sur des îles comme celles de la Malaisie ou la Tasmanie. Bien entendu, toutes ces sociétés ont une unité fondamentale dans leur structure, mais en même temps, une diversité extrême de leurs usages, de leurs mœurs, de leurs croyances. Les langues se sont séparées les unes des autres, sont devenues singulières, d'où le paradoxe : nous sommes tous frères par le langage qui nous est commun, mais nous sommes tous séparés par les langues qui sont extrêmement différentes.


    Nous sommes tous frères parce que partout il y a mythe, mais nous sommes tous séparés parce que nos mythes sont eux-mêmes différents. Partout il y a magie, il y a communication avec un monde surnaturel mais la façon de communiquer est différente avec parfois des traits communs comme peuvent en avoir le chamanisme sibérien et celui des Yaqui du Nord du Mexique.


    Dans cette diaspora, l'insertion de ces sociétés dans des climats et des écosystèmes comportant des faunes et des flores extrêmement diverses a créé les conditions d'une extrême diversité de modes de vie et de mœurs. Certaines de ces sociétés ont permis un épanouissement humain de convivialité et de relations harmonieuses entre leurs membres, d'autres au contraire, ont imposé des contraintes très dures. Il s'est constitué un peu partout des bioclasses, c'est-à-dire non pas des classes sociales mais des classes différentes, femmes, hommes, et jeunes ou enfants, et des traits de séparation, voire de domination de la classe des hommes sur celle des femmes. Parfois cette domination est compensée par des pouvoirs qu'ont les femmes, parfois les femmes sont tout à fait asservies, bref, là aussi, il y a une extrême diversité.


    Donc, pour considérer cette humanité archaïque, le mode de pensée dominant, celui de la disjonction et de la réduction, a malheureusement complètement disjoint celle-ci de nous. On les a vus comme des êtres tout à fait différents. Lucien Lévy Bruhl, anthropologue de la première partie du Xxe siècle voyait dans ce qu'il appelait les primitifs, à la fois de grands enfants et des êtres vivant uniquement sur le mode mystique et magique. Effectivement, on a l'impression que c'est cela qui fait la nature profonde de cette humanité préhistorique ou archaïque et on pense qu'elle est contrôlée par une pensée analogique symbolique et magique. Mais comment se fait-il que les membres de ces sociétés soient capables de fabriquer des arcs, des harpons, d'élaborer des stratégies pour la chasse, pour la pêche, de connaître si bien la nature, la vertu des plantes, de construire des maisons?


    Il y a aussi une pensée rationnelle, technique et pratique combinée à cette pensée analogique et symbolique magique, qui a fait certaines acquisitions de savoirs que nous n'avons pas fait. Je pense à des pratiques chamaniques ou de pouvoirs psychiques que nous ignorons totalement. Et on peut se demander pourquoi ces peuples n'ont pas pratiqué l'agriculture? Peut-être qu'étant des populations peu nombreuses, ils n'en avaient pas besoin, ils pouvaient se satisfaire du ramassage et de la chasse qui leur permettaient un semi-nomadisme.


    L'agriculture s'est imposée dans les sociétés historiques plus nombreuses qui avaient besoin de ravitailler des villes. Il n'y a pas d'Etat dans les sociétés archaïques parce que ces petites sociétés n'ont pas besoin d'une bureaucratie, d'un pouvoir central. Pierre Clastres pensait que ces sociétés pratiquaient des guerres rituelles pour s'empêcher d'avoir un Etat unificateur, hypothèse hardie, intéressante. Ce que je voudrais dire aussi, c'est qu'il y a combinaison d'une pensée analogique, mythologique, symbolique et d'une pensée rationnelle, technique, pratique. Nous-mêmes, dans nos sociétés évoluées, rationnelles, occidentales, nous combinons ces deux aspects. Ce n'est pas seulement l'Etat le plus avancé économiquement et techniquement qui invoque Dieu dans sa Constitution. La croyance religieuse y est extrêmement forte et s'y développe en même temps que la puissance technique, mais nous avons de très nombreux mythes que nous avons longtemps ignorés. La foi dans le progrès était un mythe et nous nous rendons compte aujourd'hui que le progrès promis par une évolution soi-disant nécessaire de l'histoire était une illusion. Nous constatons que la science que nous croyions totalement bienfaisante est ambivalente. Elle a des pouvoirs destructeurs et des pouvoirs bienfaiteurs, et là aussi, nous avons produit le mythe d'une science et d'une rationalité qui vont éclairer le monde et résoudre tous les problèmes.


    Donc, dès que nous considérons que la rationalité, la technique, ne sont qu'un aspect de nos sociétés, et qu'il y en a d'autres, nous n'aurons pas les mêmes mythes, les mêmes croyances, les mêmes superstitions, mais nous sommes faits de la même étoffe. Ces êtres humains, si insolites, relevant apparemment d'un autre univers que le nôtre, peinturlurés, avec leurs accoutrements bizarroïdes (comme d'ailleurs peuvent l'être les nôtres pour eux), ces êtres-là, ce sont nos ancêtres, ce sont nos pères, nos frères et nos sœurs. Notre identité est incluse dans leur étrangeté et leur étrangéïté. Nous voyons l'autre en tant que différent de nous, c'est-à-dire totalement étranger, mais cet autre différent de nous est en même temps identique à nous par sa subjectivité humaine, par sa nature humaine, par sa capacité à la joie, à la souffrance, à l'amour, et donc il faut penser que cet autre est à la fois semblable à nous et différent de nous. Là encore, il ne faut pas gommer la différence pour ne voir que la similitude, et il ne faut pas gommer la similitude pour ne voir que la différence. Je sais qu'il est très difficile d'éviter la pensée disjonctive dont nous sommes imprégnés depuis l'école.


    Alors, que nous disent ces peuples? Ils nous disent qu'il y a en nous quelque chose qui ne relève pas seulement du devenir historique, de notre identité nationale actuelle, mais de l'arché humain. Arché, c'est le mot grec, le mot racine de ce qui est archaïque, qui signifie ce qui est à la fois premier, fondamental et fondateur. Ce sont nos frères, nos sœurs, nos pères, nos mères et pourtant nous n'avons pas cessé de les détruire depuis la formation des sociétés historiques.


    Beaucoup croient que le phénomène historique, qui s'est produit dans six ou sept occasions en différents points du globe et qui a commencé il y a 8 ou 9 000 ans, est tout à fait naturel. On peut imaginer que dans certaines régions fertiles, giboyeuses, il y a eu un rassemblement, un groupement d'une très grande diversité de sociétés archaïques. Il est possible qu'un groupe prédateur soit venu prélever un tribut sur ces populations et que ce groupe-là soit à l'origine de l'Etat, et de la grande société. C'était une des hypothèses du sociologue allemand Franz Oppenheimer. Et que cela se soit passé ainsi, que ce soit par la coopération que ces sociétés se sont unies, toujours est-il qu'il s'est produit une métamorphose, c'est-à-dire qu'il s'est créé des sociétés de milliers, de centaines de milliers ou de millions d'individus, mais selon un modèle tout à fait différent et nouveau, avec la sédentarité, l'agriculture nécessaire pour nourrir les villes, la recherche de gisements miniers pour produire les outils ou les armes. C'est alors que surgissent au cœur du Moyen-Orient ces grandes civilisations : Sumer, Akkad, Babylone, l'Egypte... Dans le bassin de l'Indus vont se développer les sociétés historiques de l'Inde et la même chose se passe en Chine. Sur le continent américain vont se former deux grands empires : l'empire aztèque et l'empire péruvien. Ce dernier est le plus extraordinaire, puisque dans une région de très hautes montagnes, la cordillère des Andes, il s'est étendu de l'Equateur actuel jusqu'au Chili sans cheval et sans roue.


    Ces 'méga-machines' sociales, comme les appelait Lewis Munford à propos de l'Egypte pharaonique, qui produisent et qui se reproduisent ont une puissance de création et de destruction inouïe. Ce sont ces grands empires qui ont commencé le génocide planétaire des sociétés archaïques, en les refoulant, en les absorbant et en les désintégrant en tant que telles. Et ce mouvement s'est amplifié et s'est accéléré à partir du XVIe siècle avec la colonisation généralisée de l'ensemble du globe, surtout des Amériques et de l'Afrique, par quelques puissances occidentales. Colonisation qui s'est faite dans le mépris le plus total des êtres humains qui ont été asservis. Mépris des Africains noirs qu'on a transporté pour servir d'esclaves dans cette Amérique où les populations indigènes avaient été décimées, réduites non seulement par l'asservissement et les meurtres, mais aussi par les maladies apportées par l'Occident.


    Ces populations archaïques dont on méprisait les croyances, les religions, les mythes pour imposer le Grand crucifié, ont été refoulées dans des zones de plus en plus inaccessibles, montagneuses, désertiques, ou bien au cœur des forêts les plus profondes, comme l'Amazonie. Partout, en Asie, en Afrique, en Amérique, ces petits peuples qui avaient leurs langues, leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs connaissances, toutes ces petites nations ont été réduites et exterminées, et pas seulement par les anciens colonisateurs, mais par les nouvelles nations qui se sont formées comme les Bantous qui asservissent les Pygmées sur leurs territoires, ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. On peut dire que l'Europe occidentale, dans son déploiement, je dirais même déchaînement historique, a produit sa civilisation propre qui s'est fondée sur la barbarie et la cruauté. Notre société occidentale a effectivement perdu les qualités de ces sociétés archaïques où les gens étaient polyvalents, polycompétents, où les hommes savaient faire des outils, savaient chasser, faire des maisons, des jouets pour leurs enfants, où les femmes connaissaient les végétaux, étaient capables de produire du textile ou de la poterie. Nous avons perdu ces polycompétences au profit de la spécialisation, nous avons perdu ce qui était le propre de ces petites sociétés, c'est-à-dire la solidarité profonde entre leurs membres. Ce monde européen qui était le foyer de cette domination implacable et qui a duré trois siècles a été en même temps le foyer des idées qui ont permis l'émancipation de beaucoup de peuples colonisés, mais n'ont malheureusement pas servi à émanciper ces petites nations archaïques. Dès le XVIe siècle, il y a deux tendances : d'un côté Bartholomé de Las Casas, qui plaidait auprès de l'Eglise le fait que les Indiens d'Amérique étaient des êtres humains comme nous et avaient une âme. Et sa thèse, comme vous le savez, l'a emporté alors que la tendance dominante était de penser qu'ils n'étaient pas humains puisque le Christ les avait ignorés. Montaigne disait : 'Nous appelons barbares ceux qui sont d'une autre civilisation que la nôtre'. Et il est tout à fait intéressant de constater que Montaigne comme Bartholomé de Las Casas étaient des descendants de marranes, c'est-à-dire de juifs convertis au catholicisme chez qui le souvenir de tout le mépris que pouvait avoir le monde chrétien pour le monde judaïque les a poussés à comprendre la souffrance des Indiens. Plus tard Montesquieu écrit les Lettres Persanes, une autocritique de la France, pays occidental. Il a également dit que s'il connaissait quelque chose qui soit profitable à l'humanité plus qu'à sa patrie, il irait dans le sens de ce qui est profitable à l'humanité. C'est-à-dire un véritable universalisme qui s'est épanoui avec les droits de l'homme et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, avec les grandes idées propagées par la Révolution française. Il y avait aussi comme antidote cette idée de Rousseau, de l'homme naturel, qui n'avait certes jamais existé, mais qui lui permettait de faire la critique de la civilisation au profit de quelque chose qui serait d'une authenticité plus grande, c'est l'époque du thème du bon sauvage. Et tout ceci est extrêmement important puisque ces idées critiques et autocritiques vont se développer à la fin du XXe siècle avec l'anthropologie, notamment celle de Lévi-Strauss, de Jaulin ou de Clastres.


    On a cessé de considérer ces peuples comme des objets de curiosité, uniquement voués à la magie, au mysticisme, etc., on a dit ce sont des sociétés, ce sont des cultures, qui ont leurs vérités propres, leurs valeurs propres, et on a reconnu non pas qu'ils sont d'un degré inférieur mais qu'ils existent aussi à leur façon à eux. Cette reconnaissance anthropologique est la poursuite de cette rationalité autocritique qui s'est manifestée dès Montaigne et Montesquieu. Et à partir de ceci, s'il y a eu, bien entendu, dans cette façon de voir et de transmettre par l'écrit des témoignages, comme ceux de Lévi-Strauss, il s'est créé une certaine sensibilité au sein d'une fraction de l'opinion publique. Il y a aussi dans notre société la nostalgie d'un monde perdu, ce qu'a très bien exprimé Alejo Carpentier dans son roman Le partage des eaux, un sentiment lui-même stimulé par une sensation d'asphyxie profonde. Et puis aussi il s'est créé, fort heureusement, un groupe international d'intervention dans la défense de ces petits peuples : Survival International, association à laquelle je m'honore d'appartenir, parce qu'elle nous alerte sur tous les sévices, délits, expropriations en Asie, en Afrique, en Amérique et nous demande d'intervenir. Parfois les campagnes de Survival ont une certaine efficacité quand il s'agit d'Etats plus ou moins démocratiques. Alors donc, il y a quelque chose qui est en cours au niveau international qui évidemment est très insuffisant parce que le processus d'anéantissement culturel et physique continue.


    En Amazonie, il y a eu l'époque des seringueros, il y a maintenant celle des prospecteurs de mines ou de pétrole, des nouveaux fermiers qui s'installent, qui défrichent la forêt, qui n'ont que mépris pour ces populations et qui les chassent, les refoulent, parfois les tuent en dépit des mesures tardives, mais dotées de faibles moyens, qui ont été prises par le gouvernement et par l'Etat brésilien à partir de l'ex-président Cardoso et continuées par le président Lula. Il y a donc cette menace à la fois écologique et humaine pour ces peuples dont vous voyez les œuvres dans l'exposition ici même. La menace écologique tend à la destruction de la forêt amazonienne qui les menace physiquement et la menace physique évidemment contribue à la menace écologique. Alors comment sauvegarder cette humanité si riche dans son dénuement, si pathétiquement innocente? Faire des réserves ? Oui, mais ces réserves tendent à devenir des zoos humains, où les gens sont plus emprisonnés que sauvés. Faut-il les intégrer ? Mais alors l'intégration les désintègre, non seulement culturellement mais humainement et là je vais vous donner un exemple, celui des Crees du Nord Québec. Ces Indiens occupaient un territoire qui a été convoité par Hydroquébec, pour construire un barrage afin de fournir le Québec en électricité. La compagnie a acheté ce territoire, a installé les Crées dans des maisons en bois, avec un minimum de confort occidental. Mais ce barrage a créé un lac artificiel qui a coupé la route des caribous. Ces chasseurs de caribou se trouvaient donc privés de leur gibier. De plus, le poisson de ce lac était devenu impropre à la consommation à cause du phosphore qui s'y est dégagé. Un certain nombre de Crees avait été employé pour la construction du barrage, et une fois terminé, ils sont devenus chômeurs. Les femmes qui avaient changé de nourriture et de mode de vie sont devenues obèses. Les enfants sont en proie à l'alcoolisme, on les voit tout mômes avec des bouteilles de bière, s'enivrant. C'est à dire que l'intégration a produit une désintégration.


    Il faut donc trouver une voie aléatoire et incertaine entre l'intégration et la désintégration, ou au-delà de l'une et de l'autre. Pour aller dans ce sens là, ce qui est important c'est la reconnaissance extérieure. Comme je l'ai dit, cette reconnaissance a commencé chez les anthropologues, puis chez une partie de l'opinion qui a pris conscience des vertus qui se trouvent dans chacune de ces sociétés, vertus pour eux et vertus pour nous. Cette reconnaissance comporte l'accession pour nous à la conscience d'une humanité planétaire et à ce type de conscience dont j'ai parlé tout à l'heure, la reconnaissance à la fois de leurs différences et de leurs similitudes. L'autre moyen concomitant, c'est la possibilité pour ces micro-nations qui se fédèrent de constituer de véritables nations d'un nouveau type, c'est-à-dire sans Etat, mais indigènes, des nations qui peuvent devenir une force politique d'intervention. Ce processus est en marche au Canada où les peuples indigènes de la côte pacifique à la côte atlantique ont réussi à s'associer pour produire un groupe de pression qui réussit à se faire reconnaître un certain nombre de droits, notamment territoriaux. Au Brésil également, il y a un porte-parole indien au Parlement de Brasilia et ainsi se crée là aussi un groupe capable d'intervenir et l'on peut penser que l'accession des porte-parole et des délégués de ces peuples aux institutions peut jouer un rôle important.


    Dans une perspective qui n'est pas encore réaliste, il y a la nécessité de dépasser la souveraineté absolue des Etats nationaux, pour des institutions qui traiteraient des problèmes vitaux de l'humanité et qui traiteraient de la sauvegarde de l'humanité archaïque. Il existe aujourd'hui un patrimoine culturel protégé par l'Unesco. Mais le patrimoine culturel n'est pas seulement constitué par les monuments, les villes, les paysages, les pierres..., il l'est aussi par l'existence de sociétés humaines, existence qui est elle-même une résistance à la barbarie de la civilisation évoluée et à la cruauté de monde. C'est dans ce sens-là qu'il faut aller. Alors, ayons donc le souci de nos frères et sœurs les plus déshérités de la Terre, Terre qui devrait être notre patrie à tous. Ces déshérités qui n'ont pas encore, ou qui commencent à avoir une intelligentsia qui parle en leur nom, et on sait l'importance du rôle de l'intelligentsia pour la formation de ces nations qui n'ont pas d'Etat national, qui n'ont pas d'institutions, mais qui par-là même méritent aujourd'hui notre souci, je dirais notre solidarité et notre intervention.



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    EZLN, 25 ANS APRES

    Paroles adressées par le sous-commandant insurgé Marcos et par le lieutenant-colonel Moisés, aux membres de la Caravane nationale et internationale d'observation et de solidarité avec les communautés zapatistes & déclaration de cette même Caravane - août 2008



    Sous-commandant insurgé Marcos, Caracol de La Garrucha, le 2 août 2008.

    Bonsoir et bonne nuit. Je m'appelle Marcos, le sous-commandant insurgé Marcos, et je suis venu pour vous présenter le lieutenant-colonel insurgé Moisés. En effet, c'est lui qui est chargé par le commandement général de l'EZLN des relations internationales, de ce que nous appelons la Commission intergalactique et la Sexta internationale, parce que, de nous tous, c'est le seul qui ait assez de patience pour vous supporter.


    "Vamos a hablar despacio, para la traduction. We will speak slowly, for the translation. Nous allons parler doucement, pour la traduction."


    Nous voulons vous remercier d'être venus jusqu'ici vous rendre compte directement de ce qu'il en était des zapatistes et de n'être pas seulement venus voir comment nous nous trouvons après les attaques que nous avons subies, mais aussi ce que nous construisons ici en territoire rebelle, en territoire zapatiste.


    Nous espérons que ce que vous verrez et que ce que vous écouterez ici puisse vous servir à porter cette parole très loin : en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, au Pays basque, aux États-Unis et dans le reste de notre pays, chez nos compañeros de l'Autre Campagne.


    Souhaitons que vous ne fassiez pas comme la dénommée Commission civile internationale d'observation des droits humains : la seule chose qu'elle est venue faire ici, il y a quelques mois, c'est blanchir le gouvernement PRD du Chiapas en déclarant que les attaques que subissent nos communautés n'était pas le fait du gouvernement chiapanèque mais du gouvernement fédéral.


    J'aimerais introduire un peu ce dont va vous parler le lieutenant-colonel Moisés. Nous sommes heureux que votre séjour ici ait coïncidé avec le fait qu'il se trouvait dans ce secteur car de tous nos compañeros, c'est celui qui a suivi de plus près la construction de l'autonomie dans les communautés zapatistes.


    Je tenais à vous expliquer dans les grandes lignes ce qu'a été l'histoire de l'EZLN et des communautés indigènes zapatistes sur ce territoire, le Chiapas, donc. Je veux parler des Altos de Chiapas, qui est la zone du Caracol d'Oventik ; la zone tzotz choj, tzeltal-tojolabal, qui est celle du Caracol de Morelia ; la zone chol, qui est celle de Roberto Barrios, au nord du Chiapas ; la zone tojolabal ou "Selva Fronteriza", qui est celle du Caracol de La Realidad, et celle-ci, la zone tzeltal, qui est celle du Caracol de La Garrucha.


    Demain, vous êtes invités à visiter un village dont les habitants appartiennent aux bases de soutien de l'EZLN depuis de nombreuses années. Vous aurez l'honneur d'avoir pour guide le commandant Ismael, que voici. Lui et le Señor Ik - le défunt commandant Hugo, ou Francisco Gómez qui était le nom figurant sur son état civil - ont parcouru inlassablement ces "cañadas", ces vallées encaissées, pour y parler de la parole zapatiste à l'époque où personne n'était avec nous.


    Il sera votre guide. Il vous emmènera voir l'endroit où les soldats de l'armée fédérale cherchaient de la marijuana. Nous voulons que vous constatiez par vous-mêmes si on y trouve de la marijuana. Si vous en trouvez, ne la fumez pas ! Allez porter plainte pour qu'on détruise la plantation. Mais non, il n'y a pas de marijuana chez nous. Quand nous le disons, nous, on ne nous croit pas. Vous, on vous croira peut-être... Remarquez, vous. encore moins ! Dès qu'ils poseront les yeux sur vous, ils ne croiront pas un mot de ce que vous dites.


    Le commandant Masho est aussi avec nous ; le voici, à ma droite. Lui aussi fait partie de nos compañeros commandants qui accompagnaient le Señor Ik, le commandant Hugo, au tout début de l'EZLN dans cette "cañada". Aujourd'hui, il fait partie de la Commission Sexta de l'EZLN. Il était avec nous dans le nord-est de la République mexicaine, quand nous avons rendu visite aux peuples indiens et aux compañeros et compañeras de l'Autre Campagne au Mexique dans cette région.


    Comment tout a commencé ? Il y a vingt-quatre ans, presque vingt-cinq maintenant, un petit groupe d'"urbains" ou de citadins comme nous les appelons, nous, est arrivé, mais pas dans cette partie de la forêt, sinon beaucoup plus à l'intérieur, dans ce qui porte aujourd'hui le nom de réserve des Montes Azules (les monts Bleus). Dans cette zone, il n'y avait rien, rien d'autre que des animaux sauvages à quatre pattes, et des animaux sauvages à deux pattes : nous. La façon dont de ce petit groupe voyait les choses - je vous parle de 1983-1984, c'est-à-dire d'il y a vingt-quatre ou vingt-cinq ans - était celle, traditionnelle, des mouvements de libération d'Amérique latine, à savoir : un petit groupe d'illuminés qui prend les armes et se soulève contre le gouvernement. C'est le genre de choses qui fait que beaucoup de gens les suivent et se soulèvent, que l'on renverse le gouvernement et que l'on installe à la place un gouvernement socialiste. Je reste volontairement très schématique, mais pour l'essentiel c'est ce que qui est connu sous le nom de théorie des "foyers guérilleros".


    Ce groupe réduit, composé des quelques-uns que nous étions à l'époque, partageait cette vision traditionnelle, classique ou orthodoxe, si vous préférez, mais il partageait aussi une notion éthique et morale sans précédent dans les mouvements guérilleros ou de lutte armée en Amérique latine. Nous avions hérité cette éthique et cette morale d'autres compañeros qui étaient morts en affrontant l'armée fédérale et la police secrète du gouvernement mexicain.


    Dans toutes ces années-là, nous étions seuls. Nous n'avions aucun compañero dans les villages. Personne ne venait de Grèce nous voir. Pas plus que d'Espagne ou de France ou d'Italie ou du Pays basque. Et du Mexique non plus, d'ailleurs ! Parce que nous étions dans l'endroit le plus reculé et oublié de ce pays. Ce qui était d'abord un inconvénient allait se transformer par la suite en un avantage, car, à l'époque, le fait d'être isolés et oubliés nous a permis de connaître un processus d'involution. N'importe qui d'orthodoxe connaîtra sans doute ce livre qui parle de "la transformation du singe en homme". Pour nous, à ce moment-là, il s'est passé l'inverse : l'homme s'est transformé en singe, qui est ce que nous étions. Y compris physiquement, c'est d'ailleurs pour ça que je porte un passe-montagne. Dans de pareils cas, l'esthétique et le bon goût veulent que l'on se couvre le visage.


    Ce petit groupe a survécu à la chute du Mur de Berlin, à l'écroulement du bloc socialiste, aux impasses de la guérilla en Amérique centrale - celle du FMLN au Salvador, d'abord, puis celle de ce qui s'est appelé il fut un temps le Front sandiniste de libération nationale, au Nicaragua. Et plus tard encore, avec les déboires de l'Union révolutionnaire du Guatemala, l'URNG.


    Ce qui a permis à ce petit groupe de survivre, c'est, selon nous, deux choses. L'une était l'ingénuité ou l'obstination que ces personnes portaient probablement inscrite dans leur ADN. L'autre, c'était le bagage moral et éthique qu'elles avaient hérité de leurs compañeros et compañeras qui avaient été assassinés par l'armée, dans ces montagnes précisément.


    Les choses en seraient restées là, avec deux issues possibles : un petit groupe qui passe des dizaines d'années enfermé dans la montagne, attendant le moment où il se passera quelque chose et pouvoir ainsi agir dans le cadre de réalité sociale ; ou finir, comme une certaine partie de la gauche radicale mexicaine de l'époque, par devenir députés, sénateurs ou présidents légitimes de la gauche institutionnelle au Mexique.


    Au cours de ces premières années, il s'est passé quelque chose qui nous a sauvés. Qui nous a sauvés et qui nous a vaincus. Et ce qui s'est passé est aujourd'hui assis à ma gauche, c'est le lieutenant-colonel insurgé Moisés, ainsi que le commandant Masho, le commandant Ismael qui, avec bien d'autres compañeros, ont fait que l'EZLN, de mouvement orthodoxe de foyer guérillero, passe à être une armée d'indigènes.


    Je ne veux pas seulement dire qu'il s'agissait d'une armée composée en grande majorité par des indigènes. Et quand je dis majoritairement, je couvre mes arrières, parce que, en réalité, sur 100 combattants, 99 étaient indigènes et le dernier était métis. Non, pas seulement, sinon que cette armée et sa façon de voir les choses a subi une défaite dans sa vision d'experts, dans sa vision dirigiste, caudilliste, révolutionnaire classique qui veut qu'un homme, ou un groupe d'hommes, devienne le sauveur de l'humanité ou de notre pays.


    Ce qui s'est donc passé, à l'époque, c'est que cette vision des choses a été vaincue dès l'instant où nous avons été confrontés aux communautés et que nous nous sommes rendu compte que non seulement les indigènes ne nous comprenaient pas, mais aussi que leur projet était meilleur.


    Quelque chose avait eu lieu au cours de toutes les années précédentes, pendant les dizaines d'années précédentes, les siècles précédents. Nous étions confrontés à un mouvement de vie, qui avait réussi à survivre aux tentatives successives de conquête de l'Espagne, de la France, de l'Angleterre, des États-Unis et de l'ensemble des puissances européennes, y compris l'Allemagne nazie de 1940-1945. Ce qui avait fait résister tous ces gens, nos compañeros et compañeras dans un premier temps, puis, ensuite, les hommes et les femmes qui sont aujourd'hui nos chefs, c'était un attachement profond à la vie qui devait beaucoup à leur héritage culturel. Leur langue, leur langage, leur manière de communiquer avec la nature constituaient un autre projet non seulement de vie, mais aussi de lutte. Nous n'étions pas en mesure d'apprendre à quiconque ici à résister. C'est nous qui devenions peu à peu les élèves d'une école de résistance de gens qui ont su résister depuis cinq siècles.


    Ceux qui étaient venus en sauveurs des communautés indigènes ont été sauvés par elles. Et nous y avons trouvé un cap, un but, un chemin, une compagnie et une certaine vitesse marquant notre pas. Ce que nous avons appelé à l'époque et que nous appelons toujours aujourd'hui "la vitesse de notre rêve".


    L'EZLN a contracté de nombreuses dettes auprès de vous, auprès de gens comme vous, au Mexique et dans le monde entier, mais notre dette essentielle réside dans notre cour : dans le cour indigène. Dans cette communauté et dans des milliers de communautés comme celle-ci, peuplées de compañeros bases de soutien zapatistes.


    Au moment où le petit groupe guérillero entre en contact avec les communautés, surgissent un problème et une lutte. Moi, j'ai une vérité - moi, le groupe guérillero -, et toi tu n'es qu'un ignorant : je vais te transmettre mon enseignement, je vais t'endoctriner, je vais t'éduquer, je vais te former. Erreur et défaite.


    Quand le pont d'un langage commun a commencé de se construire et que nous avons commencé à modifier notre façon de parler, nous avons commencé à modifier la façon dont nous nous pensions et la façon dont nous concevions la voie que nous nous étions tracée : servir.


    De mouvement qui envisageait de se servir des masses, des prolétaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants pour parvenir au pouvoir et les conduire au bonheur suprême, nous étions en train de nous transformer, petit à petit, en une armée qui devait être au service de ses communautés. En l'occurrence, des communautés indigènes tzeltals, les premières où nous nous sommes installés, dans cette zone précisément.


    L'entrée en contact avec les communautés nous a fait subir une rééducation plus brutale et plus terrible que les électrochocs qu'on vous applique dans les cliniques psychiatriques. Tous ne l'ont pas supporté. Certains d'entre nous, si, mais ils continuent encore à s'en ressentir à ce stade du match.


    Que s'est-il passé ensuite ? Eh bien, que l'EZLN est devenue une armée d'indigènes, au service des indigènes, et qu'elle est passée des six qui ont commencé l'EZLN aux plus de six mille combattants actuels.


    Qu'est-ce qui provoque le soulèvement du 1er janvier 1994 ? Pourquoi avons-nous décidé de prendre les armes ? La réponse est à chercher dans les enfants, les petites filles et les petits garçons. Ce n'était certainement pas dû à une analyse de la conjoncture internationale. N'importe qui parmi vous sera aisément d'accord avec moi pour dire que la conjoncture internationale de l'époque était tout sauf propice à un soulèvement armé. Le bloc socialiste avait été vaincu, l'ensemble du mouvement de la gauche en Amérique latine était dans une phase de reflux. Au Mexique, la gauche pleurait sa défaite devant Salinas de Gortari, qui n'avait pas seulement organisé une gigantesque fraude électorale, mais avait aussi acheté une grande partie de la conscience critique de la gauche mexicaine de l'époque.


    Quiconque un tant soit peu raisonnable nous aurait dit que les conditions n'étaient pas remplies, que nous ne devions pas prendre les armes, qu'il valait mieux déposer les armes et rejoindre son parti, etc. Pourtant, quelque chose à l'intérieur de notre mouvement a fait que nous ayons défié ces pronostics et ces conjonctures internationales.


    L'EZLN se propose alors, pour la première fois, de braver le calendrier et la géographie d'en haut. Les petites filles et les petits garçons, je vous dis. Il s'est trouvé qu'à ce moment-là, tout au début des années quatre-vingt-dix, début 1990, une réforme a été votée qui empêchait les paysans de pouvoir accéder à la terre. Et comme vous allez le voir demain quand vous gravirez la colline qui mène au village de Galeana, la terre en question qu'avaient les paysans c'était ça : des coteaux escarpés et truffés de cailloux. Les bonnes terres étaient aux mains des "finqueros", des grands propriétaires. Dans les jours qui viennent, vous aurez également l'occasion d'aller visiter ces grandes propriétés et vous pourrez constater la différence de qualité de la terre entre l'un et l'autre.


    On ne pouvait donc plus accéder à un lopin de terre. Simultanément, les maladies ont commencé à décimer les petites filles et les petits garçons. Entre 1990 et 1992, dans la forêt Lacandone, aucun enfant n'a atteint l'âge de cinq ans. Avant d'avoir cinq ans, ils mouraient de maladies que l'on sait soigner. Ils ne mouraient pas d'un cancer ou du sida, ils n'étaient pas affectés par une maladie cardio-vasculaire, non, il s'agissait de maladies soignables, typhoïde, tuberculose, et il suffisait même, parfois, d'une simple fièvre pour tuer des petites filles et des petits garçons de moins de cinq ans. Je sais que dans les villes un tel phénomène pourrait même être considéré comme un soulagement : "moins il y a d'ânes, plus il y a d'épis de maïs", dit un dicton. Dans le cas d'un peuple indigène, cependant, la mort des jeunes signifie la disparition de ce peuple. Dans un processus naturel, les adultes grandissent, ils se font vieux et ils meurent. S'il n'y a plus d'enfants, la culture en question disparaît, tout simplement.


    La mortalité des indigènes, des enfants indigènes, aggravait donc encore la situation. Cependant, la différence entre ce qui existait ici et ce qui se passait chez les autres peuples indiens, c'est qu'ici il y avait une armée rebelle, et armée. Ce sont les femmes qui ont commencé à monter toute cette histoire, pas les hommes. Je sais que la tradition - les mariachis, Pedro Infante et tout le tremblement - veut qu'au Mexique les hommes soient très "machos". Mais chez nous ça ne s'est pas passé comme ça. Ce sont les femmes qui ont commencé à pousser à faire quelque chose, à dire que ça ne pouvait plus continuer, que "ya basta" ; les femmes, qui voyaient mourir leurs enfants sous leurs yeux.


    Une sorte de rumeur à commencé à parcourir toutes les communautés : il faut faire quelque chose, "¡ya basta!", ça suffit maintenant, dans toutes les langues. À ce moment-là, l'EZLN était aussi implantée dans la zone des Altos. Et sur place se trouvaient deux de nos compañeras qui ont été, et sont toujours, la colonne vertébrale dans toute cette affaire : la défunte commandante Ramona et la commandante Susana.


    Dans différents endroits a commencé à surgir ce souci, ce problème épineux. Appelons les choses par leur nom : cette rébellion des femmes zapatistes, qui disaient qu'il fallait faire quelque chose. En ce qui nous concerne, nous avons fait alors ce que nous devions faire, c'est-à-dire demander à tout le monde ce que nous allions faire. En 1992, il y a donc eu une consultation - sans télévision, sans gouvernement central, là-haut dans le District fédéral, sans rien de ce qui existe aujourd'hui -, et village après village on a organisé des assemblées comme celle où nous nous trouvons en ce moment. Le problème était posé. L'alternative était très simple : si nous prenions les armes, on allait nous écraser mais cela aurait au moins le mérite d'attirer l'attention sur nous et les conditions de vie des indigènes s'amélioreraient ; si nous ne prenions pas les armes, nous allions survivre, mais nous allions disparaître en tant que peuples indiens. La logique de mort, voilà ce qui nous a fait dire qu'on ne nous a pas laissé d'autre choix. Aujourd'hui, quatorze ans plus tard, presque quinze, nous - tous ceux qui sont ici depuis plus longtemps - nous disons : "Que c'est bien de ne pas avoir eu d'autre choix !"


    Les communautés ont dit : "C'est pour ça que vous êtes là ; battez-vous, luttez à nos côtés." Il ne s'agissait pas seulement d'une relation d'obéissance formelle ; parce que, en fait, formellement, c'était le contraire. Formellement, c'était l'EZLN qui commandait et les peuples et communautés qui étaient les subordonnés. Dans les faits cependant, dans la réalité, c'était le contraire : les communautés soutenaient, nourrissaient et faisaient croître l'Armée zapatiste de libération nationale. À l'époque, la participation d'un compañero métis de la ville a aussi été très importante. Je veux parler du sous-commandant insurgé Pedro, mort au combat le 1er janvier 1994.


    Au moment de soumettre cette alternative à laquelle les communautés ont répondu de "prendre les armes", le calcul militaire que nous avons fait - et le lieutenant-colonel Moisés s'en souviendra sûrement très bien, car c'est dans cette montagne derrière nous, derrière ce village, dans un camp que nous avions là qu'a eu lieu une réunion de tous les chefs zapatistes - l'idée que j'ai exposée a été la suivante : il faut soigneusement penser ce que nous allons faire, parce que quand nous allons mettre en branle quelque chose il n'y aura plus moyen de faire marche arrière.


    Si nous commencions à demander aux gens s'ils voulaient prendre les armes ou non, plus rien n'allait pouvoir arrêter ça. Nous savions, nous pressentions que la réponse allait être "oui". Et nous savions et pressentions que ceux qui allaient y rester étaient ceux qui étaient réunis ici, dans ces montagnes au-dessus de La Garrucha.


    Il s'est passé ce qui s'est passé. Je ne vais pas vous raconter le 1er janvier 1994 parce que vous commencez à connaître notre histoire - enfin, certains d'entre vous, parce que d'autres étaient encore tout gamins -, je me limiterais à dire qu'a commencé une étape de résistance, comme nous l'appelons, au cours de laquelle on est passé de la lutte armée à l'organisation d'une résistance civile et pacifique.


    Dans le cours de ce processus, il s'est passé une chose sur laquelle je voudrais attirer votre attention : le changement d'attitude de l'EZLN par rapport à la question du pouvoir. C'est cette position vis-à-vis de la question du pouvoir qui va le plus profondément marquer la trajectoire zapatiste. Nous nous étions déjà rendu compte - et ce "nous" comprend désormais les communautés, non plus seulement le petit groupe du départ -, nous nous étions déjà aperçu, disais-je, que les solutions, comme tout le reste dans ce monde, se construisent du bas vers le haut. Or tout notre projet antérieur et toutes les propositions de la gauche orthodoxe jusque-là, c'était le contraire : c'est d'en haut que l'on résout la situation du bas.


    Ce renversement de perspective, du bas vers le haut, signifiait pour nous que nous n'allions pas nous organiser ni organiser les gens pour aller voter ou pour aller à une manifestation ou pour crier des slogans, mais pour survivre et convertir la résistance en une école. C'est ce qu'ont fait nos compañeros. Non pas l'EZLN du début, le petit groupe fondateur, mais l'EZLN désormais avec cette composante indigène. C'est ce processus, que l'on connaît aujourd'hui dans les grandes lignes comme la construction de l'autonomie zapatiste, dont va vous parler maintenant en détail le lieutenant-colonel insurgé Moisés.


    Auparavant, je tiens à vous faire remarquer plusieurs choses. On dit, non sans raison, qu'au cours des deux dernières années, 2006 et 2007, le sous-commandant Marcos s'est efforcé, avec acharnement et avec succès, à détruire l'aura médiatique dont on l'avait entouré. Et c'est un fait remarquable que des gens qui était auparavant proches de nous se sont éloignés ou sont même devenus radicalement antizapatistes. Certaines de ces personnes sont retournées chez elles dans leur pays pour y donner des causeries et y ont été reçues comme si c'était elles qui s'étaient insurgées en prenant les armes. Il s'agissait de zapatologues, disposés à voyager tous frais payés, à recevoir les applaudissements, les caravanes et certaines faveurs, quand ils voyageaient à l'étranger.


    Qu'est-ce qui s'est passé ? Je vais vous dire comment nous voyons les choses. Vous, vous avez votre propre idée sur la question. Quand l'EZLN prend les armes, surgit. Je m'explique : ici, dans les zones indigènes, on parle beaucoup des "coyotes". Il faut que je situe clairement les choses sur les coyotes, parce que pour les Yaquis ou pour les Mayos c'est un animal totémique très chouette, un symbole important. Au Chiapas, non. Le coyote, ici c'est un intermédiaire. C'est quelqu'un qui achète bon marché aux indigènes et qui revend très cher ce qu'il leur a acheté.


    Alors, quand se produit l'insurrection zapatiste, on voit apparaître ce que nous, nous appelons les intermédiaires de la solidarité. Autrement dit, les coyotes de la solidarité. Des gens qui prétendaient, et prétendent encore, qu'ils sont les interlocuteurs privilégiés du zapatisme, qu'ils ont le téléphone rouge, qui savent comment les choses sont réellement ici, ce qui constitue pour eux un capital politique. Ils arrivent ici et apportent un petit quelque chose, autrement dit, ils payent bon marché, puis ils repartent et se présentent comme les émissaires de l'EZLN : ils se font payer cher.


    L'apparition de ce groupe d'intermédiaires, qui comptait dans ses rangs des politiques, des intellectuels, des artistes et des gens du mouvement social, nous a caché l'existence d'autres choses, d'autres "en bas". Nous, les zapatistes, nous pressentions qu'il devait bien y avoir une Espagne d'en bas, qu'il devait bien exister un Pays basque en rébellion, qu'il y avait une Grèce rebelle, une France insurgée, une Italie des luttes ; mais nous ne les voyions pas. Et nous craignions donc d'être également invisibles à vos yeux.


    Ces intermédiaires organisaient et faisaient des choses quand nous étions à la mode, et percevaient leur capital politique. Comme quelqu'un qui organise des concerts en disant que les recettes sont pour le Chiapas, mais en empoche une partie : il se paye une sorte de salaire ou ce qui revient à son organisation.


    Il y avait bel et bien un autre "en bas". Nous l'avons toujours pensé, nous avons toujours eu l'idée que le zapatisme n'est pas le seul rebelle ni le meilleur. Notre idée n'a jamais été de créer un mouvement qui capitalise et dirige toute la rébellion au Mexique ou toute la rébellion au niveau mondial. Nous n'avons jamais aspiré à une internationale, à la cinquième internationale ou à je ne sais laquelle. On en est où ? - Alejandro ? - On en est à la Sexta, la sixième ? Oui, mais ça c'est autre chose, c'est "l'Autre Internationale". Le compañero s'y connaît en internationales.


    Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? Moi, je vais vous dire certaines choses qui ne constitueront aucune nouveauté pour vous. La fiction que représente une gauche institutionnelle n'a pas de secret pour les Espagnols, qui ont Rodríguez Zapatero et Felipe González ; pour le Pays basque - Gora Euskal Herria -, c'est encore plus évident ; pour l'Italie rebelle aussi, ça n'est pas nouveau ; quant aux Grecs, ils peuvent certainement nous en parler abondamment, et la France, avec ce baron de Mitterrand, c'est pareil.


    Au Mexique, ce n'est pas le cas, on continue d'en attendre quelque chose. On continue de penser qu'il est possible que si la gauche que nous subissons aujourd'hui parvenait au pouvoir, elle pourrait le faire sans y laisser des plumes. Je traduis : qu'il lui serait possible d'arriver à gouverner sans cesser d'être de gauche. L'Espagne, la France, la Grèce, l'Italie, quasiment tous les pays du monde peuvent témoigner du contraire, à savoir, que des gens de gauche, conséquents - pas nécessairement radicaux -, dès qu'ils arrivent au pouvoir, cessent d'être de gauche. Leur vitesse varie, leur profondeur change, mais ça ne rate pas : ils se transforment. C'est ce que nous, nous appelons "l'effet estomac" du pouvoir : ou il te digère ou il te transforme en merde. Qu'on observe le rapprochement qui a lieu au Mexique entre la gauche, ou ce qui se proclame gauche, et le pouvoir - maintenant que j'y pense, je me rappelle qu'un journal avait écrit que je n'étais pas ici mais à Mexico, à prendre du bon temps dans les fêtes de la gauche ; j'ignorais qu'il y avait une gauche dans la ville de Mexico et qu'elle faisait des fêtes. Si, il y a encore une gauche, mais c'est l'Autre Gauche -, à l'instant même où la possibilité d'arriver au pouvoir s'est présentée pour la gauche, ce processus de digestion et de défécation propre au pouvoir a commencé. Quant aux zapatistes et à quiconque s'est rangé au centre - je suis désolé si je brise le cour à certains, mais le centre ne se trouve pas au centre, il est collé à la droite. Non, c'est l'autre côté, à droite. Enfin, à votre droite.


    Bref, voilà que l'on nous demandait, que ce groupe d'intellectuels, d'artistes et de leaders sociaux nous demandaient de revenir en arrière dans l'histoire jusqu'en 1984, jusqu'à l'époque où nous pensions que si un groupe ou un individu arrive au pouvoir, il peut tout transformer vers le bas. On nous demandait donc de déposer notre confiance, notre avenir, notre vie et notre méthode en une personne éclairée, en un individu, ainsi qu'à la bande des 40 voleurs qu'est la gauche mexicaine.


    Les zapatistes ont dit "non". Ce n'est pas que nous trouvions le "président légitime" [allusion à Andrés Manuel López Obrador, "vainqueur" évincé de l'élection présidentielle de 2006 - NdT] particulièrement antipathique, c'est purement et simplement que nous ne croyons pas en une telle méthode. Nous ne croyons pas que quiconque, même quelqu'un d'aussi beau que le sous-commandant Marcos, soit capable d'opérer une telle transformation - bon, d'accord, mais les jambes, quand même. Il ne pouvait en être question pour nous, par conséquent la rupture a eu lieu.


    Je tiens personnellement à attirer votre attention sur un fait : à l'époque, nous avons dit ce qui allait arriver. Ce qui se passe en ce moment. Quand nous l'avons dit, nous, on nous a rétorqué que nous faisions le jeu de la droite. Maintenant que les mêmes répètent ce que nous avions dit il y a deux ans, et parfois en reprenant mot pour mot nos propres paroles, on prétend que c'est pour rendre service à la gauche.


    Le zapatisme est incommodant. C'est comme si dans le puzzle du pouvoir apparaissait une pièce qui ne rentre nulle part et dont il faut se débarrasser. De tous les mouvements qui existent au Mexique, il y en a un, le zapatisme - ce n'est pas le seul -, qui est gênant pour tous ces gens. Car c'est un mouvement qui ne permet pas de s'intégrer, qui ne permet pas de se rendre, qui ne permet pas de renoncer, qui ne permet pas de se vendre. Or dans les mouvements d'en haut, c'est la logique en vigueur, c'est ce qui est rationnel. C'est la "Realpolitik", comme ils appellent ça.


    Alors, un éloignement à lieu qui commence peu à peu à s'étendre jusqu'aux secteurs internationaux, essentiellement en Amérique latine et en Europe. Dans le même temps, des relations plus solides parviennent cependant à s'établir. Pour n'en citer que quelques-unes, celles avec les compañeros de la CGT espagnole, avec le mouvement culturel rebelle du Pays basque, avec l'Italie sociale et, plus récemment, avec la Grèce rebelle et insoumise que nous avons rencontrée.


    Ce glissement vers la droite que j'évoquais est occulté de la manière suivante. On dit que "l'EZLN s'est radicalisée et qu'elle est devenue plus de gauche". Pardon, mais notre façon de voir les choses n'a pas changé : nous ne cherchons pas à prendre le pouvoir, nous pensons que les choses se construisent à partir du bas. Ce qui s'est passé, c'est que ces secteurs, le secteur des intermédiaires de la solidarité, des coyotes internationalistes ou de l'internationale du "coyotage", ont glissé sur la droite. Parce que le pouvoir ne permet pas d'accéder à lui impunément.


    Le pouvoir est un club élitiste, qui exige certaines conditions bien précises pour y entrer. Ce que les zapatistes appellent "la société du pouvoir" possède certaines règles et on ne peut y accéder que si on respecte ces règles bien précises. Qui cherche la justice, la liberté, la démocratie et le respect de la différence n'a aucune possibilité d'y accéder, à moins de renoncer à ses idées.


    Quand nous avons commencé à percevoir ce dérapage vers la droite du secteur qui semblait le plus zapatiste, nous avons donc commencé à nous demander à quoi cela correspondait, ce que cela cachait. Pour être sincères, nous avons commencé en sens inverse : nous avons commencé par le monde, autrement dit au niveau international, et ce n'est qu'ensuite que nous nous sommes demandé ce qu'il en était au Mexique.


    Pour certaines raisons que vous serez peut-être à même d'expliquer, l'affinité avec le zapatisme a toujours été plus forte dans d'autres pays, ailleurs qu'au Mexique. Parallèlement, elle a été plus forte au Mexique qu'avec les gens au Chiapas. Comme si ce lien s'établissait plus facilement en raison inverse de la proximité géographique : ceux qui vivaient plus loin étaient plus proches de nous, tandis que ceux qui vivaient plus près étaient plus distants.


    L'idée nous est venue de chercher ces gens, ayant l'intuition qu'ils existaient et le désirant vivement : vous, d'autres comme nous. Arriva la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, la rupture définitive avec ce secteur des coyotes de la solidarité. Et conséquemment la quête, au Mexique et dans le monde, d'autres qui soient comme nous, tout en étant différents.


    Outre notre position sur la question du pouvoir, un autre élément essentiel caractérise le zapatisme (vous le verrez certainement au cours de votre séjour ici ou si vous discutez avec nos conseils autonomes et avec nos conseils de bon gouvernement, c'est-à-dire avec nos autorités) : le refus de prendre la tête de la société et de l'homogénéiser. Nous ne voulons pas un Mexique zapatiste, pas plus qu'un monde zapatiste. Nous ne cherchons pas à ce que tout le monde devienne des indigènes. Ce que nous voulons, c'est un lieu, ici, le nôtre ; nous voulons qu'on nous fiche la paix ; nous voulons que personne ne nous commande. Voilà la liberté : que nous puissions décider librement ce que nous voulons faire.


    Nous pensons que ce n'est possible que si d'autres comme nous veulent la même chose et se battent pour y arriver. C'est de cette manière que s'établit une relation de camaraderie, de "compañerismo" comme nous le disons. C'est cela que veut construire l'Autre Campagne. C'est cela que veut construire la Sexta internationale. Une rencontre de rébellions, un échange d'apprentissages et une relation plus directe, non médiatique mais bien réelle, de soutien entre organisations.


    Il y a quelques mois, nous avons accueilli ici des compañeros appartenant à Vía Campesina venus du Brésil, de Corée, d'Espagne, d'Inde, de Malaisie, de Thaïlande - et je ne me rappelle plus d'où encore. Nous les avons rencontrés à La Realidad, où nous étions tous réunis. Quand nous avons parlé avec eux, nous leur avons dit que, pour nous, les rencontres de dirigeants ne valaient rien. Pas même la photo qu'ils faisaient prendre à ce moment-là. Si les organes directeurs de deux mouvements ne servent pas à que ces mouvements se rencontrent et se connaissent, c'est qu'ils ne servent à rien.


    Nous vous le répétons aujourd'hui, et à quiconque viendrait nous proposer quelque chose de semblable. Ce qui nous intéresse, c'est ce qu'il y a derrière : vous, d'autres comme vous. Nous ne pouvons pas aller en Grèce, mais nous pouvons calculer sans craindre de nous tromper que tous ceux qui ont voulu venir ici n'ont pas pu le faire. Comment pouvons-nous parler avec ces autres ? Comment faire pour leur dire que nous ne voulons pas une aumône, que nous ne voulons pas leur pitié ; que nous ne voulons pas qu'ils nous sauvent la vie ; que nous voulons juste un compañero, une compañera et un/e compañero/a en Grèce qui mènent leur propre lutte. Au Pays basque, au Danemark, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France, en Suède - je ne me risquerais pas à nommer tous les pays, il ne manquerait plus qu'il en manque un et j'aurais droit à des protestations.


    Qu'est-ce que nous visons ? Dans ce rapide tour d'horizon, je vous ai parlé d'un bagage moral et éthique hérité de ceux qui ont fondé l'EZLN. Cela a surtout à voir avec la lutte et le respect pour la vie, pour la liberté, pour la justice et pour la démocratie. Nous les zapatistes, nous avons une dette morale envers nos compañeros. Pas avec vous, ni avec les intellectuels qui ont pris leurs distances, ni avec les artistes ou les écrivains, ni avec les leaders de mouvements sociaux qui sont maintenant antizapatistes.


    Nous avons une dette envers ceux qui sont morts en luttant. Et nous souhaitons que le jour vienne où nous pourrons leur dire, à elles et à eux, à nos morts et à nos mortes, trois petites choses, rien de plus : nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne renonçons pas.


    Je cède la parole au lieutenant-colonel Moisés.




    Paroles adressées par le lieutenant-colonel insurgé Moisés aux membres de la Caravane nationale et internationale d'observation et de solidarité avec les communautés zapatistes.

    Bonsoir, compañeros, compañeras. Je voudrais simplement vous expliquer comment est en train de se construire l'autonomie dans les différents Caracoles et conseils de bon gouvernement.


    Avant de commencer, je voudrais juste dire que les choses sont bien comme ce que vous a dit le compañero sous-commandant insurgé Marcos. Avant l'arrivée des compañeros insurgés de l'Armée zapatiste de libération nationale, dans toutes les communautés la vie était très difficile : nous étions exploités, humiliés, piétinés et pillés.


    Je vous parlerai des terres que nous avons reprises, qui, avant, étaient aux mains des latifundistes. C'est sur ces terres que nos grands-pères et nos grands-mères ont vécu. Depuis très très longtemps. Ils voyaient bien que c'étaient les patrons qui faisaient la loi. Et ils voyaient bien, nos grands-pères et nos grands-mères, que c'est pareil avec le mauvais gouvernement.


    Alors, quand est apparue l'Armée zapatiste de libération nationale - comme le racontait le compañero sous-commandant Marcos -, notre travail a commencé dans les villages, à parler de l'exploitation. Et nos compañeros et compañeras, nos grands-pères et nos grands-mères, nos pères et nos mères ont compris qu'il fallait s'organiser. Parce qu'ils voyaient bien ce qui se passait, ce qui arrivait.


    Alors, l'idée était admise qu'il fallait s'organiser, qu'il fallait s'unir et que c'est de cette façon que nous serions forts. Mais à l'époque, on ne pouvait pas parce que les patrons et le mauvais gouvernement nous en empêchaient. Il y aurait bien d'autres longues histoires à dire sur cette question, parce que le mauvais gouvernement nous renvoyait aux organisations officielles comme la CNC, et puis la CTM, la Confédération nationale des travailleurs, quelque chose comme ça.


    Alors, nos pères et nos grands-pères ont adhéré à ces organisations légales, puisque le mauvais gouvernement disait qu'elles allaient résoudre nos besoins, répondre à nos exigences. Nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n'a rien changé.


    L'idée est alors venue de s'organiser de façon indépendante, de créer des organisations indépendantes ; nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n'a rien changé. Seul résultat : les persécutions, la prison, les enlèvements et les disparitions.


    C'est pourquoi, quand est arrivée l'Armée zapatiste de libération nationale, nos peuples ont commencé à s'organiser de cette manière. Puis on en est arrivé à l'apparition au grand jour de l'EZLN - comme vous l'a dit le compañero sous-commandant Marcos -, il a donc été décidé que ce serait en 1994, et qu'il fallait que nous nous gouvernions nous-mêmes.


    Tout ça grâce à l'idée que nous avions eue auparavant qu'il était clair que nous devions nous unir et nous organiser. Parce qu'il était évident depuis longtemps que le mauvais gouvernement n'avait aucun respect pour nous. Alors, nous nous sommes organisés, au début, dans les communes autonomes. C'est comme cela que nous les avons appelées : "autonome". Il faut dire que nous autres paysans, indigènes tzeltals, tojolabals, chols, zoques et mames, nous ne comprenions pas ce que cela signifiait, ce que voulait dire le mot "autonomie".


    Petit à petit, nous avons compris que l'autonomie était en fait ce que nous étions en train de faire. L'autonomie, c'était que l'on nous demande ce qu'on allait faire. C'était que nous discutions dans nos réunions et dans nos assemblées et qu'ensuite les communautés décident. Aujourd'hui, nous pouvons bien expliquer ce qu'est l'autonomie qui se met en place dans les MAREZ, les "Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas", nos communes autonomes rebelles zapatistes.


    Plus tard, en tant qu'indigènes nous avons senti que nos frères indigènes vivaient dans les mêmes conditions que nous dans d'autres États de la République mexicaine. Nous en avons eu la confirmation en les rencontrant dans le cadre de l'Autre Campagne.


    Ce que nous pensions, ce que nous ne faisions qu'imaginer auparavant, est aujourd'hui pleinement confirmé. Nous, les indigènes, nous sommes les plus oubliés de tous. Mais nous savons aussi que, pour exister, la liberté, la justice et la démocratie ont aussi besoin de ceux qui ne sont pas des indigènes.


    Le travail des communes autonomes s'est donc encore consolidé. Nos compañeros et nos compañeras ont encore mieux compris et se rendent compte maintenant que les choses devraient se passer de la même manière dans l'ensemble du Mexique, c'est-à-dire que le peuple devrait commander et celui qui gouverne obéir. C'est de cette manière que travaillent nos compañeras et nos compañeros.


    Dans tout ce que nous entreprenons, qu'il s'agisse de santé, d'éducation ou d'autres travaux collectifs, tout est discuté et analysé dans les communautés, puis, ensuite une décision générale est prise de construire ce que l'on juge nécessaire de construire. De cette façon, nos compañeros et nos compañeras se sont rendu compte qu'il était possible de faire les choses. Ils ont continué d'apprendre avec les compañeros et les compañeras des conseils de bon gouvernement. Une chose qui a été comprise et que nos compañeros découvrent toujours plus, c'est l'importance de la participation des femmes, des compañeras, aux différentes "charges", aux postes de responsabilités dans la construction de l'autonomie, car les compañeras ne doivent pas rester en dehors.


    Bien sûr, c'est quelque chose qui a été très difficile pour nous. Parce qu'il a fallu affronter un problème qui vient de loin, qui est que nos compañeras étaient considérées comme un objet qui doit rester à l'écart du reste. Nous avons découvert que, à l'époque des patrons, des grands propriétaires - comme l'ont raconté les compañeras pendant la Rencontre des femmes zapatistes -, nos grands-mères et nos grands-pères étaient maltraités et que les compañeras étaient violées.


    Alors, nos grands-pères ont essayé de protéger nos grands-mères, pour que n'arrive pas ce que leur faisaient les patrons, ce qu'ils faisaient au-dessus d'elles. Malheureusement, c'est ce qui a fait que seulement les hommes se réunissent et discutent, et que les compañeras étaient laissées à l'écart.


    Avec la construction de l'autonomie que nous entreprenons, c'est quelque chose que nous avons découvert : que nous ne pouvons plus continuer comme avant, que les compañeras ne devaient plus être laissées à l'écart. Aujourd'hui, les compañeras et les compañeros s'aident mutuellement pour résoudre les différents problèmes, planifier et discuter, faire des propositions soumises aux assemblées des communes autonomes ou aux assemblées générales du conseil de bon gouvernement.


    Où est l'école, où est l'apprentissage ? Ici même, dans les communautés. Les femmes surveillent tout ce qui se fait et veillent à ce que les hommes fassent bien leur travail. Et ce que les compañeras trouvent que les hommes ne font pas bien, elles le font de leur côté, maintenant elles peuvent le faire.


    Alors, dans notre construction de l'autonomie, ce sont nos peuples, hommes et femmes, qui demandent et veillent à ce que soient correctement appliqués les sept principes de notre "mandar obedeciendo" (commander en obéissant). Comme le disent nos compañeros et nos compañeras, s'il existait au Mexique un gouvernement qui obéit, ce pays serait bien différent.


    Quand nous discutons avec nos compañeros autorités, c'est-à-dire nos mandataires, femmes et hommes, les agents, femmes et hommes, on parle par exemple de ce qui se dit à Mexico, dans ce qu'on prétend être le Congrès de l'Union mexicaine, où il y a les députés et les sénateurs qui se disent les représentants du peuple mexicain. Et nos compañeras et compañeros autorités se demandent : "Quand avons-nous été consultés sur les lois qui y sont faites ?" Ils se sont posé la question quand Carlos Salinas de Gortari a modifié l'article 27 de la Constitution, l'article qui reprend ce que notre général Emiliano Zapata a réussi à faire figurer dans la loi constitutionnelle, à savoir : que la terre ne se vend pas, ne se loue pas. Carlos Salinas et les sénateurs et les députés ont amendé cet article, autorisant qu'on puisse devenir propriétaire de la terre, qu'il y ait des possédants qui puissent décider tout seuls de ce qu'ils veulent faire avec la terre. Autrement dit, ils ont permis que la terre puisse être vendue et allouée.


    Alors, nos compañeros et compañeras autorités se sont demandé quand on leur avait demandé leur avis. C'est à ce moment-là qu'ils en ont conclu que tous ces hommes et ces femmes députés et sénateurs du Congrès ne servent à rien. Qu'ils ne représentaient pas le peuple mexicain, parce qu'ils ne nous demandent jamais notre avis, qu'ils ne nous consultent jamais. D'ailleurs, nous ne pensons pas non plus que l'on consulte les ouvriers sur les lois dont ils ont besoin.


    Lors des assemblées générales dans les communes autonomes et dans les assemblées générales des conseils de bon gouvernement, on parle de ces questions. Que se passerait-il si, dans tout le Mexique, on demandait à l'ensemble des millions d'indigènes, à l'ensemble des millions d'ouvriers, à l'ensemble des millions d'étudiants et d'étudiantes, de dire quelles lois ils veulent ?


    On parle par exemple de Diego de Cevallos, qui est devenu sénateur - il me semble - ou député, et qui est un grand propriétaire. Lui ne ressent pas la souffrance des indigènes ; il ne connaît pas la souffrance des ouvriers et des ouvrières. Il ne peut donc pas savoir de quelles sortes de lois les travailleurs des campagnes et des villes ont besoin.


    Compañeros, compañeras, on pourrait croire que c'est simple de parler de l'autonomie, mais ce n'est pas vrai. Les discours sont bien jolis, mais dans la pratique c'est une autre paire de manches. C'est comme pour les nombreux écrivains, les intellectuels, comme on dit - ou comme ils le disent -, on sait qu'ils ont écrit des livres sur l'autonomie. Qui sait, au mieux, ces livres évoquent 2 ou 5 pour cent de ce que l'on aborde ici en matière d'autonomie. Les autres 95 pour cent manquent complètement.


    Pour pouvoir parler d'autonomie, il faut vivre dans un endroit où on la fait. Pour pouvoir découvrir, pour voir et savoir plus ce que c'est. Par exemple, vous allez pouvoir vous rendre compte de ce va et vient constant qui a lieu dans la pratique de ce qu'est la démocratie, la manière dont se prennent les décisions.


    Dans notre cas, l'organe d'autorité suprême, ce sont les compañeros et compañeras du conseil de bon gouvernement. Elles et eux se réunissent pour discuter des plans d'action. Ensuite, ils proposent aux autorités des MAREZ, aux compañeros et compañeras autorités des MAREZ, c'est-à-dire des communes autonomes, de réunir les compañeros et compañeras autorités, autrement dit les hommes et les femmes mandataires et agents des communautés. La proposition émise par le conseil de bon gouvernement est soumise aux MAREZ. Et ces hommes et ces femmes mandataires et agents rapportent la proposition du conseil de bon gouvernement dans leurs communautés, pour y être étudiée.


    Les décisions sont prises par les communautés, lors d'une assemblée municipale dans laquelle on décide à la majorité de voix de la proposition du conseil de bon gouvernement. Et de là, on remonte vers l'assemblée générale, qui comprend le conseil de bon gouvernement, où on décide, cette fois, en fonction du mandat du peuple. Mandat qui est déposé auprès du conseil de bon gouvernement.


    Après, c'est l'inverse. Autrement dit, le contraire : les communautés peuvent proposer des travaux à exécuter ou des lois que l'on juge nécessaires. Pour donner un exemple, dans la zone où nous trouvons, toutes les communautés qui sont aujourd'hui zapatistes sont en train de décider de quelle façon on va travailler les terres reprises. En ce moment même, dans toutes les communautés de cette zone, on étudie cette question. Toutes les communautés. Il ne reste plus qu'à convoquer l'assemblée générale de cette zone, d'où sortira le mandat sur la façon dont on va s'occuper de ces terres.


    Alors, comment se passent les choses dans une assemblée générale ? Imaginez que vous êtes les hommes et les femmes mandataires et agents qui sont ici. Parfois, une décision est prise à la majorité des voix, et il reste une position minoritaire. Alors, l'une ou l'autre des compañeras ou des compañeros mandataires ou agents expose de nouveau la question en précisant que l'accord auquel on est parvenu pose problème, ce qui aura des conséquences par la suite. Alors, la majorité constituée laisse le droit au compañero ou à la compañera d'argumenter quant aux conséquences de la question qui est posée par le compañero ou la compañera. En fonction des arguments donnés, l'assemblée écoute, est attentive à bien comprendre. S'il s'agit par exemple de travaux ou de quelque chose qui n'a pas encore été mis en pratique, la majorité constituée déclare formellement que cela va être mis en pratique, mais que si ça ne marche pas bien, c'est nous qui commandons et on devra donc corriger et rectifier la situation (en fonction des arguments de la minorité). Autrement dit, on dit à la minorité que ce n'est pas que ce qu'elle avance n'a pas de valeur, mais que les choses vont se faire et qu'elles pourront être améliorées.


    Du coup, la construction de l'autonomie prend diverses formes selon les zones zapatistes, c'est très varié. Les choses ne se font pas exactement de la même manière partout. Vous allez pouvoir en juger en discutant avec vos compañeros et compañeras qui sont allés dans les autres caracoles, parce qu'il n'y a pas qu'un seul modèle, il n'y a pas qu'une seule manière de travailler, en raison de la situation dans laquelle se trouve chaque zone.


    Par exemple, dans les caracoles d'Oventik, de Morelia et de Roberto Barrios, les groupes paramilitaires sont très nombreux. C'est quelque chose qui nous oblige à veiller avec beaucoup de sécurité à la façon dont l'autonomie se met en place. Parce qu'il y a de nombreuses provocations des paramilitaires. Tandis que dans d'autres caracoles, à cause des distances qui séparent une communauté d'une autre, la façon dont se construit notre autonomie est obligée de suivre un autre rythme.


    Cependant, tout reste régi par un principe que nous devons strictement respecter, en pratiquant ce que disent nos sept principes, qui sont que les personnes qui font partie de notre gouvernement doivent obéir et que c'est le peuple qui commande ; que nos gouvernements autonomes doivent constamment redescendre vers les communautés et non pas se hisser vers le haut pour commander, pour cesser de consulter et pour ne rien proposer au peuple.


    Nos autorités autonomes, les MAREZ et les conseils de bon gouvernement, sont tenues de proposer aux communautés, et certainement pas d'imposer. Nos autorités autonomes doivent travailler à convaincre les communautés, et non à les soumettre par la force. Nos autorités doivent construire ce dont on a besoin, ce qui est bon, et non détruire.


    Nos autorités sont chargées de nous représenter, c'est-à-dire que ce qu'elles disent doit véritablement correspondre à la parole, à la pensée de notre peuple. Et en aucun cas exécuter ou faire des choses en prétendant que c'est le mandat du peuple alors qu'ils ne l'ont pas consulté. Autrement dit, nous ne voulons pas que les autorités autonomes en viennent à supplanter le peuple. Nous voulons que nos autorités autonomes servent fidèlement le peuple. Et non pas qu'elles se servent de leur mandat pour devenir un gouvernement autonome (dans le sens du gouvernement mexicain actuel).


    Alors, nos communautés, nos autorités présentes dans toutes nos communautés, se fondent sur ces principes pour faire respecter ces principes. Et dans les conseils de bon gouvernement, les autorités occupent des postes tournants pour gouverner leur zone. Hommes et femmes. C'est donc à ce stade que l'on réussit à concrétiser une participation des hommes et des femmes.


    Compañeros, compañeras, si seulement ce genre de pratiques adoptées par nos peuples pouvaient servir à nos frères et sours ailleurs, au Mexique comme dans d'autres pays. Parce que, quand c'est le peuple qui commande, personne ne peut le détruire. Ça n'empêche pas qu'il faut aussi penser que le peuple et les peuples aussi peuvent faire défaut, qu'ils peuvent se tromper. Mais ça, personne ne peut le leur reprocher.


    Ce n'est pas comme aujourd'hui, où nous pouvons reprocher leurs fautes aux députés et aux sénateurs, aux gouverneurs ou aux maires. Mais le jour où ce sera vraiment le peuple mexicain, ouvriers, professeurs, étudiants, indigènes, paysans, le peuple du Mexique tout entier qui décide, ce jour-là nous n'allons plus trouver personne à accuser, à qui reprocher.


    Si un jour, nous commettons une erreur, eh bien, de la même façon que nous avons été assez bons pour décider ce que nous avons entrepris ici, nous devrons être assez bons pour nettoyer la merde que nous aurons créée. C'est comme ça que ça se passe, c'est là que le peuple montre véritablement qu'il décide. Mais ça, c'est quelque chose qu'il faut arracher à ceux qui commandent aujourd'hui, au mauvais gouvernement. Aujourd'hui, ce sont eux qui possèdent ce pouvoir.


    C'est ce qui nous fait dire que ce qui nous a véritablement permis de construire et pratiquer plus l'autonomie ici, c'est d'avoir repris les terres aux grands propriétaires terriens, aux latifundistes. C'est comme qui dirait s'emparer des moyens de production. Il n'y a que de cette façon qu'on y arrive. Pour cela, il faut s'organiser.


    Alors, compañeros, compañeras, c'est ainsi que nous faisons les choses. Nous espérons que vous en aurez retiré quelque chose d'utile quant à la manière dont nous travaillons et pour voir comment il nous faut continuer encore à le travailler, à améliorer cette autonomie. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes parce que vous allez visiter certaines communautés. Là, on pourra mieux vous l'expliquer, directement, et vous dire comment les gens l'ont vécu. Et donc la façon dont ils en sont arrivés à ce qu'ils vivent aujourd'hui. Par eux-mêmes, tous seuls, les compañeros et les compañeras.

    Traduit par Ángel Caído.


    Déclaration de la Caravane nationale et internationale d'osbervation et de solidarité avec les communautés zapatistes du Chiapas, 28 juillet - 12 août 2008

    Cela fait maintenant plus de quatorze ans que les zapatistes répondent, jour après jour, à la question "Peut-on vivre et construire la rébellion en temps de guerre permanente sans que cette rébellion ne se transforme en terreur et en guerre ?". Pendant tout ce temps, ils ont inventé dans la pratique leur réponse, avançant dans la construction de leur autonomie au Chiapas, construisant l'alternative, lançant au Mexique et au monde leurs initiatives d'une "autre façon de faire la politique".


    Nous, adhérentes et adhérents à la Zezta internationale et à la Otra Campaña, nous avons formé cette caravane nationale et internationale et nous avons parcouru des communautés indigènes en résistance de quatre des cinq Caracoles zapatistes : La Realidad, Oventik, Morelia et La Garrucha. L'objectif était d'observer la situation politique, sociale et économique dans laquelle se trouvent les compañeras et les compañeros, de leur montrer notre solidarité par notre présence, de leur remettre une collecte que nous avons réunie et de montrer aux trois niveaux de gouvernement que nos compañeras et compañeros des bases de soutien zapatistes et de l'EZLN ne sont pas seul-e-s.


    Nous avons pu constater comment ils avaient repris la terre mère et leur territoire qui étaient aux mains des propriétaires terriens et qui se trouvent aujourd'hui dans les mains des peuples autochtones. Les zapatistes travaillent et cultivent la terre de façon communautaire et collective, ce qui leur permet de développer leur autonomie alimentaire. Cela permet, dans les faits, la mise en place de leurs propres systèmes de santé, d'éducation et d'un long et cetera, à travers leurs propres formes de gouvernement, où le peuple dirige et le gouvernement obéit.


    En ce qui concerne le système de santé, ils nous ont raconté que, avant, les enfants, les adultes et les anciens mouraient de maladies guérissables. Aujourd'hui, nous avons rencontré des promoteurs de santé, des cliniques, des ambulances et des installations appropriées pour l'attention médicale, chirurgicale ainsi que des appareils de diagnostic. Ils conservent aussi leurs pratiques d'herboristerie et de médecine traditionnelle. Il est important de commenter que ce système reçoit sans distinction les personnes qui ne sont pas zapatistes.


    Sur le thème de l'éducation, nous avons été surpris en visitant les écoles dans lesquelles les enfants participent à leur propre éducation, écoutent et apprennent de leur propre histoire. Ils nous ont raconté que, avant, le type d'éducation était imposé, éloigné de leurs nécessités et dans une seule langue. Maintenant, les promoteurs d'éducation sont des jeunes de la communauté et le modèle éducatif se fonde sur leurs besoins, leur réalité, de façon active et bilingue. Il est important de mentionner que cette activité, comme toutes les activités communautaires, ne reçoit aucune rétribution économique.


    Ils nous ont aussi expliqué comment, depuis la création des communes autonomes rebelles zapatistes, puis des conseils de bon gouvernement, avec la naissance des Caracoles il y a cinq ans, le développement de l'autonomie avance de façon irréversible. Les communautés indigènes en résistance développent l'autogouvernement à travers le système de "commander en obéissant", avec leurs propres efforts et le soutien de beaucoup d'autres. Les différents niveaux de gouvernement autonome - communautaire, municipal et des conseils de bon gouvernement - permettent de développer de façon cohérente leurs systèmes de travail collectif, d'éducation, de santé, d'alimentation et tout ce qui est lié à leur autonomie. Les membres sont élus en assemblée (d'hommes et de femmes de tous les âges) et les charges sont honorifiques (sans rémunération) et révocables à tout moment par l'assemblée. Ils participent aussi à la recherche de solutions aux sujets de discussion, conflits ou difficultés de ceux qui se rendent auprès du conseil de bon gouvernement, même s'ils ne sont pas des bases de soutien, dans l'idée du "tout pour tous". Les conseils de bon gouvernement permettent le lien avec les communautés non zapatistes, les collectifs, les organisations ou les individus dans le respect du développement de leur processus vers l'autonomie.


    Nous avons observé la participation des femmes dans tous les domaines de leur autonomie : diverses charges comme autorités locales, conseillères municipales, membres du conseil de bon gouvernement, ainsi que promotrices d'éducation, de santé, etc. Elles nous ont expliqué que, avant la Loi révolutionnaire des femmes (1993), les femmes étaient oubliées, n'avaient pas de droits, ne pouvaient pas décider du nombre d'enfants qu'elles avaient, de l'âge du mariage, de la personne avec qui elles se mariaient et n'avaient pas non plus accès à l'éducation ou au système de santé. Il existe maintenant jusqu'à une clinique de santé reproductive ou des coopératives de femmes : elles accèdent ainsi à la liberté, non pas seulement dans les paroles, mais aussi dans les faits, puisqu'elles peuvent s'organiser toutes seules sans demander d'autorisation à personne.


    Ce qui a rendu possible cette réalité qui dure, c'est sans aucun doute la dignité et la résistance quotidienne des hommes et des femmes zapatistes ainsi que la solidarité partagée. L'incroyable force de cette dignité, de cette résistance et de cette solidarité a permis la construction de la vie à la place de la mort, de la rébellion pacifique à la place de la guerre que l'alliance entre les pouvoirs politiques et économiques du Mexique prétend imposer depuis toujours. Et cette même force zapatiste et solidaire a rendu possible la construction de l'espérance d'une alternative dans les formes et la parole des mouvements et résistances de la planète Terre, qui souffre aussi de la barbarie du capitalisme et de son modèle néolibéral.


    Mais la menace reste latente, et c'est pourquoi - aujourd'hui comme hier - nous nous devons de partager une fois de plus la solidarité comme espace et chemin communs, en défendant la dignité rebelle qui vit et qui résiste dans les montagnes du Sud-Est mexicain, en même temps qu'elle alimente nos propres luttes, espérances, formes et pratiques pour - ensemble - atteindre un monde autre, nouveau, meilleur, possible.


    Éviter le désastre et empêcher le gouvernement mexicain d'imposer ses plans de mort est aussi entre nos mains. Il faut agir maintenant ! La solidarité est notre arme. Il faut renouveler sa force et son imagination. Il faut faire connaître aux zapatistes eux-mêmes, à la société, au monde et aux gouvernements que les zapatistes continuent à être une source d'inspiration, d'espérance, de vie et de solidarité. Faire savoir et démontrer que les zapatistes ne sont pas seul-e-s. Que nous mêmes, nous ne sommes pas seul-e-s.

    Traduit par le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte


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    SOMMAIRE
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    JEAN MARIE GUSTAVE LE CLEZIO,
    prix Nobel de Littérature 2008

    Partageant sa vie entre l'Amérique et la France, l'écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio est l'auteur d'une oeuvre importante dont une partie concerne les civilisations précolombiennes et le monde amérindien. Auteur notamment du " Rêve mexicain ", il raconte en 2006 ce que fut sa vie parmi les Indiens d'Amérique, sa découverte de leurs cultures et ce qu'ils ont à nous apprendre.



    - Vous avez découvert le Mexique lors de votre service militaire en 1968. Quel choc avez-vous éprouvé?

    J.M.G. Le Clézio. - C'est le Mexique tout entier qui m'a donné un choc physique. J'avais entendu parler de ce pays comme d'un complexe culturel - on insistait beaucoup à cette époque sur l'héritage ibérique. En réalité, dès l'aéroport, à Mexico, vous étiez plongé dans une foule dense, chaotique, totalement indigène (c'est ainsi qu'on dit au Mexique), aussi dépaysante et originale que pouvait l'être une foule chinoise ou indonésienne. Puis très vite vous compreniez, en allant dans les quartiers vrais de Mexico, la colonia Guerrero, la Merced, ou la Villa de Guadalupe, que cette ville de 40 millions d'habitants était au cours des siècles redevenue la capitale de l'Empire aztèque, même si on n'y parlait plus cette langue, et si les églises s'étaient substituées aux temples.



    - Vous avez donné la première traduction en Occident des "Prophéties du Chilam Balam" et de la "Relation de Michoacán". Que nous disent encore ces textes mythologiques indiens?

    J.M.G. Le Clézio. - J'ai éprouvé une grande émotion à approcher ces textes, à les traduire. J'ai voyagé au Yucatán et au Quintana Roo avec la version espagnole des prophéties du "Chilam Balam", et le livre de John Reed sur la guerre des castes. Dans les villages mayas, les habitants (surtout les jeunes) voulaient en savoir plus. Certains parlaient de leurs grands-parents qui s'étaient battus contre l'armée gouvernementale après la fin de la guerre en 1910, et qui s'étaient constitués en gardes pour surveiller les lieux saints des Separados, à Tixcacal Guardia, à Chun Pom, à Chancah de la Vera Cruz. C'est parce que ces livres étaient encore vivants, qu'ils signifiaient leur identité pour ces gens, que j'ai eu envie de les traduire en français.



    - Votre livre "le Rêve mexicain", chant d'amour pour le Mexique précolombien, raconte le choc mortel des deux civilisations et la fin d'un monde. Qu'est-ce qui a disparu à jamais?

    J.M.G. Le Clézio. - Ce qui a disparu, c'est cette civilisation plurielle, complexe, à beaucoup d'égards inventive et profonde, qui s'est développée sur tout le continent américain. S'il n'y avait eu la catastrophe de la conquête, les massacres, les expurgations, les viols physiques et moraux, en plusieurs endroits elle aurait développé des thèmes admirables dont bien sûr nous ne pouvons avoir aucune idée. Cependant, il serait nuisible de considérer que tout a été détruit, qu'il ne reste rien. Beaucoup des thèmes civilisationnels qui nous attirent aujourd'hui, tels que la mesure de l'environnement, le respect pour toutes les formes de la vie, la place des rêves et de l'intuition dans notre entendement, la notion de partage des richesses, la place du mythe dans notre imaginaire, la médecine par l'incantation ou par les plantes, trouvent leur confirmation dans l'ancienneté des cultures amérindiennes. Nous découvrons peu à peu à quel point nous leur en sommes redevables.



    - Au moment de la conquête du Mexique, dans quels domaines les civilisations amérindiennes étaient-elles en avance sur l'Europe?

    J.M.G. Le Clézio. - Hormis la pratique de la guerre à outrance (les armes à feu, la cavalerie, mais surtout la pratique de la terreur: villages brûlés, femmes et enfants vendus en esclavage ou massacres, usage des armes bactériologiques), les civilisations amérindiennes étaient en avance sur l'Europe de la Renaissance dans à peu près tous les domaines : culture hydraulique, sciences exactes, astronomie, médecine, zoologie, anatomie. Il est difficile d'évaluer le domaine de la philosophie des Aztèques ou des Incas, mais les premiers chroniqueurs espagnols, arrivés sur place alors que pratiquement tout avait été anéanti, parlent avec admiration des discours moraux, des joutes littéraires et des discussions métaphysiques qui animaient ces sociétés, et dont le témoignage des rares survivants (la bataille finale de Mexico-Tenochtitlán avait laissé 260 000 morts, la plupart appartenant à l'élite de cette ville) ne donne qu'une approximation.



    - Vous avez passé plusieurs années chez les Indiens au Panama et au Mexique. Qu'avez-vous appris?

    J.M.G Le Clézio. - J'ai été comme sur le seuil d'un monde nouveau. Je me souviens de cette impression qui donnait quasiment le vertige, d'être sur ce seuil et de me rendre compte que je ne pourrais jamais le franchir, et de l'autre côté s'étendait ce monde à la fois familier et si complètement différent, comme une autre manière d'harmonie. Ce sentiment aussi d'entrevoir la menace qui pesait sur ce monde fragile, sa presque inéluctable condamnation.



    - Quelle est l'attitude des Indiens à l'égard du langage? Qu'ont-ils apporté à votre écriture?

    J.M.G. Le Clézio. - Pour les Emberas du Panama, il ne pouvait y avoir de littérature écrite, simplement parce qu'ils n'en avaient pas besoin. Mais il y avait l'usage d'une langue littéraire, beaucoup plus riche en flexions et en vocabulaire que la langue parlée, et qui servait pour dire et chanter les mythes. Pour les Mayas ou les Purepechas du Mexique, l'accès à la langue écrite est fait. J'ai rencontré aussi des poètes qui écrivaient dans la langue aztèque (le nahuatl), tel que Pedro Olguin Tekli. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai été frappé par le pouvoir qu'ils accordent à la langue. Si cela m'a influencé, ce ne peut être que dans le sens d'une retenue, d'un goût accru pour la forme, d'une certaine méfiance pour ce qui brille. Je me garderais bien d'en tirer un système!



    - Qu'est-ce qui rassemble les différentes cultures amérindiennes?

    J.M.G. Le Clézio. - Chaque nation est aussi différente de la voisine que pourrait l'être un Basque d'un Breton. Ce qui unissait sans doute ces peuples, comme l'a prouvé Lévi-Strauss, c'est une certaine communauté de mythes. Aujourd'hui, ce qui les réunit, c'est le sentiment d'avoir été dépossédé, rejeté, parfois déshumanisé.



    - Les Indiens sont-ils les premiers écologistes?

    J.M.G. Le Clézio. - L'écologie a un caractère radical qui, me semble-t-il, ne convient guère à des cultures dont le trait principal était la tolérance à l'égard des autres. Mais c'est vrai que, dans leurs pratiques quotidiennes, les sociétés amérindiennes maintiennent aujourd'hui le principe de l'économie des moyens et le respect de la vie. Aux Etats-Unis, les seuls espaces libres aujourd'hui (dépourvus de barbelés, non construits, indemnes de publicité, et généralement non rentabilisés) sont les réserves indiennes, surtout dans le Nord et dans le Sud-Ouest. Certains discours des grands chefs indiens du XIXème siècle (celui de Chef Joseph, des Nez-Percés, Stealth, des Lumni du Nord-Ouest - mais aussi les discours laissés par l'Apache Juh ou, plus loin dans le temps, par Don Antonio Cuirengari, des Purepechas du Michoacán, ou même les dernières paroles de Tangaxoan Tzintzicha avant d'être mis à mort par Nuño de Guzmán) sont des modèles de sagesse et de lucidité, qui annoncent la lente catastrophe écologique de notre ère moderne, et qu'on devrait enseigner aux enfants dans toutes les écoles.



    - Vous vivez régulièrement à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, à côté des Indiens Zunis, Hopis, Navajos, dont les réserves sont parmi les plus importantes aux Etats-Unis. Les rencontrez-vous?

    J.M.G. Le Clézio. - Les réserves indiennes aux Etats-Unis sont des "bantoustans" dans lesquels s'est développée au cours des siècles une misère physique et psychologique qui est une accusation accablante pour l'Etat qui se dit le plus civilisé et le plus démocratique de cette planète. Il n'est donc pas facile d'établir des contacts. Je profite des fêtes officielles pour aller dans les villages des Pueblos écouter le bruit des pieds qui martèlent la terre des places et le rythme hésitant des tambours. J'ai essayé d'apprendre la langue navajo, dont les sons très doux font penser au nahuatl. Cela reste superficiel, mais en même temps je suis heureux quand en été je vois les nuages s'amonceler au-dessus du Rio Grande, et que je pense à la pluie qui va tomber sur les plants de maïs et sur les lianes des calebasses. Je suis heureux à la saison où l'air est empli de l'odeur du piment qui grille. Ce partage me suffit.



    - La frontière entre les Etats-Unis et le Mexique n'existait pas pour les peuples indiens. Quels liens existent-ils aujourd'hui par-delà la frontière entre eux?

    J.M.G Le Clézio. - La notion de frontière préexistait dans l'Amérique colombienne à la création des Etats modernes - en réalité, les frontières du Mexique actuel sont grosso modo celles que connaissait l'Empire aztèque à l'arrivée des Espagnols, si on excepte le Chiapas insoumis, le royaume purepecha tributaire et les tribus insoumises du Nord-Est (les Texas, les Comanches). Aujourd'hui la division ne sépare plus les nations amérindiennes, ni même les citoyens mexicains des Nord-Américains ; elle met d'un côté ceux qui sont pauvres, de l'autre ceux qui sont riches. L'Europe n'a pas fait autre chose quand elle a dressé son mur à Maastricht. Cela dit, j'ai appris une nouvelle rassérénante (tout est question de degré) : lorsqu'il a été question de placer au sud de l'Arizona une milice armée pour surveiller la frontière, les Indiens Oodham (ou Papagos) ont répondu qu'ils n'accepteraient pas cette milice sur leur réserve (qui fait frontière avec le Mexique), en précisant que pour eux tous les non-Indiens étaient, quels que soient leur origine ou leur degré d'ancienneté sur le territoire américain, des immigrants.



    - Vous avez écrit: "Je suis un Indien." Vous sentez-vous indien et comment?

    J.M.G. Le Clézio. - Disons que c'est un rêve - celui du seuil dont je vous parle plus haut, que j'aimerais franchir. La plongée dans l'univers amérindien, dans la forêt du Darién panaméen, que j'ai faite dans les années 1970, a été un choc très violent, qui m'a laissé muet pendant des années. Tout était si différent, si empli de grâce. J'avais tout à apprendre, c'est-à-dire à réapprendre : comment voir, entendre, comprendre, mais aussi les gestes de la vie quotidienne, et la façon de les interpréter. Comment me défaire de mon ego, respecter le silence, pratiquer cette sorte de retrait permanent qui est la forme la plus élaborée de l'humour.

    En même temps, à cette époque, le peuple embera (ou son alter parlant la langue waunana, réuni par les libres sous le sobriquet désobligeant de cholos) était véritablement maître de la forêt, dans tous les hauts des fleuves. Ils étaient très loin de l'idée qu'on peut se faire des sauvages. Ils connaissaient tout du monde moderne (Panama City n'était qu'à une nuit de bateau) et rien ne les étonnait. Ils avaient cette assurance orgueilleuse de ceux qui sont en parfaite cohésion avec leur milieu, et en même temps n'éprouvaient aucun dédain pour ce qui leur était différent - plutôt une sorte de curiosité amusée. En ce sens ils ressemblaient aux Huicholes et aux Coras que j'avais rencontrés quelques années auparavant dans la sierra Madre du Nayarit, au Mexique. L'émotion que je ressentais était un peu celle d'un raccourci du temps. C'était comme si j'avais traversé les pages de Bernardino de Sahagún, ou de Motolinía, et que je voyais vivre le monde tel qu'il était avant la destruction de la Conquête. Comme Jean Grosjean en Syrie, je pensais que je pourrais rester là et y mourir (dans l'amour on pense toujours un peu à la mort).

    Puis la roue a tourné. Les trafiquants de cocaïne sont entrés dans la forêt du Darién. Au cours d'un des derniers voyages en pirogue que j'ai faits sur le río Tuquesa, j'ai appris que les habitants du haut du fleuve avaient été fusillés par les narcotrafiquants. Plus tard, une embarcation de ceux-ci, propulsée par un puissant moteur, s'est approchée de ma pirogue, et quelqu'un a tiré plusieurs coups de revolver au ras de la coque, pour me prévenir. Les Emberas ont dû changer leur mode de vie. Ils se sont regroupés en villages, et leur société a connu les problèmes de la promiscuité, disputes, règlements de comptes, politisation, et surtout la peur. Je ne sais s'ils ont réussi à prendre le dessus. Mais pour moi il était temps de partir, j'ai caché ma pirogue dans un taillis, je n'étais pas sûr de revenir. Je ne suis jamais revenu.

    Le Mexique m'a donné l'occasion d'une deuxième rencontre, qui a duré une dizaine d'années (et qui n'est pas finie, celle-là). J'ai vécu au Michoacán, par séjours répétés, en marge des villages de la Meseta tarasque, où se trouve le coeur de la société purepecha (tarasque vient de taraskue, beaux-frères, le surnom de dérision que les Conquérants donnaient aux Indiens dont ils avaient violé les femmes). Le choc était moins radical. C'était une immersion douce plutôt qu'une plongée. J'ai noué des liens amicaux avec des Purepechas de Tarecuato, d'Angahuan (au pied du volcan Paricutín). J'ai appris la langue avec le petit-fils d'un des cabildos (chefs religieux) de Tarecuato. Avec ma femme, Jemia, nous avons entrepris la traduction en français de la " Relation de Michoacán ", le livre-testament du peuple purepecha, compilé en 1540 par le moine franciscain Jerónimo de Alcalá. Peu à peu des liens véritables se sont tissés avec les représentants de cette communauté, dont certains membres jouent un rôle important dans la vie de l'Etat. Grâce à l'un de mes amis purepechas, Agustin Jacinto, né à Nahuatzen, enseignant au Collège du Michoacán, j'ai pu mesurer à quel point la société amérindienne avait survécu aux chocs successifs de la Conquête et de la mondialisation, préservant non seulement ses coutumes et sa langue, mais ses concepts et sa philosophie.

    La "Relation de Michoacán" est devenue récemment un des livres majeurs de cette communauté. Une traduction a été réalisée en vue de restituer le texte dans la langue originale. J'ai le sentiment d'avoir été témoin au cours des dix ou quinze dernières années d'un renouveau de la culture purepecha. Des rencontres ont lieu avec des représentants des autres cultures indigènes, des étudiants en médecine vont poursuivre leurs études auprès des chamanes du Chiapas, des musiciens s'intéressent au folklore des Zapotèques et des Mayas. Ainsi le Mexique est-il redevenu, après tant de spoliations et de préjugés, une terre où la part indienne joue un rôle dans le fonctionnement de la fédération. Au Pérou, en Bolivie, au Brésil, le même mouvement semble avoir lieu. Aux Etats-Unis, dans les réserves des Pueblos, j'ai rencontré des invités venus de l'Amérique "latine", des Otavalos d'Equateur, des Tzotziles du Chiapas, des représentants des peuples de l'Amazonie brésilienne. Tout cela donne de l'espoir - pour ceux comme moi qui croient en l'avenir et en la nécessité des civilisations premières de l'Amérique.

    Propos recueillis par François Armanet pour Le Nouvel Observateur, 2006



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    "LES PAYSANS SONT DE RETOUR",
    essai de Sylvia PÉREZ-VITORIA

    On a parlé de la "fin des paysans" mais ils sont toujours là et, aujourd'hui encore, ils représentent la moitié de l'humanité. Les paysans sont de retour revisite l'histoire de la paysannerie, et montre comment elle a su préserver, partout dans le monde, des valeurs de solidarité et d'équilibre écologique, malgré les ravages sociaux et environne-mentaux provoqués par l'industrialisation de l'agriculture. Situés aux avant-postes des grands problèmes que traverse la planète : chômage, environnement, santé, les paysans font des propositions et mettent en place des alternatives. C'est à eux que Silvia Ferez-Vitoria dédie sa passionnante étude démontrant que le retour des paysans constitue une véritable chance pour nos sociétés.

    Economiste, sociologue et documentariste, Silvia Pérez-Vitoria collabore à L'Ecologiste. Elle a réalisé plusieurs documentaires sur les paysans (Etats-Unis, France, Espagne, Mexique, Erythrée, Bolivie, Nicaragua). Elle a participé à l'ouvrage collectif Le Procès de la mondialisation (Fayard, 2001) et a coordonné Défaire le développement, refaire le monde (Parangon, 2003).



    LE RETOUR DES PAYSANS ?
    En guise d’avant-propos

    Lorsqu’on rêve seul, ce n’est qu’un rêve.
    Lorsque nous rêvons ensemble, c’est le début de la réalité.
    Hélder Cámara


    On a parlé de “la fin des paysans”, de la “mort du paysan”, des “champs du départ”. Bien sûr il y en a moins, bien sûr ils continuent à disparaître, bien sûr, dans certaines régions, c’est tout un mode de vie qui a été anéanti. Mais, contre toute “rationalité économique”, ils sont toujours là, ils représentent encore la moitié de la population du monde et maintenant ils commencent à se faire entendre. Ce qu’ils ont à nous dire nous concerne tous. De quoi parlent-ils ? Ils parlent de la nature, de la terre, des arbres, des plantes, de l’eau, des animaux. Ils parlent d’un autre rapport au travail, à la technique, à l’échange. Cela fait des siècles qu’ils en parlent, mais personne ne les écoutait ou plutôt personne ne voulait les entendre. On était bien trop occupés à se moderniser, à inventer de nouvelles techniques, à produire de nouvelles marchandises, à construire des villes, à changer de mode de vie, à polluer la planète. La conception dominante de la “civilisation… exigeait impérativement le sacrifice de l’homme des campagnes”, et personne ne s’intéressait à ce “crime” commis contre les paysans. Il était même considéré comme un bienfait.

    Mais ces femmes et ces hommes des campagnes d’Amérique, d’Asie, d’Afrique, d’Europe se sont mis en marche. Ils reviennent et leurs paroles nous réveillent. Ils nous rappellent ce que nous avons perdu en tuant les civilisations paysannes, nous qui croyions avoir largement gagné au change.

    Ce livre, résultat de nombreuses années de travail sur et avec les paysans dans différentes parties du monde, est dédié à ces femmes et à ces hommes qui, contre vents et marées, luttent quotidiennement pour garder leur dignité. La plupart sont de petits paysans, ils ne sont pas bien riches, souvent ils ne possèdent même pas leur terre ou leurs outils, ils peuvent à tout moment être chassés et se retrouver sans rien. D’autres fois, ils sont relativement aisés, vivent dans un joli coin de la campagne française, aiment ce qu’ils font. Mais quand ils parlent de leur disparition ou du fait que personne ne reprend leur ferme, un voile de tristesse passe dans leur regard…

    Je voulais simplement leur dire que je les aime et que je suis très honorée d’avoir pu dans ma vie côtoyer des gens d’une telle qualité. Je veux aussi leur dire que souvent ils m’ont apporté l’espoir et que je voudrais par ce livre transmettre aux autres ce qu’ils m’ont donné.

    Je me place ici délibérément du côté des paysans. Bien sûr pas de tous les paysans : il y a des “agricultueurs” et des “agricultués”. Les premiers sont de gros exploitants qui gèrent la terre, le travail, les plantes et les animaux comme des objets inanimés dont il convient de tirer le plus gros bénéfice. Par là même ils “tuent” la terre, les paysans, l’avenir de l’humanité. Ainsi, cet agriculteur beauceron, qui me disait que l’arme alimentaire, qu’il comparait à l’arme atomique, ne lui posait aucun problème si elle lui permettait de vendre sa récolte, est un “tueur”. Ce grand propriétaire d’Andalousie, qui me déclarait tranquillement, dans les années 1980, qu’il serait soulagé de voir “disparaître” les 300 000 paysans sans terre andalous, est un “tueur”. Ils sont puissants mais leur puissance est fragile. Totalement dépendants du système industriel, ils en subissent les aléas. Grandement destructeurs des équilibres naturels, ils scient méthodiquement la branche sur laquelle ils sont assis. Vivant au seul rythme des marchés ils doivent sans cesse surveiller les cours et faire pression sur les pouvoirs publics pour maintenir leurs hauts revenus. Une puissance bien dépendante en somme.

    Quant aux “tués”, ils ne veulent pas mourir. Quelles que soient leurs conditions matérielles, ils doivent se battre pour leur survie en tant que paysans. Ils s’accrochent à la vie partout où ils le peuvent : sur les pentes érodées des montagnes du Chiapas, dans le désert du Néguev, dans les périphéries des mégalopoles. Ils sont des millions. Ils sont multiples, Indiens d’Amérique, Africains, Asiatiques, Européens. S’ils n’ont pas de terre ils la revendiquent : ils font des marches partout dans le monde pour réclamer de la terre à cultiver. Ils ne sont pas séduits par les “lumières de la ville”, mais nous parlent de vivre autrement, de construire d’autres rapports avec la nature et entre nous. Ils ont des connaissances parfois millénaires, ils aiment ce qu’ils font, ils voudraient transmettre cet amour à leurs enfants. Ils sont encore là pour longtemps… et heureusement pour nous.


    Introduction

    Traditionnellement l’histoire est découpée en âges et périodes, autant de moments qui permettent d’ancrer l’idée d’une évolution, voire pour certains d’un progrès, vers laquelle irait l’humanité. La révolution informationnelle serait l’enfant de la révolution industrielle. Sans les transformations technologiques qu’ont connues les XVIIIe et XIXe siècles, pas de développement de l’informatique, des télécommunications et plus généralement de l’électronique. Quelle sera la prochaine révolution ? Et finalement de quoi parle-t-on ? C’est un fait, on ne travaille plus aujourd’hui dans les usines, dans les bureaux et même dans les campagnes comme il y a seulement dix ans. Plus rien ne se fait sans ordinateur, sans fax, voire sans courrier électronique. Il convient cependant de préciser que cela ne touche qu’une toute petite partie de l’humanité et que rien ne garantit que cela puisse s’étendre aux bidonvilles, champs d’Afrique et autres zones exclues de l’électricité, de l’équipement et des nouveaux savoir-faire. Les spécialistes étudient doctement les “mutations” qui apparaissent dans les conditions de vie et dans les mentalités. Les parents s’inquiètent de savoir si leurs enfants “seront dans le coup” pour s’assurer un futur qu’ils espèrent plus glorieux que le leur. Et si des générations d’hommes ont peiné pour transmettre à leurs descendants leurs connaissances et leurs expériences, afin de leur donner un avenir, voire les moyens d’une survie, ils attendent aujourd’hui des autres, des spécialistes, qu’ils inculquent aux enfants un savoir qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes.

    Un corps d’experts s’est constitué au cours des deux derniers siècles, particulièrement en Occident, pour étudier, compiler, analyser, synthétiser, produire savoirs et méthodes. En matière d’agriculture, ils ont particulièrement bien travaillé. Non seulement ils ont éliminé pratiquement toute la paysannerie des pays industrialisés, non seulement ils ont enraciné l’idée qu’un pays développé devait avoir moins de paysans (très franchement qu’est-ce que cela veut dire ?), mais ils ont réussi à convaincre les intéressés eux-mêmes qu’ils devaient disparaître et que c’était pour le bien de tous. Ce prétendu discours d’expert doit être totalement démonté. Non pas en lui renvoyant un autre discours d’expert mais en faisant appel, dans la mesure du possible, à ceux que l’on entend peu, les paysans, ceux qu’il faut aller chercher au fond d’un terroir, au détour d’un livre, lors d’un tournage. Mais aussi à tous ceux, chercheurs, écrivains, qui se sont pris d’amour pour un métier, un milieu, une culture. En effet, pour parler des paysans il faut les aimer, les respecter, connaître leur travail et lui donner toute sa valeur. Il faut aussi comprendre la richesse que représentent ces hommes qui sont capables de lire dans la nature comme nous lisons les noms des rues, de rester des heures, seuls, accomplissant leurs tâches avec comme uniques compagnes leurs pensées intimes. Tout cela ne figure dans aucune statistique, dans aucun rapport, dans aucune directive. On s’aperçoit alors que le discours est différent. L’irrésistible attirance des jeunes de la campagne vers les villes ? Ce paysan dit combien la ville lui faisait peur et comme il y perdait ses repères. Quelle libération les progrès technologiques ont-ils apportée aux femmes ? Cette agricultrice raconte comment la mécanisation de la traite des vaches lui a fait perdre une fonction sociale qui allait bien au-delà de la simple tâche à accomplir. Les merveilles de la technologie agronomique ? Les paysans du monde entier peuvent témoigner des aberrations auxquelles on les a contraints, parler de l’incompétence de ceux qui venaient les conseiller et des conséquences de ce qu’on leur a imposé. Ces quelques exemples illustrent ce que le discours technocratique dominant a recouvert. Ce livre voudrait tout à la fois révéler ce que ce discours masque et appeler à arrêter ce massacre de la paysannerie qui nuit non seulement aux paysans mais à la planète tout entière.



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    Muhammad Yunus
    prix Nobel de la Paix

    Muhammad Yunus

    Surnommé le " banquier des pauvres ", Muhammad Yunus est un économiste et entrepreneur bangladais connu pour avoir crée le concept de micro-crédit _ une des plus importantes innovations du 20ème siècle en matière de lutte contre la pauvreté _ et pour avoir fondé la première institution de micro crédit, la Grameen Bank . Mohammad Yunus a eu le très rare privilège d'être nominé à la fois pour le "Nobel d'Économie" et le Nobel de la Paix en 2005 avant d'obtenir finalement, conjointement avec la Grameen Bank, le prix Nobel de la paix en 2006 pour " leurs efforts pour promouvoir le développement économique et social à partir de la base ". Il a reçu de nombreuses autres récompenses, dont la plus importante distinction du Bangladesh, Independence Day Award.



    Troisième fils d'une famille de 9 enfants, Muhammad Yunus est né dans le Bengale Occidental en 1940. À 20 ans, brillant étudiant, il a la possibilité d'aller passer son doctorat aux Etats-Unis sur le thème " l'économie et le développement ". Il y passera 7 ans de sa vie, devenant professeur d'économie à l'Université du Colorado.

    En 1971, pourtant, lors de la naissance du Bangladesh se séparant du Pakistan, il décide de rentrer et obtient un poste de responsable du Département d'Economie à l'Université de Chittagong, la 2ème ville du nouvel Etat indépendant. Trois ans après son retour, une terrible famine s'abat sur le pays, tuant 1,5 million de personnes. Cet événement va changer sa vie : "Les gens mourraient de faim dans la rue et moi je continuais à enseigner d'élégantes théories économiques sans aucune prise avec la réalité. J'ai commencé à comprendre qu'il était très arrogant de prétendre avoir des réponses en restant dans une salle de classe et ai commencé à étudier sur le terrain".

    Ces micro-prêts suffisent pour, par exemple, acquérir une poule et générer un revenu quotidien de la vente des œufs chaque jour : " l'objectif était de les faire rentrer dans un cycle économique et d'amorcer un changement de mentalité". L'expérience est un succès.

    Après avoir, en vain, déployé de nombreux efforts pour convaincre les banques locales d'appliquer sa méthode, il décide de monter sa propre structure et duplique le modèle. La Grameen Bank, du mot village en Bengali, naît en 1978 et s'étend rapidement dans 20, 40, 100 villages du district.

    Un quart de siècle plus tard, les résultats sont incroyables : la Banque est présente dans 43 000 villages du Bangladesh, a déjà prêté 4 Milliards d'€ à 11 millions de clients dont 94% sont des femmes (plus sûres et responsables que les hommes). Les taux de remboursements sont supérieurs à ceux des banques traditionnelles (de l'ordre de 97 % !) grâce à une organisation en groupes solidaires de 5, chacune des débitrices étant responsables des engagements du groupe vis-à-vis de la Grameen. Le modèle est appliqué désormais dans plus de 45 pays à travers le monde, touche 60 Millions des personnes, dont 27 Millions parmi les plus pauvres (dont le revenu est de moins de 1$/jour). Grâce au micro crédit, 3 emprunteurs sur 4 se sortent d'une situtation de pauvreté, et ce définitivement.



    Citations extraites de son livre " Vers un monde sans pauvreté ", Muhammad Yunus (trad. Olivier Ragasol Barbey et Ruth Alimi), éd. Jean Claude Lattès, 1997

    p.13 "Mon expérience au sein de Grameen m'a donné une foi inébranlable en la créativité des êtres humains. J'en suis venu à penser qu'ils ne sont pas nés pour souffrir de la faim et de la misère. […] Je suis profondément convaincu que nous pouvons débarrasser le monde de la pauvreté si nous en avons la volonté."

    p. 206 "Entreprendre, ce n'est somme toute rien d'autre qu'utiliser son courage et son désespoir pour faire bouger les choses."

    p. 279 "Il se peut que Grameen représente pour l'Europe un concept trop étrange, qu'elle remette en cause trop d'idées préconçues et de façons de faire profondément ancrées dans les mentalités. Dans les pays développés, la plus grande difficulté est de lutter contre les ravages du système d'aide sociale."

    p. 288 "Le crédit solidaire accordé à ceux qui n'ont jamais pu emprunter révèle l'immense potentiel inexploité que tout être humain porte en lui. Il rend créatif, non pas en contraignant à l'adoption de nouvelles méthodes ou de nouvelles croyances, mais en donnant la possibilité de réaliser ses propres rêves."

    p. 321 "Paradoxalement, je suis assez d'accord avec les réactionnaires de tous bords rencontrés aux États-Unis lorsqu'ils disent qu'il ne faut rien donner aux pauvres des centres-villes défavorisés. Je sais que c'est une affirmation assez choquante, mais j'ai l'intime conviction que les indemnités de chômage ne sont pas une solution efficace aux problèmes. C'est plutôt une façon d'ignorer les difficultés des gens et de les laisser se débrouiller. Les pauvres en bonne santé ne veulent pas de la charité et ils n'en ont pas besoin. Les allocations chômage ne font qu'ajouter à leur détresse, elles les privent de leur esprit d'initiative et de leur dignité."

    p. 329 "Tous les êtres humains possèdent un don inné, celui de la survie. Le fait qu'ils soient vivants prouve à lui seul leurs capacités. Ils n'ont pas besoin que nous leur apprenions à survivre. Plutôt que de perdre notre temps à leur enseigner de nouvelles compétences, nous avons donc décidé d'utiliser celles qu'ils possédaient déjà. L'argent qu'ils gagnent alors devient un outil, une clé qui leur donne la possibilité d'explorer l'intégralité de leur potentiel."

    p. 335 "Tout être humain est un trésor inexploité possédant un potentiel illimité. Tout nouveau-né devient un consommateur qui grève les ressources mondiales, mais peut contribuer à augmenter le bien-être commun en exerçant ses capacités."

    p. 340 "J'ai toujours eu la certitude qu'éliminer la pauvreté de la planète était davantage une affaire de volonté que de moyens financiers. […] La charité, de son côté, ne résout rien. Elle ne fait que perpétuer la pauvreté en retirant aux pauvres toute initiative."

    p. 346 "L'idée qu'un être jeune doive travailler dur pour se rendre utile à un employeur me paraît tout à fait révoltante. […] La vie humaine est trop précieuse pour qu'on la gâche ainsi à se préparer au marché du travail, pour passer ensuite sa vie entière au service d'un employeur."

    p. 357 "À force de vouloir étendre la protection sociale, les pays développés ont créé une situation désastreuse. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Pourquoi les personnes du troisième âge devraient-elles être condamnées à végéter ? Pourquoi, pendant le temps qui leur reste à vivre, les confiner dans un environnement déshumanisant ? Même s'ils vivent de pensions, d'aides de l'État ou de ce que leur donnent leurs enfants ou leurs petits-enfants, il n'y a aucune raison pour qu'ils passent des journées entières à ne rien faire. La survie n'est pas seulement financière, elle est aussi affective et psychologique. Il est cruel, indigne et malsain, de demeurer inactif, et c'est une perte pour la société dans son ensemble. La dignité passe par l'exercice d'une activité librement choisie, qui donne à ceux qui la pratiquent le sentiment d'exister."

    p. 399 "Le microcrédit c'est aider chaque personne à atteindre son meilleur potentiel. Il n'évoque pas le capital monétaire mais le capital humain. Le microcrédit constitue avant tout un outil qui libère les rêves des hommes et aide même le plus pauvre d'entre les pauvres à parvenir à la dignité, au respect et à donner un sens à sa vie."

    p. 399 "La dignité personnelle, le bonheur, l'accomplissement de soi, le sens de sa vie, s'obtiennent par le travail, les rêves, le désir et la volonté des individus eux-mêmes."

    p. 407 "Un monde sans pauvreté, c'est possible. Nous avons créé un monde sans apartheid, sans esclavage, pourquoi ne pas créer un monde sans pauvreté ? […] Un tel monde serait certainement loin d'être parfait mais nous pourrions enfin être fiers d'y vivre."



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    Rigoberta Menchù,
    prix Nobel de la Paix

    Le texte proposé est celui du discours de Rigoberta Menchù, prix Nobel de la Paix, au sommet mondial du développement durable qui s'est tenu du 26 août au 4 septembre 2002 à Johannesburg.



    Johannesburg, le 26 août 2002



    Je ne suis pas venue assister à cet événement tant attendu avec optimisme, mais plutôt avec un certain espoir, et je me réjouis de l'occasion qui m'est offerte de partager avec vous cette énergie spirituelle qui va permettre d'alimenter la volonté politique nécessaire pour mettre un terme à la voracité frénétique qui est en train de tuer toutes les formes de vie de notre planète. Le secrétaire général des Nations-Unies nous a invités à concentrer les travaux de ce Sommet sur cinq thèmes clés : l'eau, l'énergie, l'agriculture, la santé et la biodiversité. Pour sa part, le Président Mbeki nous a invités à le faire en orientant nos réflexions sur la prospérité de notre planète et de ses habitants. Avant tout, je voudrais relever l'importance de cette table ronde sur un thème qui, à mes yeux, résume et précise les objectifs de ce Sommet : 'la diversité naturelle et la diversité culturelle': pour moi, ce ne sont pas des notions ayant un rapport entre elles. C'est une seule et même chose.

    Dans notre vision du monde maya, chaque peuple, chaque culture est le reflet de la nature qui l'entoure. Il est aussi difficile d'imaginer un ours polaire en Amazonie que le peuple maasaï au Groenland. La diversité culturelle est le reflet de la diversité naturelle. La Création unifie la diversité dans laquelle coexistent toutes les formes de vie en un harmonieux équilibre. Chaque fois que l'on rase une forêt, on fait violence à une forme de vie, on perd un langage, on met un terme à une forme de civilisation, on commet un génocide.

    Pendant des millénaires, les peuples indigènes ont appris de la nature à vivre en harmonie avec tous ses éléments constitutifs. La terre ne nous appartient pas, nous sommes une partie d'elle et des équilibres qui rendent possible la vie en son sein. Pendant des siècles, les peuples indigènes ont vécu en maintenant ces équilibres et tous les autres qui nous relient au reste de l'univers et qui nous rendent coresponsables de l'avenir de l'infra monde et du supra monde ; c'est comme l'arbre de vie que nous avons reçu de nos ancêtres, et dans lequel on ne peut comprendre le feuillage sans connaître les racines et les branches.

    Ces relations, vastes et complexes, renferment la sagesse et la spiritualité les plus profondes, et c'est la raison pour laquelle elles sont inviolables. C'est ainsi que l'avaient compris nos peuples à travers les siècles et c'est ainsi que semblait le comprendre la communauté des nations, il y a dix ans lors du Sommet de Rio, en reconnaissant l'interconnexion et la dépendance réciproque de tous les éléments qui rendent possible la durabilité du développement et de la vie.

    L'arsenal théorique et normatif issu du Sommet de Rio constitue l'avancée intellectuelle et politique la plus significative que le changeant débat sur le développement ait produit dans notre histoire contemporaine. Rio a permis d'infléchir les concepts de façon définitive, en donnant au développement une vision globale, en établissant l'interrelation entre les dimensions économique, sociale, environnementale et culturelle, et en mettant au point l'Agenda 21. Les plus grandes insuffisances de ce Sommet ont été - peut-être - les aspects institutionnels et financiers qui ont laissé l'ensemble du processus au bon vouloir de la volonté politique des gouvernements, des industries et des organismes qui leur sont liés.

    Pourtant, Rio s'est démarqué des autres sommets par l'impressionnante entrée en scène des mouvements sociaux, des organismes civils et des intellectuels humanistes. Rio a marqué la mondialisation de l'espoir. La participation de tous ces acteurs a scellé sa légitimité et a ouvert une nouvelle ère pour que 'Nous, les peuples...' soyons réellement acteurs dans la définition des politiques globales qui nous concernent.

    Le Sommet de Rio est un traité éthique et politique pour la redistribution du pouvoir, des ressources et des échanges entre les pays et à l'intérieur de ceux-ci. Pourtant, face aux réalités, il est bien difficile de ne pas perdre patience. Ce traité pour le développement et l'équité a dix ans. Aujourd'hui, le concept de sécurité semble avoir remplacé ces notions et toutes les autres valeurs qui avaient inspiré les traités de Rio, en plaçant la diversité comme leur menace principale.

    Le libre échange et la main de plus en plus visible d'un marché ouvert aux uns et fermé à la majorité ne peuvent continuer à détruire les économies. Les scandaleuses fraudes comptables des plus grands groupes mondiaux ont démontré que la main invisible du marché a détruit d'un coup la confiance des citoyens, non seulement en de tels groupes mais aussi dans les mécanismes d'États créés pour les contrôler. La sécurité ne peut continuer à servir de prétexte à l'agression, et la guerre ne peut continuer à être le fer de lance de l'économie et de la science. L'ordre mondial du XXIe siècle ne peut pas être constitué par la faim et par le désespoir des quatre cinquièmes de la population mondiale, laquelle soutient l'opulence et le gaspillage caractérisant le mode de vie, la production et la consommation du cinquième restant.

    Il faut transformer le traité de Rio en un code d'éthique garantissant la coexistence pacifique et le salut de la planète. Nous ne pouvons pas tout reprendre à zéro lors de chaque sommet. Nous ne pouvons pas continuer à adopter des accords sur le papier sans échéances, sans objectifs vérifiables et sans mécanismes fiables pour rendre des comptes. En tant qu'acteurs sociaux, nous ne pouvons continuer à nous isoler dans nos actions parallèles. Nous avons des obligations, et nous souhaitons aussi exercer nos droits.

    Tout à l'heure, j'ai eu l'honneur -au nom des six prix Nobel de la paix - de lancer publiquement un appel aux gouvernants du monde, aux responsables politiques, sociaux et industriels, en leur demandant de faire cause commune sur ce sujet. Je profite de cette occasion, monsieur le Président, pour vous remettre un exemplaire de ce manifeste, afin que vous puissiez le partager avec tous vos collègues.

    Dans le cadre de ce Sommet, nous avons souscrit et promu une demande qui ne peut plus attendre et qui concerne la réforme en profondeur des structures du système international. Il est impossible de gérer le monde de l'après-guerre froide de la même façon que celui qui était issu de la Deuxième Guerre mondiale. Il faut un nouveau sens de responsabilité partagée qui nous engage tous. La participation sociale massive en ouverture du Sommet de Rio a ouvert la voie au protagonisme de la société civile dans les décisions du système des Nations-Unies. Elle doit officialiser l'institutionnalisation des mécanismes d'incidences et de responsabilité partagée qui, face à la diversité de ces nouveaux acteurs qui ont construit au cours de ces dernières années un militantisme en faveur de la vie, doit être la dynamique qui garantira un nouvel élan dans la lutte pour la justice et la paix.

    Les États ne peuvent plus continuer à assumer la responsabilité exclusive des décisions. De fait, il ne l'ont pas. Ils ne peuvent plus jouer ce rôle de courroies de transmission et de légitimation des intérêts de ceux qui sont puissants.

    La mondialisation ne signifie ni la fin des souverainetés ni celle des responsabilités particulières des États. Celles-ci sont en train de se modifier, de se compléter et de se renforcer avec le protagonisme émergent des acteurs sociaux et des institutions mondiales et locales.

    Nous, les peuples indigènes, nous exigeons que soient reconnues nos différentes cultures ainsi que notre droit à la libre détermination, dans les mêmes termes que ceux qui sont reconnus à tous les peuples du monde par les traités internationaux des droits de l'homme. Nous exigeons que notre contribution relative à la préservation des formes de vie de la planète ainsi que tout ce qui concerne nos formes de développement durable soient reconnues et valorisées par ce Sommet. Cela implique que l'on nous reconnaisse le droit à la jouissance de nos territoires inaliénables et des ressources que nous avons protégées et utilisées depuis toujours, ainsi que les droits collectifs que nous avons sur les connaissances relatives à leurs propriétés, comme l'établit l'article 8-j de la Convention sur la diversité biologique.

    Nous n'accepterons aucune restriction aux standards internationaux en vigueur, concernant notamment le caractère obligatoire du principe du 'consentement préalable et fondé' pour toute action affectant nos ressources et nos intérêts, ainsi qu'au principe de 'précaution' et à celui de la 'responsabilité commune mais différenciée au niveau planétaire.

    Nous n'acceptons ni la privatisation de la nature, ni celles de la terre et de la vie. Nous n'acceptons pas que les ressources et les connaissances que nous avons développées depuis des siècles soient brevetées au nom des États ou, encore pire, au nom des particuliers. Nous exigeons que l'on nous accorde la sécurité juridique sur notre patrimoine intellectuel collectif. Nous demandons l'accès aux bénéfices qui pourraient être retirés de leur utilisation, ainsi que la reconnaissance de leur intégralité et l'éthique intemporelle qui caractérise notre relation avec elles. Nous n'acceptons pas de continuer à être spoliés et appauvris par cette exploitation commerciale incontrôlée de nos 'ressources génétiques'.

    Les valeurs sur lesquelles nous, les peuples indigènes, avons construit nos systèmes complexes se fondent sur la coopération et la réciprocité de la vie communautaire ; sur l'autorité des anciens et notre relation avec nos ancêtres ; sur la communication et la responsabilité entre les générations ; sur le droit collectif à la terre, au territoire et à leurs ressources ; à l'austérité et à l'autosuffisance de nos formes de production et de consommation ; sur les relations à l'échelon local et la priorité des ressources naturelles locales dans notre développement; sur la nature éthique, spirituelle et sacrée du lien qui unit nos peuples avec toute l'oeuvre de la Création.

    Ce Sommet doit abolir les subventions à la production alimentaire dans les pays développés car elles étouffent nos économies, nous laissent sans travail et nous rendent dépendants; il doit garantir la défense de nos systèmes de production traditionnels contre la pollution des éléments génétiquement modifiés et des abus qui les menacent au terme des accords commerciaux mondiaux.

    Il ne faut pas interpréter ces paroles comme de simples jérémiades. Nous vous invitons à vivre en regardant le futur commun de notre humanité Nous cherchons à défendre les droits de nos enfants et des enfants de nos enfants, afin que demain il y ait toujours une place pour chacun. Les engagements que nous prenons aujourd'hui pour le développement définiront la vie de demain, l'aveuglement d'aujourd'hui nous entraînera vers l'autodestruction à laquelle nous n'acceptons pas de nous résigner. Dans cette entreprise pour la dignité et l'engagement avec la vie et le futur personne n'est de trop. Nous vous demandons - gouvernants, organismes internationaux, entreprises mouvements sociaux et organismes civils - moins de paroles, moins d'euphémismes et plus d'action, plus de résultats tangibles, plus de responsabilité partagée, plus de multilatéralisme pour prendre des décisions et les faire respecter, et plus de respect pour ceux qui n'ont pas d'argent pour faire entendre leur voix.


    Rigoberta Menchù



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    SOMMAIRE
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    Rita Mestokosho

    Rita Mestokosho est poétesse et conseillère élue à la culture de la communauté Innu d'Ekuanitshit. Nous reproduisons ici le discours qu'elle a prononcé à Ekuanitshit, le 2 décembre 2008 devant le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement du Québec concernant le projet de complexe hydroélectrique sur la rivière La Romaine.



    Aujourd'hui je vais prendre la parole pour exprimer nos grandes inquiétudes. Je suis fière d'être Innu et je suis encore plus honorée de savoir que mes ancêtres ont frôlé cette terre qui entoure la rivière Romaine et de savoir qu'au moment où je parle, il y a encore des Innu qui occupent cette terre, et qui boivent de cette eau. Je pense aussi à toutes les plantes médicinales qui poussent aux abords de la rivière et à tous les animaux qui parcourent et qui habitent cette terre. Le nomadisme de mon peuple a fait de nous des gardiens.

    Aujourd'hui en partie sédentaires, nous éprouvons toujours un profond attachement à cette rivière. Non pas par simple nostalgie, mais parce que nous vivons encore sur ce territoire. Et comme nous l'ont rappellé les anciens lors du rassemblement des aînés qui s'est tenu à Ekuanitshit au site " Mamuitutau - rassemblons-nous " au mois d'août 2007, ce projet va détruire et noyer toutes leurs connaissances et leurs savoirs, en plus de profaner les sépultures de tous ceux et celles qui sont partis pour l'autre monde : nos grands-pères et nos grands-mères qui avaient une âme profonde, une âme profonde comme la rivière. Les anciens aujourd'hui ont déjà repéré des changements causés par l'exploitation de la terre, et ils ont dit que la couleur des rivières change, que l'eau est plus brunâtre. Alors ils sont inquiets pour demain et pour le futur de leurs petits-enfants et leurs arrières petits-enfants. La première chose précieuse que va noyer les barrages, c'est notre culture. Et notre culture est encore vivante.

    Pour preuve, en 1999, dans le cadre d'une étude, la communauté de Ekuanitshit a fait l'évaluation de la disponibilité des plantes médicinales de notre milieu. Nous avons fait l'inventaire de plusieurs dizaines de plantes. En 2000, la communauté de Ekuanitshit a mis en place une pharmacie Innu qui est disponible pour toute la population Innu de Ekuanitshit. Ce projet réalisé vise une démarche qui cadre dans le concept du développement durable et d'une gestion intégrée des ressources et du territoire. Il est essentiel pour nous de transmettre ce savoir à la jeune génération. Aujourd'hui en 2008, le territoire de cueillette des femmes devient de plus en plus petit, de plus en plus pollué, de plus en plus en danger par toutes les formes de pollution que sont les dépotoirs, les mines, la déforestation et maintenant les barrages hydroélectriques.

    Nous avons aussi réalisé un sondage auprès de la population en septembre 2005 concernant l'alimentation traditionnelle et cela nous a démontré que les Innu de Ekuanitshit se nourrissent régulièrement de caribou, d'outarde, de castor, de perdrix, de lièvre, de saumon, de truite, de caplan et de morue. L'étude d'impact, même si elle ne dit pas tout, avoue que ce gibier va fuir. Et c'est l'lnnu Aitun qui finira par disparaître à leur suite. Une grande partie de notre histoire, de notre culture sera inondée et perdue à jamais lors de la rétention des eaux par les 4 réservoirs. Cette perte n'est pas chiffrable et causera une profonde blessure.

    Nous les Innu de Ekuanitshit entretenons une relation spéciale avec la terre et ses ressources. Et une relation encore plus particulière avec la rivière Romaine. Par cette relation nous favorisons la continuité des cycles naturels de chaque espèce animale et notre mode de vie traditionnel sait respecter l'écosystème de la forêt. Les études menées n'ont pas pris en compte la complicité historique des Innu d'Ekuanitshit et du territoire concerné par le projet. Ce ne sont pas les Innu de Natashquan, de Unamen Shipi et de Pakua Shipi qui ont pagayé et portagé sur la rivière Romaine depuis des millénaires.

    Nous les Innu de Ekuanitshit, anciens, enfants, jeunes, hommes et femmes, reconnaissons notre relation intime avec la terre de nos ancêtres. Nous avons le devoir de protéger la forêt et cette rivière, la belle rivière Romaine. Il ne faut pas nous voir comme un simple élément du "grand public", et nous ne sommes pas des "simples intervenants " parmi tant d'autres. Nous sommes des gardiens. Et nous sommes chez nous. Car jusqu'à ce jour, nous n'avons jamais signé d'entente de principe à caractère global ou de traité avec les autorités coloniales françaises ou anglaises puis québécoises ou canadiennes indiquant un rétrocession de nos terres.

    Cette terre nous ne l'avons jamais cédée et nous avons continué à la préserver afin qu'à son tour elle puisse nourrir et soigner les êtres qui y vivent. En revanche, conscients de notre rôle de gardiens de la plus grande forêt du monde nécessaire à l'équilibre des climats et des écosystèmes, et soucieux de préserver notre culture et notre autonomie, nous avons demandé depuis longtemps aux gouvernements de respecter l'engagement constitutionnel de reconnaître nos droits ancestraux et notre titre aborigène sur cette terre. Aujourd'hui, par l'entremise d'Hydro-Québec, les gouvernements tentent d'une part d'exploiter notre territoire de façon agressive pour l'environnement et d'autre part de nous pousser à renoncer à nos droits en échange d'argent et d'une illusion de co-gestion. En ce qui concerne les engagements d'Hydro-Québec de minimiser les impacts des barrages sur l'environnement, nous ne pouvons croire en leur fiabilité car aucune étude officielle totalement indépendante n'a été faite.

    Heureusement des associations non gouvernementales, comme la fondation Rivières, ont réalisé une étude d'impact et ont révélé que de nombreuses questions restaient sans réponses. en particulier concernant la fuite du gibier et les répercussions sur l'écosystème de la forêt et des îles Mingan. Elles ont montré que les échantillonnages choisis manquaient souvent d'impartialité et orientaient les résultats. Comme par hasard, le gouvernement vient de leur retirer toute subvention. Cet été aussi, l'association Alliance Romaine a envoyé des scientifiques sur la rivière pour faire eux-mêmes des analyses. Il n'est pas raisonnable de s'engager dans un tel projet sans connaître leurs résultats. Hydro-Québec a tout intérêt à contrôler l'étude d'impact et cherchera toujours à minimiser les risques. Cela s'appelle un conflit d'intérêt où le promoteur est juge et partie...

    Comment contrôler ce qui arrivera ensuite sur notre terre si nous renonçons à nos droits. Après les barrages hydroélectriques sur la Romaine, toutes les autres rivières finiront par être arnachées, des mines vont s'ouvrir, des routes vont sillonner la forêt et ce territoire, comme l'Amazonie, va être petit à petit bouleversé au profit d'un mode de vie énergivore qui ne respecte pas l'équilibre du monde et qui, par le dérèglement climatique et la crise des ressources énergétiques, a aujourd'hui montré ses limites.

    Nous ne croyons pas que ce projet va améliorer nos vies en tant qu'Innu car le cadre et le système de valeurs établis par des non-autochtones ne permettent pas de déterminer correctement es vraies répercussions culturelles, sociales et économiques directes et indirectes sur notre communauté.

    Que ferons-nous de cet argent si nous n'avons plus de territoire sur lequel nous pourrions développer notre économie et notre culture propres? Que ferons-nous de toutes les redevances reçues en échange de cette exploitation si notre territoire se résume à notre réserve où nous sommes déjà si serrés, dépendants et en souffrance? L'alcool, la drogue, la violence dans notre réserve expriment un malaise profond. Est-ce que l'argent pourra résoudre ces problèmes s'il ne peut être utilisé pour retrouver notre indépendance économique et reconquérir notre dignité? Quelles activités porteuses d'emploi pourrons-nous développer si nous n'avons plus de lieu pour les mener?

    Nous voulons reprendre en main notre destin, nous voulons une autonomie reconnue, respectée, complète, consentie et sérieuse mais il n'y a pas de souveraineté, ni de développement sans assise territoriale. Il nous faut donc, avant de signer toute entente commerciale, obtenir la reconnais sance de notre titre aborigène, qui signe notre titre de propriété sur ce territoire. Ainsi nous pourrons mieux contrôler l'utilisation de la forêt et mieux contrôler nos destinées. Cette négociation n'est pas juste car le gouvernement, par l'entremise d'Hydro-Québec ne respecte pas notre relation particulière et unique avec la terre telle que nos ancêtres la vivaient, telle que la Constitution canadienne l'a reconnue et telle que la Déclaration des droits des peuples autochtones des Nations Unies l'a proclamée. Nous prenons un risque considérable, pour le peuple innu et pour la forêt, à renoncer à notre principale revendication depuis le début des négociations territoriales : obtenir la reconnaissance de notre titre aborigène sur tout le territoire ancestral tel que défini dans la proposition d'entente déposée en 2004.



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    Présentation de l'auteur : Thomas Burelli est présentement doctorant en droit à l'université d'Ottawa (Canada) où il poursuit des recherches sur l'utilisation des savoirs traditionnels et leur protection au Canada et dans l'outre-mer français. Thomas Burelli est diplômé en droit (Université d'Ottawa - Canada) et en anthropologie du droit (Université de Paris I - France). Il est aussi membre de l'Association des Chercheurs en Anthropologie Juridique. Résumé : Au cours du XXème siècle les populations autochtones au sein des Etats modernes ont connu une reconnaissance graduelle de leurs droits. Récemment des droits relatifs aux savoirs traditionnels de ces communautés, c'est-à-dire des droits vis-à-vis de leur patrimoine culturel immatériel ont été reconnus en droit international. Cette reconnaissance concerne notamment les savoirs traditionnels associés à la biodiversité. Cet article explore les effets et les conséquences de cette reconnaissance pour les États et notamment la France. Il apporte aussi un éclairage sur la notion de " biopiraterie " et son intégration en droit et notamment en droit français. La reconnaissance et la protection des savoirs traditionnels : nouvel horizon des revendications autochtones

    Au cours du XXème siècle les populations autochtones au sein des Etats modernes ont connu une reconnaissance graduelle de leurs droits. Cette reconnaissance a été le fait des États mais a été aussi fortement favoriser par les revendications de ces populations portées au sein des forums de négociations internationaux . Ainsi la position des États vis-à-vis de ces communautés a beaucoup évolué à l'image de la France vis-à-vis de certaines communautés présentes dans l'outre-mer . En effet, contrairement au discours républicain d'une république une et indivisible, certaines catégories de citoyens français bénéficient de statuts ou de droits territoriaux particuliers. C'est le cas des Kanak en Nouvelle-Calédonie qui se sont vus reconnaître un statut civil particulier et pour qui a été reconnu le statut coutumier des terres . En Guyane, les Amérindiens, sans bénéficier d'un statut particulier peuvent obtenir des droits territoriaux au sein de zones de droits d'usages collectifs en tant que " communauté d'habitants tirant traditionnellement ses moyens de subsistance de la forêts ".

    Le droit des autochtones a ainsi particulièrement évolué au regard de la reconnaissance de leur identité et de leur droit à la terre. Plus récemment des droits relatifs aux savoirs traditionnels de ces communautés, c'est-à-dire des droits vis-à-vis de leur patrimoine culturel immatériel ont été reconnus. Cette reconnaissance concerne notamment les savoirs traditionnels associés à la biodiversité dans le cadre de la Convention sur la Diversité Biologique (art. 8j) et dans la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones (art. 31).

    La notion de savoirs traditionnels associés à la biodiversité (ci-après " les savoirs traditionnels ") est définie comme : " les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique ". Ses savoirs se situent à l'interface des enjeux de la biodiversité et de la diversité culturelle et intéressent tant les problématiques liées à la diversité biologique que les problématiques liées aux droits des communautés autochtones et locales.

    En effet, les savoirs traditionnels associés à la biodiversité représentent un intérêt tant pour la conservation, la connaissance et l'exploitation de celle-ci, que pour le respect des droits des communautés, de leur identité, et leur survie .

    La reconnaissance de ces savoirs constitue donc un nouveau type de droits émergents pour les communautés autochtones et locales et représente un pas supplémentaire vers la pleine reconnaissance et la pleine protection des différents éléments de leurs systèmes culturels, soit : des savoirs, des techniques, des croyances et un espace .

    Cette reconnaissance est d'autant plus cruciale que ces savoirs font l'objet de convoitises de la part de divers acteurs publics et privés. Selon les auteurs Posey et Dutfield (1997), différentes catégories de connaissances intéressent les chercheurs : - Les connaissances concernant l'utilisation actuelle, antérieure ou potentielle d'espèces végétales et animales, ainsi que des sols et des minéraux ; - Les connaissances concernant la préparation, le traitement et l'entreposage d'espèces utiles ; - Les connaissances concernant les formules qui renferment plus d'un ingrédient ; - Les connaissances d'espèces particulières (méthodes de plantation, entretien, critères de sélection, etc. ) ; - Les connaissances concernant la conservation d'écosystèmes (façon de protéger ou de préserver une ressource qui peut avoir une valeur commerciale, bien qu'elle ne soit pas explicitement utilisée à cette fin ou à d'autres fins pratiques par la communauté locale ou la culture) ; - Les systèmes de classement des connaissances, par exemple les taxonomies botaniques traditionnelles. Ces connaissances intéressent les chercheurs pour différents usages : la recherche universitaire, la prospection de la biodiversité pour l'industrie, la recherche botanique, recherche agricole, conservation des ressources biogénétiques, conservation des paysages . Les connaissances traditionnelles associées à la biodiversité sont donc convoitées par une grande variété d'acteurs et pour des desseins très variés qui présentent pour les communautés autochtones et locales à la fois des risques et des opportunités : " Les interactions avec les visiteurs peuvent être fort avantageuses pour les peuples autochtones ; en effet, ils obtiennent ainsi des renseignements utiles, ils élargissent leurs connaissances par des échanges culturels et collaborent à la réalisation de projets de conservation, de recherche et de développement susceptibles de leur procurer des avantages monétaires, sociaux et politiques. D'un autre côté, les communautés peuvent avoir affaire à des visiteurs qui ont l'intention de profiter d'elles et qui recourent parfois à des moyens malhonnêtes pour se procurer information et ressources. ". La reconnaissance et la protection juridique des savoirs traditionnels associés à la biodiversité Cette reconnaissance des savoirs traditionnels s'articule aujourd'hui entre droit international et droit national. Ils ont en effet fait l'objet dès 1992 d'une reconnaissance spécifique au sein de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) qui définit des principes dont la mise en œuvre relève des Etats. La notion de savoirs traditionnels est apparue pour la première fois au sein d'une convention internationale en 1992 dans la Convention sur la Diversité Biologique (CDB). Ce texte adopté lors du sommet de la terre de Rio a pour objectifs : la conservation de la biodiversité, son utilisation durable, et le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques. L'objet principal de la convention est donc la biodiversité définie comme la " variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes " (art 2). Les savoirs traditionnels n'apparaissent dans ce texte qu'à l'article 8(j). Ils ont été inclus dans le texte du fait de leur intérêt pour la conservation. En effet les parties à la convention ont considéré les communautés autochtones et locales comme détentrices de savoirs dont l'utilisation pourrait concourir à la réalisation des objectifs de la convention. Ainsi : " Sous réserve des dispositions de sa législation nationale, [chaque partie contractante] respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l'application sur une plus grande échelle, avec l'accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l'utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques ". Au sens de la CDB les savoirs traditionnels sont donc des connaissances, innovations et pratiques détenues par certaines catégories d'acteurs (les communautés autochtones et locales sans que celles-ci ne soient définies par le texte). De plus ces savoirs incarnent des modes de vie traditionnels et présentent un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique . Dans le cadre de la CDB chaque partie contractante s'est engagée " sous réserve des dispositions de sa législation nationale " à respecter, préserver, maintenir ces savoirs et à encourager le partage équitable des avantages découlant de l'utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques. Le détail des mécanismes à même de permettre le respect, la préservation la protection et le partage des avantages n'est pas précisé par la convention et est laissé à la discrétion de chaque Etat . Au cours des discussions internationales, les savoirs traditionnels, élément autonome dans la convention, vont être progressivement associés aux ressources génétiques qui font l'objet de développements spécifiques au sein de l'article 15 de la convention. En effet, dans un contexte de développements importants de l'industrie des biotechnologies dans les années 80-90, les Etats ont inclus au sein de la CDB des dispositions spécifiques introduisant un système d'accès et de partage des avantages concernant les ressources génétiques . Contredisant la pratique antérieure consistant à considérer les ressources génétiques comme un élément du patrimoine commun de l'humanité, la CDB reconnaît la souveraineté des Etats sur leurs ressources naturelles et donc le pouvoir d'organiser l'accès aux ressources génétiques (art. 15). Les Etats se sont alors engagés à permettre un " accès facilité " à celles-ci. L'accès est néanmoins soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause du fournisseur et doit être octroyé selon des conditions convenues d'un commun accord. En outre cet accès à ces ressources oblige les utilisateurs à partager de manière juste et équitable les avantages découlant de leur utilisation (art.15). Ce système vise à organiser l'accès et le partage des avantages entre des fournisseurs (les Etats au premier chef mais aussi à fortiori les personnes contrôlant l'accès aux ressources génétiques, c'est-à-dire l'accès aux échantillons physiques) et des utilisateurs de nature très différente parmi lesquels : des organismes de recherche, des entreprises privées (pharmacie, cosmétique, intermédiaires, etc.), des associations, etc. C'est à ce système d'accès et de partage des avantages que les savoirs traditionnels vont être associés au sein de la CDB. Dès lors on parlera d'accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés. Il est important de signaler que cette construction conceptuelle - absente du texte de la CDB - impose une vision restrictive des savoirs traditionnels seulement associés aux ressources génétiques quand l'article 8j les considère comme associés à la diversité biologique de manière générale. Ainsi un des apports majeurs de la CDB est la définition, même si incomplète et lacunaire, d'un dispositif d'APA, soit un régime : - d'accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés - de partage juste et équitable des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés - impliquant plusieurs catégories d'acteurs parmi lesquels des communautés autochtones et locales, des fournisseurs, des utilisateurs. La responsabilité des états au regard de la mise en œuvre de la CDB La CDB n'est pas un traité international dont les obligations pourrait s'appliquer directement en droit interne sans l'adoption de mesures nationales, mais peut être plutôt définie comme une convention cadre, c'est-à-dire : " sans obligation juridique qu'il soit imaginable de sanctionner, la CDB requiert des instruments complémentaires pour avoir un contenu précis et obligatoire ". La CDB requiert donc de chaque État qu'il adopte les mesures nécessaires dans les domaines des ressources naturelles et des savoirs traditionnels des communautés autochtones et locales afin de donner corps aux principes énoncés. En conséquence, la mise en œuvre de l'APA dépend de l'organisation institutionnelle interne des États et des autorités compétentes en matière de ressources naturelles et de communautés autochtones et locales. Par exemple en France, dépendamment du statut du territoire considéré et de l'autonomie qui lui ait conféré le cas échéant, l'État sera ou non compétent pour l'adoption de toute ou partie d'un dispositif d'APA . D'une manière schématique il est possible de distinguer entre les DOM (Départements d'Outre-Mer) pour lesquels l'État dispose en principe de la compétence dans ces domaines et les COM (Collectivités d'Outre-Mer) pour lesquelles en principe l'État n'est pas compétent. Néanmoins selon les domaines concernés une analyse précise du statut de chaque territoire est nécessaire afin de déterminer qui de l'État ou de la collectivité est compétent. C'est une analyse d'autant plus complexe dans un domaine aussi transversal que celui de l'environnement. La biopiraterie en question : l'ambiguïté d'une notion en général non encore intégrée en droit " La biopiraterie est définie, par les pays et les ONG qui la dénoncent, comme une situation où l'accès et l'acquisition de ressources biologiques et du savoir traditionnel associé s'effectuent sans recueil préalable du consentement informé de la part de ceux qui se reconnaissent comme détenteurs de ces ressources et de ces savoirs. L'accès et l'usage des ressources sont donc jugés illégaux, quel que soit l'état de la législation nationale du pays d'origine des ressources, et s'apparentent à un vol ". Définition de Catherine Aubertin dans l'Encyclopédie du Développement Durable, en ligne www.association4d.org/IMG/pdf/Aubertin_biopiraterie.pdf La biopiraterie est caractérisée par le non respect d'un certain type de modalités d'accès aux ressources et aux savoirs traditionnels : notamment le consentement préalable donné en connaissance de cause. Si le concept de biopiraterie est apparu dans les années 80 (C. Aubertin, 2007), il a trouvé un nouvel essor suite à l'adoption de la CDB qui consacre l'accord des États en vue de la mise en place d'une procédure spécifique d'accès et de partage des avantages découlant des ressources génétiques (pour les savoirs traditionnels la CDB n'est pas aussi " contraignante "). Cette procédure doit comprendre le consentement préalable des fournisseurs, un partage des avantages juste et équitable dont les conditions sont convenues d'un commun accord. La CDB n'impose pas aux États la reconnaissance de droits sur les ressources génétiques et les savoirs traditionnels (pas plus qu'elle n'impose la reconnaissance des communautés autochtones et locales). La reconnaissance de ces catégories juridiques relève, jusqu'à présent, de la souveraineté de chaque État. Or l'existence préalable de ces catégories est indispensable à la reconnaissance des droits sur les ressources et les savoirs tels que définis dans la CDB (et le protocole de Nagoya lorsqu'il sera ratifié). En conséquence il semble difficile de parler d'un point de vue strictement légal de biopiraterie dans les cas où les communautés autochtones et locales ne seraient pas reconnues par l'État et ne disposeraient pas de droits reconnus sur les ressources naturelles (et sur les ressources génétiques qui peuvent dans certains cas être distinguées : par exemple en Bolivie avec tous les problèmes pratiques que cela peut entraîner) ainsi que sur leurs savoirs traditionnels. Cette inexistence d'un point de vue juridique est particulièrement pénalisante pour les communautés car elle affaiblit de manière importante leurs revendications au sujet de l'utilisation et l'appropriation de leurs ressources et de leurs savoirs. La biopiraterie en droit français En France malgré la ratification de la CDB depuis 1993, il n'existe pas pour l'heure de dispositif dans l'ensemble des territoires de l'outre-mer qui traite des ressources génétiques et des savoirs traditionnels . Un dispositif d'APA a néanmoins été adopté en Nouvelle-Calédonie par la province sud en 2009 . Le dispositif de la Nouvelle-Calédonie s'inscrit dans le cadre des droits de propriété classiques et ne crée pas de nouveaux droits sur les ressources génétiques ou les savoirs traditionnels (non inclus dans le dispositif). De ce fait les propriétaires fonciers sont considérés comme les personnes compétentes pour autoriser l'accès aux ressources situées sur leur propriété. Il existe aussi un dispositif d'APA actuellement en chantier en Guyane en ce qui concerne le Parc Amazonien de Guyane dont la finalisation devrait avoir lieu en 2012 au moment de l'adoption de la charte du parc . Du point de vue du droit français il n'existe pas de " communautés autochtones et locales " même si sont reconnues les " populations de l'outre-mer ", ainsi que le peuple " kanak " en Nouvelle-Calédonie. Néanmoins, l'absence de reconnaissance par le droit n'implique pas nécessairement l'inexistence de communautés autochtones et locales au sens de communautés disposant d'un lien d'antériorité avec les territoires de l'outre-mer. En effet, l'outre-mer français est pour partie l'héritage de la colonisation française. Pour la plupart, les différents départements et collectivités d'outre-mer étaient déjà occupés avant l'arrivée des Français, ou ont connu l'installation de populations successives . En conséquence, si aujourd'hui l'Etat français ne reconnaît qu'un peuple , le peuple français, il existe dans l'outre-mer français des communautés dont la présence est, pour certaines, antérieure à l'arrivée de la France . Par exemple en Nouvelle-Calédonie, collectivité d'outre-mer, le peuple kanak est reconnu. Ce dernier s'est vu reconnaître des droits particuliers : notamment un statut personnel particulier , le statut de terres coutumières régis par la coutume , la création d'institutions coutumières . Au contraire en Guyane, département d'outre-mer, les communautés amérindiennes ne disposent pas d'un statut particulier, même si des droits territoriaux existent pour les " communautés tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt ". En Polynésie française, collectivité d'outre-mer, les communautés, identifiables sur la base de critères linguistiques , ne sont pas reconnues juridiquement en tant que telles. Ces communautés, reconnues ou non juridiquement, sont détentrices de savoirs traditionnels associés à la biodiversité qui sont encore l'incarnation de modes de vie " traditionnels " ou plutôt " autochtones ". Leur existence est attestée par de nombreux ouvrages qui référencent des usages traditionnels . Ces savoirs ne sont protégés jusqu'à aujourd'hui par aucun dispositif spécifique et connaissent un phénomène d'érosion important . Dès lors en France, en l'absence de dispositif d'APA (et donc de modalités d'accès et de partage des avantages spécifiques à respecter) et en particulier de droits reconnus sur les savoirs traditionnels au bénéfice des communautés autochtones et locales, il apparaît difficile de parler, d'un point de vue légal, de cas de biopiraterie. Cette situation ne pourrait finalement exister, pour l'heure, qu'en Nouvelle-Calédonie dans la province sud en ce qui concerne l'accès aux ressources naturelles, puisque dans ce cas le consentement préalable donné en connaissance de cause du propriétaire foncier est requis . Dans les autres cas, les utilisateurs désirant prospecter en France et dans l'outre-mer ne sont pas tenus d'un point de vue strictement légal de respecter les principes de l'APA lorsqu'ils accèdent à des ressources génétiques ou à des savoirs traditionnels. La biopiraterie perçue comme appropriation illégitime de ressources et de savoirs traditionnels Si la majeure partie des accès et des utilisations des ressources génétiques et des savoirs traditionnels ne sont pas soumis au respect des principes de la CDB et de ce fait ne peuvent pas être considérés légalement comme des actes de biopiraterie, ils peuvent néanmoins être perçus de la sorte par les détenteurs de ressources ou de savoirs. Cette situation peut donc concerner des cas dans lesquels les scientifiques au moment de l'accès ont respecté scrupuleusement la loi et ont obtenu les ressources auprès de fournisseurs consentants. Néanmoins la légitimité de ces accès peut être remise en cause par l'affirmation selon laquelle le consentement n'était pas éclairé quant à l'utilisation des ressources et des savoirs ou encore le non-respect ou l'inexistence des conditions d'un partage juste et équitable des avantages. Cette situation peut aussi concerner les cas dans lesquels il existe des revendications sur certaines ressources et espaces, mais qui ne font pas l'objet d'une reconnaissance par l'État (par exemple la zone du rivage jusqu'à la barrière de corail en Nouvelle-Calédonie). Dans cette hypothèse, les utilisateurs ne sont pas tenus de demander l'autorisation d'accéder aux ressources aux clans de la mer du point de vue du droit de l'État. Il s'agit en outre potentiellement de l'accès aux savoirs traditionnels auprès des communautés ou par analyse de la bibliographie. En effet il existe des règles d'accès et d'utilisation de ces savoirs au sens des communautés autochtones et locales, règles qui ne sont pas reconnues par l'État. L'accès et l'utilisation (publiés ou non) de ces savoirs peuvent donc être perçus comme illégitimes par les communautés et constituer de leur point de vue des cas de biopiraterie. Les cas passés et présents d'appropriation illégitimes sont donc potentiellement très nombreux, en particulier en ce qui concerne l'accès et l'utilisation des savoirs traditionnels, notamment ceux publiés. Un cas français pour comprendre Le cas des recherches menées sur la Ciguatera, intoxication liée à l'ingestion de poissons tropicaux, exemplifie certains des aspects développés plus haut. En effet des recherches menées pour le traitement de cette intoxication depuis les années 90 ont permis aux chercheurs d'isoler une molécule naturelle en vue de son exploitation . Dans cet exemple, des savoirs traditionnels ont été recueillis au moyen d'enquêtes ethnobotaniques dans les années 90 et ont permis d'identifier des espèces de plantes aux propriétés intéressantes pour lutter contre la Ciguatéra, une intoxication alimentaire résultant de l'ingestion de poisson contaminé. Cette maladie touche particulière les populations insulaires se nourrissant de poissons. Une centaine de plantes candidates ont été testées, et une espèce a donné des résultats concluants contre la fixation des toxines : l'Heliotropium foertherianum, aussi appelée " faux tabac ". Il s'agit de la plante médicinale la plus fréquemment utilisée dans les remèdes traditionnels par les communautés contre la Ciguatéra que ce soit en Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu, à Tonga, en Micronésie, en Polynésie française ou encore au Japon . À La suite de ces recherches, " les chercheurs ont donc confirmé scientifiquement l'efficacité du " faux tabac " contre la gratte. Les analyses moléculaires ont en effet révélé que la molécule active contenue dans les extraits de cette plante correspond à l'acide rosmarinique ". Les dérivés produits à partir de cette molécule afin d'en maximiser les effets détoxifiant ont été brevetés par l'institut de recherche . Dans ce cas des savoirs traditionnels ont permis de guider la recherche scientifique et ont participé au développement de nouvelles molécules en vue de leur commercialisation. Cependant aucun partage des avantages au regard des brevets déposés par l'institut de recherche n'a semble-t-il eu lieu. Cette situation a produit un certain ressenti négatif auprès des populations locales et ce malgré l'absence de violation du droit par les scientifiques
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    SOMMAIRE
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    Wangari Muta Maathai,
    prix Nobel de la Paix

    Wangari Muta Maathai, secrétaire d'État à l'Environnement kenyan et militante écologiste, a reçu en 2004 à Oslo, le Prix Nobel de la Paix "pour sa contribution en faveur du développement durable, de la démocratie et de la paix". Elle est la première Africaine de l'Histoire à être honorée de cette distinction. Nous reproduisons une interview recueillie par Ethirajan Anbarasan, journaliste au Courrier de l'UNESCO



    Dans un pays où les femmes jouent un rôle marginal dans la vie politique et sociale, les succès de Wangari Muta Maathai, 59 ans, font figure de brillante exception. Biologiste, elle fut la première femme d'Afrique orientale à passer un doctorat, à devenir professeur et à diriger un département (à l'Université de Nairobi). Wangari Muta Maathai a commencé à militer activement au sein du Conseil national des femmes du Kenya en 1976. De là, elle a lancé le projet de plantation d'arbres "Harambee pour sauver la terre!" (en swahili, harambee signifie "tirons ensemble"). Il fut rebaptisé "mouvement Ceinture verte" (Green Belt Movement, GMB) en 1977.


    Le GBM a lancé des programmes pour promouvoir et protéger la biodiversité, préserver les sols, créer des emplois, en particulier en zone rurale, valoriser l'image de la femme dans la société et leur permettre d'exercer leurs talents de dirigeantes. Le grand objectif du mouvement était de faire comprendre à la population qu'il fallait protéger l'environnement par la plantation d'arbres et leur gestion durable. Près de 80% des 20 millions d'arbres qu'il a plantés ont survécu. Aujourd'hui, le GBM a plus de 3 000 pépinières, qui fournissent du travail à quelque 80 000 personnes, pour la plupart des rurales. En 1986, le GBM a créé un réseau panafricain. Il a organisé des stages et programmes de formation sur l'environnement à l'intention de nombreuses personnes originaires d'autres pays d'Afrique. Ses méthodes ont fait école en Tanzanie, en Ouganda, au Malawi, au Lesotho, en Ethiopie et au Zimbabwe.


    Wangari Muta Maathai, qui est membre du conseil consultatif pour les questions de désarmement auprès du secrétaire général des Nations unies, a reçu 14 distinctions internationales, dont le prestigieux Right Livelihood Award. Ce prix, attribué par une fondation suédoise et souvent baptisé "Prix Nobel alternatif", lui a été décerné en reconnaissance de sa "contribution au bien-être de l'humanité". Au Kenya, elle a été durement rossée par la police, notamment lors de manifestations pour sauver les forêts. "L'Etat croit qu'en me menaçant et en me frappant, il peut me réduire au silence, dit-elle. Mais j'ai une peau d'éléphant. Et il faut bien que quelqu'un parle haut et fort." Cette mère de trois enfants lutte aujourd'hui pour sauver les 1000 hectares des forêts de Karura, au nord-ouest de Nairobi, où le gouvernement veut construire de grands ensembles immobiliers.





    "AUX ARBRES, CITOYENS!"



    Il est impossible, à vos yeux, d'améliorer la qualité de l'environnement tant que les conditions de vie de la population n'auront pas elles-mêmes été améliorées. Pourquoi?

    Si nous voulons sauvegarder la nature, commençons par protéger les êtres humains: ils font partie de la biodiversité. Si nous ne pouvons pas préserver notre propre espèce, à quoi rime de sauver les espèces d'arbres? On a parfois l'impression que les pauvres détruisent la nature. Mais ils sont si préoccupés par leur survie qu'ils ne peuvent pas s'inquiéter des dégâts durables qu'ils infligent à l'environnement. Donc, paradoxalement, les pauvres, qui dépendent de la nature, sont aussi en partie responsables de sa destruction. Voilà pourquoi je répète que nous devons améliorer leurs conditions de vie si nous voulons réellement sauver notre environnement. Ainsi, dans certaines régions du Kenya, les femmes font des kilomètres à pied pour aller chercher du bois de chauffe en forêt: près de chez elles, il n'y a plus d'arbres; elles doivent aller toujours plus loin pour en trouver. Comme le bois est rare, les repas cuits sont moins nombreux, l'alimentation en pâtit, la faim gagne du terrain. Si ces femmes étaient moins pauvres, elles n'iraient pas dégrader une précieuse forêt.



    Quels sont les enjeux actuels pour les forêts du Kenya et d'Afrique orientale?

    Depuis le début du siècle, la tendance est claire: on abat des forêts primaires et on replante des espèces exotiques commercialisables. Nous en mesurons mieux les conséquences aujourd'hui. Nous avons compris qu'il ne fallait pas abattre les forêts locales, afin de préserver notre riche biodiversité. Mais déjà, les dégâts sont importants. En 1977, quand notre mouvement Ceinture verte a commencé sa campagne de plantation d'arbres, le couvert forestier du Kenya était d'environ 2,9%. Aujourd'hui, il est de 2%. Nous perdons plus d'arbres que nous n'en plantons.

    Autre gros problème: l'environnement de l'Afrique orientale est très vulnérable. Nous sommes proches du Sahara et, selon les experts, le désert pourrait s'étendre vers le sud comme un fleuve en crue, si nous continuons à abattre des arbres sans discernement: ce sont eux qui empêchent l'érosion des sols par la pluie et le vent. En défrichant les bouts de forêt qui nous restent, nous créons en fait quantité de micro-Sahara. Nous en voyons déjà les signes. Notre mouvement organise des séminaires d'éducation pour les ruraux, en particulier les cultivateurs, dans le cadre de campagnes de sensibilisation sur les questions d'environnement. Si l'on demande à 100 agriculteurs combien parmi eux se souviennent d'une source ou d'un cours d'eau qui s'est tari de leur vivant, près de 30 lèvent la main.



    Quelles sont les réalisations du mouvement Ceinture verte? Dans quelle mesure a-t-il empêché la dégradation de l'environnement au Kenya?

    Son plus grand succès, à mes yeux, a été d'éveiller les citoyens ordinaires, en particulier les ruraux, aux problèmes écologiques. Les gens ont compris que l'environnement est l'affaire de tous et pas seulement du gouvernement. C'est en partie grâce à cette prise de conscience que nous avons désormais l'oreille des responsables politiques: les citoyens les mettent au défi de protéger la nature. Ceinture verte a aussi promu l'idée de préserver l'environnement par les arbres, qui satisfont beaucoup de besoins essentiels dans les communautés rurales. A nos débuts, en 1977, nous avons planté sept arbres dans un petit parc de Nairobi. A cette époque, nous n'avions ni pépinières, ni équipes, ni argent mais une conviction : les gens ordinaires des campagnes ont leur rôle à jouer pour résoudre les problèmes écologiques.

    Aujourd'hui, nous avons planté plus de 20 millions d'arbres dans tout le Kenya. Cet acte est porteur d'un message simple: tout citoyen peut au moins planter un arbre pour améliorer son cadre de vie. Chacun réalise ainsi qu'il peut prendre en charge son environnement, premier pas vers une participation plus active au sein de la société. Comme les arbres que nous avons plantés sont bien visibles, ils sont les meilleurs ambassadeurs de notre mouvement.



    Malgré le sommet de la Terre de Rio en 1992 et le protocole de Kyoto sur le climat signé en 1997, les programmes et les campagnes de protection de l'environnement au niveau mondial n'avancent pratiquement pas. Pourquoi?

    Pour beaucoup de dirigeants de la planète, le développement continue malheureusement de signifier culture extensive de denrées agricoles exportables, barrages hydroélectriques ruineux, hôtels, supermarchés et produits de luxe, qui contribuent au pillage des ressources naturelles. C'est une politique à courte vue qui ne répond pas aux besoins essentiels des gens: une alimentation suffisante, de l'eau potable, un toit, des hôpitaux de proximité, de l'information et la liberté. Cette frénésie de prétendu "développement" a relégué la protection de l'environnement à l'arrière-plan. Le problème, c'est que ceux qui portent une lourde responsabilité dans la destruction de l'environnement sont précisément ceux qui devraient soutenir des campagnes écologiques. Ils ne le font pas.

    Les détenteurs du pouvoir politique font des affaires et entretiennent des liens étroits avec les multinationales. Et celles-ci n'ont d'autre but que de gagner de l'argent aux dépens de l'environnement et de la population. Nous savons que les multinationales persuadent de nombreux dirigeants politiques de ne pas prendre au sérieux les conférences internationales sur l'environnement. Je suis fermement convaincue que nous devons refuser, en tant que citoyens, d'être à la merci de ces sociétés. Elles peuvent être absolument impitoyables: elles sont sans visage humain.



    Vous avez d'abord été universitaire, puis écologiste. Aujourd'hui, vous vous définissez comme une militante en faveur de la démocratie. Comment analysez-vous cette évolution?

    Rares sont aujourd'hui les écologistes qui se soucient exclusivement du bien-être des abeilles, des arbres et des papillons. Ils savent qu'il est impossible de préserver l'environnement si le gouvernement ne contrôle pas les industries polluantes et le déboisement. Au Kenya, des promoteurs immobiliers ont été autorisés à construire de coûteuses résidences au cœur des forêts primaires. Il est de notre devoir, en tant qu'individus responsables, de nous y opposer. Mais dès qu'on intervient dans ce type d'affaires, on se trouve en conflit direct avec des responsables politiques et on se fait traiter d'agitateur.

    Dans les années 70, j'ai d'abord enseigné à l'Université de Nairobi. J'ai alors eu le sentiment que les droits des enseignantes au sein de l'université n'étaient pas respectés parce qu'elles étaient des femmes. J'ai donc milité pour revendiquer ces droits. Parallèlement, je me suis trouvée confrontée à d'autres problèmes comme les droits de l'homme, qui étaient étroitement liés à mon travail mais qui n'étaient pas clairs pour moi, au début. Cela m'a conduit à aborder les questions de gouvernance.

    J'ai compris, au cours de ces années 70 que, dans une jeune démocratie comme la nôtre, il était très facile pour des gouvernants de devenir dictateurs, puis d'utiliser les ressources nationales comme leur propriété privée: la Constitution leur donnait le pouvoir de faire mauvais usage de l'appareil d'Etat. Je me suis donc engagée dans le mouvement pour la démocratie. J'ai réclamé des réformes constitutionnelles et un espace politique pour assurer les libertés de pensée et d'expression. Nous ne pouvons pas vivre sous un régime qui tue la créativité et encourage la lâcheté.



    Avec vos diplômes, vous auriez pu vivre confortablement en Occident. Vous avez préféré regagner le Kenya. Or, pendant 25 ans, on vous a abreuvée d'injures, menacée, battue, jetée en prison et interdit à plusieurs reprises de quitter le territoire. N'avez-vous jamais regretté d'être rentrée au pays et d'y militer?

    Devenir militante n'a pas été une décision délibérée. Mais je n'ai jamais regretté d'être restée ici, pour contribuer au développement de mon pays et de ma région. Je sais que j'ai fait un petit quelque chose. De nombreuses personnes viennent me voir et me disent que mon travail les a inspirées. Cela me réjouit parce qu'au début, en particulier pendant la dictature, il était difficile de parler. Il y a encore quelques années, des passants m'approchaient dans la rue et chuchotaient: "Je suis avec vous; je prie pour vous." Ils ne voulaient pas qu'on les entende. Beaucoup avaient peur de me parler et d'être vus avec moi car ils risquaient d'être sanctionnés. J'ai eu plus d'impact en subissant des procès et autres tribulations que si j'étais partie à l'étranger, si j'avais dit, en vivant en Occident: "Mon pays devrait faire ceci ou cela." Sur place, j'encourage beaucoup plus de gens.



    Avez-vous été en butte à tant d'attaques virulentes et d'exactions parce que vous contestiez des décisions prises par des hommes?

    Nos hommes pensent que les Africaines doivent être dépendantes et soumises, et surtout pas meilleures que leur mari. Au début, beaucoup de gens étaient effectivement contre moi parce que je suis une femme: ils ne supportaient pas que j'aie des opinions tranchées. Je sais qu'à certains moments, des hommes haut placés, dont le président Daniel Arap Moi, m'ont tournée en dérision. Un jour, des parlementaires railleurs m'ont reproché d'être divorcée. Au fond d'eux-mêmes, ils espéraient qu'en mettant en cause ma féminité, ils allaient me faire taire. Ils ont compris plus tard qu'ils s'étaient trompés. En 1989 par exemple, nous avons eu un grave affrontement avec les autorités: nous nous sommes battus pour sauver le parc Uhuru de Nairobi. Je soutenais qu'il était absurde de supprimer ce parc magnifique, en plein centre-ville, pour construire des immeubles. C'était le seul endroit de Nairobi où les citadins pouvaient passer un moment en plein air avec leur famille, sans être importunés. Quand j'ai lancé la campagne contre la construction du "monstre du parc", surnom du projet immobilier, on m'a ridiculisée, on m'a accusée de ne rien comprendre au développement. Je n'ai pas étudié cette discipline mais je sais que, dans une ville, on a besoin d'espace. Heureusement, d'autres ONG et des milliers de citoyens se sont joints à nous et le parc a finalement été sauvé. Le gouvernement qui voulait le détruire l'a depuis déclaré patrimoine national. Merveilleux. Ils auraient pu le faire en évitant violences et moqueries à mon encontre.



    Pourquoi vous êtes-vous présentée aux présidentielles de 1997? Et pourquoi, malgré votre popularité, n'avez-vous pas recueilli un nombre important de suffrages?

    En 1992, quand le multipartisme a été légalisé au Kenya, j'avais fait de gros efforts, avec d'autres groupes politiques, pour unir l'opposition. En vain. Je me suis alors retirée parce trop de candidats d'opposition étaient en lice pour la présidence. Comme il était prévisible, l'opposition a perdu, et tout le monde admet aujourd'hui dans ses rangs que la campagne que nous avions lancée pour l'union était une bonne idée. Nous voulions former une sorte d'unité nationale au sein de l'opposition dès 1992. Exactement ce qu'elle prône aujourd'hui.

    Pour les élections de 1997, j'ai cherché à persuader l'opposition de s'unir afin de présenter contre la KANU*, parti dominant au Kenya, un candidat fort issu d'une des communautés ethniques. Mais certaines de ses composantes m'ont traitée de "tribaliste" pour avoir émis cette idée. Devant l'échec de tous mes efforts unitaires, j'ai décidé de me présenter seule. Pendant la campagne, je me suis aperçue que, dans ce pays, il est très difficile de se faire élire sans argent. Je n'avais pas d'argent. J'ai compris que la valeur, l'honnêteté, les sentiments démocratiques importaient peu, si l'on n'a pas d'argent à donner aux électeurs. Alors, j'ai perdu. J'ai aussi constaté que la population n'est pas encore prête pour la démocratie, qu'il nous faudra beaucoup d'éducation civique et de prise de conscience politique. On reste dominé par l'ethnie, on vote en fonction de clivages ethniques. Cette question est d'ailleurs devenue un enjeu majeur lors des dernières élections.



    Malgré ses immenses ressources naturelles, l'Afrique est le continent à la traîne du développement et de la croissance. Pourquoi?

    Parce qu'elle est mal gouvernée, c'est évident. Ses dirigeants passeront dans l'histoire comme une génération d'irresponsables, qui ont mis leur continent à genoux. Durant les 30 dernières années, l'Afrique a manqué de gouvernants altruistes et visionnaires, soucieux du bien-être du peuple. Il y a des raisons historiques à cela. Juste avant d'octroyer l'indépendance à de nombreux pays africains, les colons ont promu de jeunes Africains à des postes jusque-là inaccessibles aux indigènes, ils les ont formés pour prendre le relais. Ces nouveaux administrateurs, ces élites noires naissantes, ont joui du même mode de vie, des mêmes privilèges économiques et sociaux que les hauts fonctionnaires des empires coloniaux. Et, sur le plan des objectifs pour le pays, rien ne distinguait les nouveaux dirigeants des anciens, sauf la couleur de la peau. C'est ainsi que les gouvernants africains ont abandonné leur peuple. Pour conserver le pouvoir, ils ont suivi exactement la recette du colonialisme: dresser une communauté contre une autre.

    Ces conflits ont duré des décennies dans quantité de pays, drainant leurs maigres ressources. Donc, nous devons améliorer notre gouvernance. Sinon, il n'y a pas d'espoir. Si notre peuple est incapable de se protéger lui-même, il continuera à être exploité, et ses ressources également. Par ailleurs, les puissances occidentales, notamment les anciens maîtres coloniaux, ont continué à exploiter l'Afrique et à coopérer très étroitement avec ces dictateurs et ces dirigeants irresponsables. Voilà pourquoi nous sommes si accablés de dettes, impossibles à rembourser. L'Afrique a besoin d'une aide internationale pour améliorer sa position économique.

    Or, l'aide étrangère qu'elle reçoit relève surtout de l'assistance thérapeutique: secours d'urgence contre la famine, aide alimentaire, contrôle des naissances, camps de réfugiés, forces de maintien de la paix, missions humanitaires. Il n'y a pratiquement pas d'argent pour le développement humain durable: éducation et formation, développement des infrastructures, production alimentaire, aide à la création d'entreprises. Il n'y a pas un sou pour les initiatives culturelles et sociales qui donneraient aux individus une certaine prise sur leur vie et libéreraient leur énergie créatrice. J'espère qu'au cours du prochain millénaire, de nouveaux dirigeants apparaîtront en Afrique, qu'ils penseront davantage à leur peuple et se serviront des ressources du continent pour aider les Africains à sortir de la pauvreté.



    Propos recueillis par Ethirajan Anbarasan,
    journaliste au Courrier de l'UNESCO

    * Fondée en 1960, la KANU (Kenya African National Union) a remporté en 1963 les premières élections de l'après-indépendance. Elle est restée au pouvoir depuis.



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