M. SAVORGNAN DE BRAZZA


Le vaillant explorateur au milieu de son escorte pendant son dernier voyage au Congo


A la suite d'exactions commises au Congo par certains administrateurs coloniaux, le gouvernement a décidé d'y faire une enquête administrative et il a chargé, de cette enquête M. Savorgnan de Brazza, qui fut, il y a trente ans, le premier explorateur des régions congolaises, et le véritable créateur de la colonie.
M. de Brazza, dont nous résumons plus loin la glorieuse carrière, a naguère occupé la France et le monde de ses exploits ; depuis plusieurs années, le silence s'était fait sur son nom. Bien qu'il soit encore dans toute la force de l'âge - M. de Brazza n'a que cinquante-trois ans - et qu'il eût pu rendre encore les plus éminents services dans ces contrées qu'il avait pacifiquement conquises à la France, on le tenait volontairement effacé.
Cependant, depuis qu'il ne présidait plus a ses destinées, la colonie du Congo ne cessait de se signaler fâcheusement a l'attention de la métropole. Ce n'étaient que révoltes, pillages, massacres, attaques de factoreries, d'une part ; de l'autre, exactions et abus de pouvoir commis par des fonctionnaires ou des colons.
La cause fondamentale de ces troubles réside évidemment dans une organisation insuffisante de l'administration de la colonie, et dans les difficultés qu'éprouvent les fonctionnaires pour accoutumer les indigènes très primitifs de ces
contrés à des moeurs plus civilisées et à un travail régulier.
Quoi qu'il en soit, il devenait urgent d'étudier les moyens de remédier à cet état anarchique. Et le gouvernement ne pouvait mieux faire que de confier cette mission à M. de Brazza.
Le grand explorateur, en effet, sut toujours par une diplomatie toute de bienveillance et d'humanité, conquérir la sympathie des grands chefs africains; et c'est ainsi qu'il donna à la France un immense empire sans avoir tiré un seul coup de fusil.

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M. de Brazza s'embarque le 17 mars sur le Magellan, qui doit le conduire en Afrique.
A Brazzaville, il recueillera les premiers renseignements auprès des fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire et prendra connaissance de l'instruction actuellement ouverte sur les abus commis dernièrement par des fonctionnaires contre les noirs. Il visitera ensuite les diverses régions du Haut-Congo et son voyage se poursuivra très avant dans L'Oubanghi, jusqu'au voisinage du territoire du Chari.
Enfin, il étudiera les projets de réorganisation de la colonie, et notamment ceux concernant les attributions de pouvoir dévolues aux fonctionnaires dans les confits entre Européens et indigènes.
Quand tous les éléments de l'enquête confiée à M. de Brazza seront réunis, il ne restera plus qu'à dresser le plan d'action nécessaire pour mettre en oeuvre toutes les ressources de cette colonie.
Nul mieux que lui ne peut mener à bien une telle tâche ; et ce sera le digne couronnement de sa carrière de l'avoir accomplie.

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VARIÉTÉ

L'Oeuvre de M. de Brazza au Congo


Les explorations du quinzième au dix-neuvième siècle. - La France dans l'estuaire du Gabon.- Première expédition de M. de Brazza. - L'Association internationale africaine. - Rencontre de Stanley et de M. de Brazza. - La colonie du Congo. - Une récompense nationale.


Il y a trente ans, à pareille époque, M. Savorgnan de Brazza tentait sa première expédition au Congo.
Avant lui, bien peu d'Européens avaient parcouru ces contrées mystérieuses.
Si l'embouchure du Congo fut découverte par le marin portugais Diego Cam, en 1484, la détermination du cours de ce fleuve ne devait guère être faite que quatre siècles plus tard. Durant ce long espace de temps, des voyageurs de toutes les nationalités tentèrent de pénétrer dans le bassin supérieur du fleuve. On cite, au seizième siècle, le Portugais Duarte Lopez ; au dix-septième, des missionnaires italiens qui 's'établirent à San-Salvador, sur la rive gauche du Congo. Le dix-huitième siècle, attiré par le Mississipi, négligea les explorations africaines.
Il faut aller jusqu'en 1805 pour retrouver, avec l'Écossais Mungo Park, la tradition des expéditions dans l'Afrique équatoriale.
En 1816, l'Angleterre envoie le capitaine Tuckey avec mission de remonter le Congo aussi loin que possible et d'explorer l'intérieur du continent. Mais l'explorateur meurt en route et l'entreprise échoue.
Depuis lors, et jusqu'aux explorations de M. de Brazza, aucune tentative ne fut plus, faite au delà du point où Tuckey était parvenu, c'est-à-dire au-dessus des chutes du fleuve, a environ 200 kilomètres de la mer.

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Cependant, depuis l'année 1842, la France avait pris pied sur le rivage de l'Afrique équatoriale en créant, à Libreville, a l'entrée de l'estuaire du Gabon, un point de ravitaillement pour ses escadres dans les croisières de répression de la traite des nègres.
De là, nos officiers de marine avaient maintes fois tenté l'exploration de la côte congolaise et de l'embouchure du fleuve sans jamais dépasser les rapides qui avaient arrêté l'expédition Tuckey en 1816.
Il était réservé à M. de Brazza d'atteindre les régions du Haut-Congo en se frayant une route, non plus par le fleuve lui-même, mais par l'Ogooué.
En 1870, M. Savorgnan de Brazza, originaire d'une vieille famille de navigateurs italiens, sortait de l'École navale de Brest, où il avait été admis à titre étranger.
Bientôt, il se faisait naturaliser Français et partait pour le Gabon, sur la Vénus, avec le grade d'enseigne de vaisseau.
C'est a bord de ce navire que, en 1874, il rencontra le docteur Ballay, non moins enthousiaste que lui pour les explorations africaines.
Un des collaborateurs de M. de Brazza rappelait, ces jours derniers, quel fut le résultat de cette rencontre :
« L'enseigne et le médecin, dit-il, se lièrent d'amitié ; ils échafaudèrent leurs rêves de conquête. Ils avaient, d'ailleurs, tous deux de la fortune et se jetèrent en pirogue dans le Bas-Ogooué. C'était l'époque où Jules Ferry prêchait l'expansion coloniale, et les succès des jeunes explorateurs furent d'autant mieux accueillis que les frais avaient été supportés par eux. Ils commencèrent par dépenser 45,000 francs sur leurs propres capitaux. Vous pensez s'ils furent encouragés!
» C'est ainsi que M. de Brazza mit sa fortune entière au service de cette oeuvre gigantesque. Il y laissa plus de 300,000 francs. Et je me rappelle qu'un jour, a Brazzaville, il répondit personnellement pour une somme de 85,000 francs, nécessaire à l'acquit des frais de sa mission. Il ne comptait pas avec son argent ; comme son disciple, il aurait mérité le surnom de « la Main large », que les noirs donnèrent au lieutenant Mizon... »


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Cette première expédition attira l'attention de l'Europe sur l'importance économique, jusqu'alors ignorée, de ces régions.
Le roi des Belges, Léopold II, prit alors l'initiative de convoquer, à Bruxelles, une conférence pour la fondation d'une Association internationale africaine, qui serait chargée d'une double mission : l'exploration des parties encore inconnues de l'Afrique et la répression de la traite des nègres.
La France eut, comme sphère d'action, la région de l'Ogooué. Le comité français ne disposait, malheureusement, que de maigres ressources. Pourtant, une expédition fut organisée et M. de Brazza, que son récent voyage désignait tout naturellement pour la commander, fut mis à sa tête.
Il partit, remonta l'Ogooué, comme il l'avait fait dans sa première expédition ; puis, ayant atteint les hautes régions, il quitta la voie fluviale, se dirigea vers le Sud, atteignit l'Ahma, affluent du Congo qu'il avait déjà reconnu en 1875, descendit ce fleuve et s'engagea sur le Congo lui-même, qu'il descendit jusqu'au grand lac, dénommé depuis Stanley-Pool, où il fonda la station de Brazzaville.

C'est là qu'il rencontra Stanley, son rival, dont les moyens de colonisation étaient si différents des siens ; Stanley, déjà glorieux par suite de son raid à la recherche de Livingstone et dont l' escorte nombreuse contrastait singulièrement avec la misérable expédition du représentant de la France.

« Lorsque je l'ai vu pour la première fois sur le Congo, dit Stanley en parlant de M. de Brazza, il se présenta à mes yeux sous la figure d' un pauvre va-nu-pieds, qui n'avait de remarquable que son uniforme en loques et son grand chapeau déformé. Une petite escorte le suivait avec 125 livres de bagages. Cela n'avait rien d'imposant et j'étais loin de me douter que j'avais devant moi le phénomène de l'année, le nouvel apôtre de l'Afrique, un grand faiseur d'annexions que la France applaudit et que le monde, y compris l'Angleterre, admire.»

Ce « pauvre va-nu-pieds » n'avait guère de ressources, mais il était soutenu par une conviction profonde de l'unité de sa mission, par un inébranlable courage et aussi, et, surtout, par des sentiments d'humanité qui lui permirent d'accomplir pacifiquement sa tâche grandiose.

Dans la séance solennelle de l'Institut, en 1897, où M. de Brazza reçut le prix Audiffred, destiné à récompenser « le plus beau dévouement », M. Himly, rapporteur, s'exprimait en ces termes :

« Cette oeuvre d'énergie et de persévérance, Brazza l'a accomplie par des procédés qui honorent la civilisation. Il n'a pas, comme d'autre voyageurs africains illustres de notre temps, semé au loin, sur son passage vertigineux, la terreur de son nom ; toujours patient et débonnaire, prêt à écouter et même à faire de longs discours, il a paru partout comme un apôtre de la paix et s'est ainsi acquis, chez les indigènes, la même réputation d'équité et la même autorité morale que jadis Livingstone...»

Partout, en effet, l'explorateur sut inspirer aux noirs la confiance, le respect, souvent même l'attachement le plus vif et le dévouement.

Les résultats des explorations de M; de Brazza furent consacrés par la conférence de Berlin, en 1885. La France partageait avec l'État indépendant l'immense vallée du Congo. Tous les territoires compris entre le littoral de l'océan Atlantique à l'Ouest, les possessions anglaises de Rio-Mouni et le Cameroun allemand au Nord et au Nord-Ouest, le Soudan égyptien au Nord-Est, l'État indépendant du Congo à l'Est et au Nord-Est, étaient reconnus, possessions françaises..
L'explorateur demeura quelques années à la tête de la colonie que la France lui devait ; puis, un beau jour, un ministre le rappela, sans rime ni raison ; et, comme il avait mis toute sa fortune personnelle dans ses explorations, il se trouva, du jour au lendemain, a peu près sans ressources.
Pourtant, il eut la fierté de ne pas se plaindre. C'est à son insu que M. Étienne, aujourd'hui ministre de 1 intérieur, alla réclamer auprès de M. Waldeck-Rousseau contre l'injustice dont il était victime. On obtint pour lui, du Parlement, le vote d'une récompense nationale de 12,000 francs par an.. Ce n'était pas même le revenu de ce que M. de Brazza avait personnellement dépensé pour l'exploration du Congo ! ...
L'homme auquel on votait ces 1,000 francs par mois avait donné à la France une colonie dont la superficie est trois fois supérieure à celle du sol français...
Comparez le présent à la gratification... et comparez aussi cette mince récompense à toutes celles dont la Belgique et l'Angleterre ont comblé Stanley... Stanley, le bourreau des noirs; Stanley, mort archi-millionnaire et chargé de gloire et d'honneurs !...

Lacarre.

Le Petit Journal illustré du 19 Mars 1905