L'Express du 21/03/2002 Ces «dirlos» qui résistent
par Claire
Chartier
A la tête de collèges
et de lycées réputés «sensibles», ils ont refusé de baisser
les bras. L'Express les a rencontrés
Lorsqu'Evencio de Paz, fils de
maçon espagnol bercé par l'idéal républicain, prit ses
fonctions au collège François-Truffaut, à Gonesse
(Val-d'Oise), l'aventure faillit mal tourner. C'était il y a
cinq ans, à l'heure du déjeuner. «J'étais dans mon bureau avec
un élève exclu de sa classe, quand j'ai vu débarquer les
grands frères, deux armoires à glace, qui hurlaient: “Le
principal, ce salaud, il a cassé la gueule au petit! ”,
raconte cet ancien “surgé” à l'accent bordelais, adepte des
mêlées de rugby. Un des deux tenait un couteau, le genre de
truc à la Rambo. On a juste eu le temps d'appeler la police.»
Pour ses débuts, Evencio a droit à tout: la bombe lacrymogène
jetée dans le hall, l'extincteur vidé dans les couloirs, le
deal dans les toilettes où il doit faire des planques. Un
samedi, une quarantaine de jeunes de la cité voisine viennent
s'affronter à coup de battes de base-ball et de manches de
pioche sur le nouveau terrain de sport du collège. «Là, j'ai
dit stop, se souvient Evencio. J'ai réuni tout le monde et
nous avons décidé de mettre en place l'“école ouverte”, avec
un soutien scolaire, et des activités sportives ou culturelles
les jours de congé pour les élèves.» Quatre ans plus tard,
l'Education nationale ne tarit plus d'éloges sur ce collège
des banlieues sinistrées miraculeusement «pacifié», où 80% des
élèves décrochent leur brevet.
N'en déplaise aux nombreuses
cassandres intarissables sur la montée de la violence
scolaire, ils existent, ces «dirlos» des zones sensibles qui
refusent de gémir et de baisser les bras face aux caïds et
parviennent - certains mieux que d'autres - à faire régner les
lois de l'école dans l'école. A Sarcelles ou à
Villiers-le-Bel, dans le Val-d'Oise, à La Rochette, en
Seine-et-Marne, à Vénissieux, près de Lyon, ils sont le nerf
de la guerre. La pièce maîtresse. Face aux sales gosses qui
pourrissent la vie de certains collèges et lycées
professionnels - deux ou trois par classe, disent les profs -
ils se battent, avec intelligence, modestie, et une vraie
jubilation. Ils s'inspirent des trouvailles des autres, sans
croire aux «thérapies miracles», mais jouent aussi leurs
propres cartes. En utilisant au mieux les heures et les postes
supplémentaires que leur offre leur classement en zone
d'éducation prioritaire (ZEP).
L'index levé et la brioche en
avant, Evencio harangue d'une voix forte une soixantaine de
gamins sagement assis dans le hall ensoleillé: «Tout le monde
m'a donné sa fiche d'autorisation signée par les parents?» Les
avions sifflent au-dessus du collège François-Truffaut, situé
à deux pas des pistes de Roissy. Evencio veut tout montrer,
tout partager. Il récite la liste des activités de l'école
ouverte: soutien scolaire obligatoire, informatique,
initiation technologique, ping-pong, VTT, foot, sculpture,
peinture, bricolage, éducation à la citoyenneté… Sans oublier
les visites à l'Assemblée nationale, les voyages en province
et la base de loisirs en été. Catalogue de centre aéré? «Pas
du tout, se défend Evencio. En créant un lien différent entre
les élèves et les enseignants, nous modifions l'image que les
gamins ont de l'école et d'eux-mêmes. Les professeurs aussi
changent de regard. Du coup, c'est le calme dans les classes
toute l'année!» Il y a trois ans, les gamins ont aidé
l'ouvrier du collège à remplacer la vieille moquette de la
salle des profs. Depuis, les jeunes inscrits à l'école ouverte
- environ 15% des 640 élèves - ripolinent les salles de
classe. Ils ont aussi monté une bonne partie du mobilier de
leur établissement, un beau bâtiment des années 1990 aux
allures de paquebot bariolé. Izmir, 15 ans et deux conseils de
discipline sur le dos, écoute Evencio présenter les activités
du matin, en faisant tourner sa chevalière. «Venir ici, ça me
calme, lâche ce jeune Turc au tee-shirt bardé d'un “Kaillera
for ever”. Il faut que je garde le contact avec le collège,
sinon, ça sera la rue.»
Dans la foulée de l'école ouverte,
Evencio de Paz et ses jeunes profs - 80% de l'équipe - ont
pioché dans tout ce que l'Education nationale comptait de
«dispositifs» contre l'échec scolaire: classe «relais» pour
les «décrocheurs» (ceux qui lâchent l'école); quatrième d'aide
et de soutien, troisième d'insertion. Bafouant allègrement le
dogme du collège unique - à l'instar de la plupart de leurs
collègues de ZEP - ils ont instauré une filière pour les
chahuteurs et une autre pour les élèves en grand retard
scolaire. Les ados peuvent également assister à leur conseil
de classe. «Au début, on était en pleine thérapie, se souvient
Marie-Noëlle de Craëne, une enseignante d'histoire-géographie.
On passait la moitié du temps à parler avec les élèves! Même
maintenant, il faut toujours garder l'œil sur le couvercle de
la casserole.» Evencio le bien nommé - paz veut dire «paix» en
espagnol - cite avec fierté trois de ses anciens élèves
acceptés à Henri-IV et à Louis-le-Grand. Et s'emporte contre
«la programmation de l'échec» qui veut qu' «un gamin qui
redouble en CP, en CE 2 et en sixième se transforme en
sauvageon à 14 ans». Pour ce Zébulon de l'Education nationale,
prêt à tout essayer afin d'offrir «le meilleur» à ses
«gamins», faire barrage à la violence est «une question d'état
d'esprit». Il affirme: «Lorsqu'on a des projets valables, on
trouve toujours les moyens, auprès de l'Etat ou du conseil
général.» Filou, il sait faire sa pub quand il le faut. En
1998, Ségolène Royal, ministre déléguée à l'Enseignement
scolaire, visite l'école ouverte. Félicitations et poignée de
main. La dame demande à Evencio de Paz ce qui lui ferait
plaisir: «Un serveur vidéonumérique», répond le principal.
«Vous l'aurez», assure la ministre. Promesse tenue.
Aujourd'hui, l'établissement possède une salle multimédia à
faire pâlir d'envie les bahuts chics de centre-ville.
Respect!
Il faut croire aux miracles. A
Vénissieux, en plein cœur des Minguettes, le collège
Elsa-Triolet tient tête aux «cailleras» qui font brûler les
voitures le long des trottoirs. Ici, plus de bombinettes dans
la cour ni de vitres cassées. La «méthode Bricaud» met les
lascars au pas. Nommée il y a trois ans, Catherine Bricaud,
une grande femme douce et ronde, n'a qu'un credo: «Le
pédagogique.» Prof d'anglais pendant vingt-cinq ans, cette
quinquagénaire aux gestes maternels a imposé un «cadre»
ultrastructurant aux élèves: exercices de méthodologie
obligatoires en classe de sixième (trois heures
hebdomadaires), soutien individualisé par groupes de deux ou
trois élèves (une heure), cours particuliers en français et en
maths pour les élèves en perdition (9 heures). Chaque semaine,
la principale, ses deux adjoints, l'assistante sociale,
l'infirmière et les deux conseillers principaux d'éducation
(CPE) font le point sur les cas difficiles. «Je ne fais pas du
social, seul le potentiel de ces enfants m'intéresse», lance
Catherine Bricaud, en relevant la mèche blanche qui s'obstine
à tomber sur ses lunettes. Mme la Principale aime les défis:
avec 80% de familles défavorisées, une trentaine d'ethnies
représentées et 70% de boursiers - les taux les plus élevés de
l'académie - l'établissement collectionne tous les clignotants
d'alerte du mammouth: ZEP, zone de prévention et zone
sensible.
8 heures. Catherine surveille
l'entrée des élèves au côté d'un CPE. Les mômes papotent sous
le préau. Un petit brun au visage grave dit bonjour, un lourd
cartable à la main. «Celui-là, on l'a rattrapé de justesse, se
félicite la principale. Malgré de gros problèmes avec la
justice, il a réussi à obtenir son passage en seconde.» Les
retards - 25% il y a trois ans - sont devenus exceptionnels.
Seuls deux ou trois conseils de discipline ont lieu chaque
année, pour une dizaine précédemment. Et le collège ne compte
plus que 1 «décrocheur», pour 6 ou 7 antérieurement. «C'est un
vrai travail d'équipe, insiste Catherine, assise dans son
vaste bureau où adjoint, profs, élèves et parents viennent
continuellement l'interrompre. Nous tenons tous le même
discours.» Ce qui, de fait, est encore la meilleure façon
d'éduquer. Rétive comme un petit animal traqué, Laurence, 15
ans, raconte du bout des lèvres qu'elle «a tapé un prof» dans
son précédent collège. Qu'ici, «il y a moins de racaille».
Qu'elle a «compris que c'était pas normal de s'énerver comme
ça en ouvrant un livre de classe». Catherine Bricaud n'est pas
au bout de ses peines: en dépit de sa méthode, le taux de
réussite au brevet n'atteint toujours pas 50%. ZEP ou pas ZEP,
cette principale qui ne doute de rien compte redresser la
barre avec ses quatre classes à projet artistique et culturel,
sa section sport et sa filière européenne.
Dans le bras de fer contre la
violence, tout compte: la mobilisation des adultes, le passé
de l'établissement, le hasard, aussi. Lorsque Jeanne Sillam,
blonde agrégée de lettres classiques, prend la direction du
collège Evariste-Galois, à Sarcelles, en 1998, le climat s'est
dégradé dans cet établissement de style post-Pailleron,
jusque-là réputé comme le meilleur du quartier. Jeanne fait la
connaissance d'une médiatrice familiale et l'embauche à
plein-temps à la tête d'un «bureau des parents». Une petite
révolution dans l'Education nationale. «Les parents ne savent
plus exercer leur autorité, alors qu'on ne peut rien faire
sans eux, soupire cette jolie femme de 59 ans à la voix
chuchotante. C'est comme une partie de bridge: si les parents
et l'école ne jouent pas ensemble, l'élève lambda occupe la
place du mort et le caïd a tous les atouts en main.» Les
goûters, les rencontres parents-profs, organisées à chaque
rentrée pour toutes les classes, ou la remise en mains propres
des bulletins scolaires permettent de repérer les géniteurs
motivés. Fort d'une quinzaine de membres, le bureau des
parents se réunit tous les mois pour faire le point sur la vie
du collège. Nouarah Fellah, la médiatrice, reçoit dans sa
minuscule officine, près de la cantine. «Quand ce n'est plus
l'institution qui parle, mais une maman comme une autre, le
discours a un autre impact», assure-t-elle. La formule a
surtout l'avantage de tenir les parents informés des éventuels
dérapages de leur rejeton. Les chahuteurs patentés sont pris
en charge par la médiatrice, qui leur remet une fiche de
présence consignant heure par heure leurs comportements et
leurs activités. Dans le sabir de l'Education nationale, on
appelle cela l' «exclusion-inclusion». Plutôt que de «tenir le
mur» dans la cité, l'élève sanctionné par une exclusion reste
dans l'établissement où il va et vient à horaires décalés afin
ne pas croiser ses petits camarades. Un aide-éducateur le fait
bûcher dans une petite salle isolée.
Jeanne Sillam est une pionnière.
C'est à elle que Fabrice Genestal doit d'avoir pu réaliser La
Squale, le film qui révéla les «tournantes» au grand public,
en 1999. «J'avais créé une association, L'Œil en coulisse,
avec l'idée de monter une comédie musicale, raconte-t-elle,
amusée. Mais je me suis aperçue en écoutant mes élèves que le
thème des violences sexuelles était omniprésent.» A chaque
soupçon d'attouchements dans une classe, la principale
d'Evariste-Galois remplace aussitôt les cours programmés par
deux heures d'éducation sexuelle. Les profs, auxquels elle a
fait suivre une formation spécifique, jouent le jeu. Même
s'ils n'apprécient pas toujours d'être «bousculés» par ce bout
de femme vibrionnant, capable tout à la fois de téléphoner,
d'ouvrir son courrier et de noter une idée sur son calepin. A
force de les faire parler, Jeanne connaît par cœur ses lascars
de banlieue. Le fameux «respect»? Rien à voir avec le slogan
du ministère, qui est plutôt ambigu. «Ils comprennent que ce
sont les autres qui doivent les respecter, décode-t-elle,
réaliste. Et seul celui qui ne se laisse jamais toucher,
jamais voler est digne de respect.» Une même question revient,
lancinante, chez ces praticiens de la violence: comment punir?
Pour être comprise, la sanction doit être juste. De l'heure de
colle au renvoi, en passant par l'avertissement ou la
réparation, les chefs d'établissement disposent d'un large
éventail de sanctions. Certaines s'imposent d'elles-mêmes -
telle l'exclusion en cas de racket, de coups ou de propos
insolents envers les adultes. D'autres pas.
Lycée professionnel de La
Rochette, en Seine-et-Marne. Dans le bureau du proviseur aux
murs ornés de batiks africains, deux gosses en bleu de
chauffe, l'air piteux, s'expliquent après une violente bagarre
dans la cour. «Il a traité ma mère, dit le plus excité. -
C'était pas moi, explique son camarade rouquin. - Tu as bien
dit que tu saignerais ton copain à l'internat? demande le
proviseur, Patrice Bénezit, au premier des deux loustics. Je
sais pourtant que vous êtes de très bons amis. Et si je vous
mettais à la porte? - Ma mère, c'est sûr, elle me tue, dit
l'agresseur. - Mon vieux, à toi de prendre tes
responsabilités! réplique le proviseur. Comme il s'agit d'un
quiproquo, je vous fais confiance pour cette fois, mais soyez
à la hauteur», conclut Patrice Bénezit, avant de lancer un
tonitruant: «Compris?»
Plus tard, ce Baloo barbu et
jovial révélera qu'un des deux gamins n'a nulle part où
dormir. Laxisme? Comme la plupart de ses collègues, Patrice
Bénezit prône «un respect absolu de la règle, mais une
application au cas par cas, en fonction des circonstances».
Et, dans ce lycée des métiers du bâtiment, situé dans la riche
banlieue de Melun, face à la maison du maire, les
circonstances sont difficiles à oublier. Relégués dans le BTP
après des années d'errance scolaire - voire un crochet par
Fleury-Mérogis - la plupart des 470 élèves, majeurs pour
moitié, tentent ici leur dernière chance. En huit ans
d'efforts, Patrice Bénezit, qui n'avait jamais mis les pieds
auparavant dans un atelier, a ouvert de nouvelles filières,
resserré les liens avec la Fédération du bâtiment afin de
garantir des débouchés à ses élèves, multiplié les séances
d'information sur les métiers du BTP dans les collèges. Les
résultats sont là: le taux de bacheliers est passé de 53% à
83%, soit 4 points de plus que la moyenne nationale. Et, si le
racket ou les bagarres n'ont pas disparu - les élèves ont
chalumeau et barres de fer à portée de la main - le lycée
réussit à garder le cap, grâce à ses huit aides-éducateurs, en
contact constant avec les jeunes et les familles.
Mais l'un des plus sûrs moyens de
prévenir la violence, c'est encore d'en parler. Catherine
Bricaud et Jeanne Sillam pilotent des réseaux d'éducation
prioritaire regroupant tous les établissements - écoles,
collèges ou lycées - d'une même zone. Daniel Bonneton, lui,
anime des cellules locales et départementales de prévention
dans le Val-d'Oise tout en prêtant son savoir-faire au Centre
d'aide aux écoles et établissements de l'académie de
Versailles (voir l'encadré ci-contre). Après quinze ans
d'enseignement à La Courneuve et des débuts musclés à
Sarcelles, ce moustachu pétillant connaît son affaire. Son
collège de Villiers-le-Bel, pris en tenaille par deux cités en
guerre, est considéré comme l'un des plus sensibles du
département. Dans le tiroir du bureau de son adjoint dorment
couteaux, hachoirs à viande et autres stylets dénichés au fond
des cartables des élèves. Bref, cet «ancien gaucho», comme il
se qualifie lui-même, a fini par recourir à la police et à la
justice dans sa guerre contre les bandits du quartier. Daniel
Bonneton participe à toutes les réunions du groupe
opérationnel du Contrat local de sécurité (CLS), aux côtés de
représentants de la mairie, du parquet, du commissariat, de
l'office HLM, de la SNCF et des centres sociaux locaux. «Grâce
à ces rencontres, les agents de police ont accepté d'adapter
leurs horaires aux entrées et sorties des collégiens,
explique-t-il. Ils viennent aussi parler du racket ou rappeler
la loi à l'intérieur de l'établissement dès que les profs
sentent «quelque chose de pas net» dans une classe. En poste
depuis huit ans au collège Léon-Blum, Daniel Bonneton croit au
«travail de fourmi» et au rôle dissuasif des adultes sur le
terrain. Il a tout vu, tout testé: l'école ouverte, les
classes spéciales, les activités culturelles. Moralité: il
faut «décider seul, mais consulter ses profs», et «changer
régulièrement les dispositifs pour surprendre les élèves et
garder l'envie». Il faut se résigner, aussi, à «gérer» la
poignée de «sauvageons» - deux ou trois par an - qu'aucun
dispositif n'arrive à ramener sur le chemin de l'école.
Ceux-là, Daniel Bonneton les pousse à «partir en stage en
entreprise». Même s'il sait bien que c'est interdit: la
plupart n'ont pas 16 ans.
Obstinés mais pas naïfs, heureux
de se sentir utiles, ces «dirlos» qui vivent sur un volcan
savent que «tout peut toujours basculer». Ils veulent croire
que leur établissement ne replongera pas dans la violence
après leur départ. Pourtant, si leurs «dispositifs», comme ils
disent, peuvent être utilisés par d'autres, leurs sortilèges
n'appartiennent qu'à eux. C'est là toute la limite de la
bataille contre la violence. Mais les vrais éducateurs ne
sont-ils pas un peu sorciers?