XIII

La séparation



Base de l'organisation sociale, l'appropriation privative tient les hommes séparés d'eux-mêmes et des autres. Des paradis unitaires artificiels s'efforcent de dissimuler la séparation en récupérant avec plus ou moins de bonheur les rêveries d'unité prématurément brisées. En vain. - Du plaisir de créer au plaisir de détruire, il n'y a qu'une oscillation qui détruit le pouvoir.



   Les hommes vivent séparés les uns des autres, séparés de ce qu'ils sont dans les autres, séparés d'eux-mêmes. L'histoire des hommes est l'histoire d'une séparation fondamentale qui provoque et conditionne toutes les autres : la distinction sociale en maîtres et esclaves. Par l'histoire, les hommes s'efforcent de se rejoindre et d'atteindre à l'unité. La lutte de classes n'est qu'une phase, mais une phase décisive, de la lutte pour l'homme total.

   De même que la classe dominante a les meilleures raisons du monde de nier la lutte des classes, de même l'histoire de la séparation ne peut manquer de se confondre avec l'histoire de sa dissimulation. Mais un tel enténèbrement procède moins d'une volonté délibérée que d'un long combat douteux où le désir d'unité se mue le plus souvent en son contraire. Ce qui ne supprime pas radicalement la séparation la renforce. En accédant au pouvoir, la bourgeoisie jette une lumière plus vive sur ce qui divise aussi essentiellement les hommes, elle fait prendre conscience du caractère social et de la matérialité de la séparation.

*

   Qu'est-ce que Dieu ? Le garant et la quintessence du mythe où se justifie la domination de l'homme par l'homme. La dégoûtante invention n'a pas d'autre excuse. A mesure que le mythe en se décomposant passe au stade de spectacle, le Grand Objet Extérieur, comme dit Lautréamont, s'émiette au vent de l'atomisation sociale, il dégénère en un Dieu à usage intime, sorte de badigeon pour maladies honteuses.

   Au plus fort de la crise ouverte par la fin de la philosophie et du monde antiques, le génie du christianisme va subordonner la refonte d'un nouveau système mytthique à un principe fondamental : le trinitarisme. Que signifie le dogme des trois personnes en Dieu, qui fera couler tant d'encre et tant de sang ?

   Par l'âme, l'homme appartient à Dieu, par le corps au chef temporel, par l'esprit à lui-même ; son salut est dans l'âme, sa liberté dans l'esprit, sa vie terrestre dans le corps. L'âme enveloppe le corps et l'esprit, sans elle ils ne sont rien. N'est-ce pas, à y regarder de plus près, l'union du maître et de l'esclave dans le principe de l'homme envisagé comme créature divine ? L'esclave est le corps, la force du travail que le seigneur s'approprie ; le maître est l'esprit qui, gouvernant le corps, lui concède une parcelle de son essence supérieure. L'esclave se sacrifie donc par le corps à la puissance du maître cependant que le maître se sacrifie par l'esprit à la communauté de ses esclaves (le roi au service du peuple, de Gaulle au service de la France, le lavement des pieds dans l'Eglise...). Le premier offre sa vie terrestre, en échange il reçoit la conscience d'être libre, c'est-à-dire l'esprit du maître en lui descendu. La conscience mystifiée est la conscience du mythe. Le second offre idéalement son pouvoir de maître à l'ensemble de ceux qu'il dirige ; en noyant l'aliénation des corps dans l'aliénation plus subtile de l'esprit, il économise sur la dose de violence nécessaire au maintien de l'esclavage. Par son esprit, l'esclave s'identifie, ou du moins peut s'identifier, au maître auquel il livre sa force de vie ; mais à qui s'identifiera le maître ? Pas aux esclaves en tant que choses possédées, en tant que corps ; plutôt aux esclaves en tant qu'émanation de l'esprit du maître en soi, du maître suprême. Puisque le maître particulier se sacrifie sur le plan spirituel, il doit chercher dans la cohérence du mythe un répondant à son sacrifice, une idée en soi de maîtrise à laquelle il participe et se soumette. C'est pourquoi la classe contingente des maîtres a créé un Dieu devant lequel elle s'agenouille spirituellement pour s'identifier à lui. Dieu authentifie le sacrifice mythique du maître au bien public, et le sacrifice réel de l'esclave au pouvoir privé et privatif du maître. Dieu est le principe de toute soummission, la nuit qui légalise tous les crimes. Le seul crime illégal est le refus d'accepter un maître. Dieu est l'harmonie du mensonge ; une forme idéale où s'unissent le sacrifice volontaire de l'esclave (le Christ), le sacrifice consenti du maître (le Père ; l'esclave est le fils du maître) et leur lien indissoluble (le Saint-Esprit). L'homme idéal, créature divine, unitaire et mythique où l'humanité est invitée à se reconnaître réalise le même modèle trinitaire : un corps soumis à l'esprit qui le guide pour la plus grande gloire de l'âme, la synthèse englobante.

   Voici donc un type de relation où deux termes tirent leur sens d'un principe absolu, se mesurent à l'obscur, à la norme inaccessible, à l'indiscutable transcendance (Dieu, le sang, la sainteté, la grâce...). Pendant des siècles, d'innombrables dualités mijoteront, comme en un bon bouillon, au feu de l'unité mythique. Et tirant le bouillon du feu, la bourgeoisie ne gardera qu'une nostalgie de la chaleur unitaire et une série de froides abstractions sans saveur : corps et esprit, être et conscience, individu et collectivité, privé et public, général et particulier... Paradoxalement, la bourgeoisie, mue par ses intérêts de classe, détruit à son désavantage l'unitaire et sa structure tridimensionnelle. L'aspiration à l'unité si habilement satisfaite par la pensée mythique des régimes unitaires, loin de disparaître avec elle s'exacerbe, au contraire, à mesure que la matérialité de la séparation s'empare de la conscience. Dévoilant les fondements économico-sociaux de la séparation, la bourgeoisie fournit les armes qui doivent en assurer la fin. Mais la fin de la séparation implique la fin de la bourgeoisie et la fin de tout pouvoir hiérarchisé. C'est pourquoi toute classe ou caste dirigeante se trouve incapable d'opérer la reconversion de l'unité féodale en unité réelle, en participation sociale authentique. Seul le nouveau prolétariat a mission d'arracher aux dieux la troisième force, la création spontannée, la poésie, pour la garder vivante dans la vie quotidienne de tous. L'ère transitoire du pouvoir parcellaire n'aura été qu'une insomnie dans le sommeil, l'indispensable point zéro dans le renversement de perspective, le nécessaire appel du pied avant le bond du dépassement.

*

   L'histoire atteste la lutte menée contre le principe unitaire ; et comment transparaît la réalité dualiste. Initialement mené dans un langage théologique, qui est le langage officiel du mythe, l'affrontement s'exprime ensuite dans un langage idéologique, qui est celui du spectacle. Manichéens, cathares, hussistes, calvinistes... rejoignent par leurs préoccupations, Jean de Meung, La Boétie, Vanino Vanini. Ne voit-on pas Descartes accrocher in extremis à la glande pinéale une âme dont il ne sait que faire ? Tandis qu'au sommet d'un monde parfaitement intelligible son Dieu funambule garde un équilibre parfaitement incompréhensible, le Dieu de Pascal se dissimule, privant l'homme et le monde d'un support sans lequel ils sont réduits à se contester mutuellement, à n'être jugés que l'un par rapport à l'autre, à se peser au néant.

   Dès la fin du XVIII° siècle, la dissociation paraît partout sur la scène, l'émiettement s'accélère. L'ère des petits hommes concurrentiels est ouverte. Des morceaux d'êtres humains s'absolutissent : matière, esprit, conscience, action, universel, particulier... Quel Dieu ramasserait cette porcelaine ?

   L'esprit de domination trouvait à se justifier dans une transcendance. On n'imagine pas un Dieu capitaliste. La domination suppose un système trinitaire. Or les rapports d'exploitation sont dualistes. De plus ils sont indissociables de la matérialité des rapports économiques. L'économique n'a pas de mystère ; du miracle il ne conserve que le hasard du marché ou le parfait agencement programmatique des ordinatrices de plannings. Le Dieu rationnel de Calvin séduit bien moins que le prêt à intérêt qu'il autorise impunément. Quant au Dieu des anabaptistes de Münster et des paysans révolutionnaires de 1525, il est déjà, sous une forme archaïque, l'élan irrépressible des masses vers une société de l'homme total.

   Le chef mystique ne devient pas simplement le chef du travail. Le seigneur ne se transforme pas en patron. Supprimez la supériorité mystérieuse du sang et du lignage, il ne reste qu'un mécanisme d'exploitation, une course au profit qui n'a d'autre justification qu'elle même. Une différence quantitative d'argent ou de pouvoir sépare le patron du travailleur, non plus la barrière qualitative de la race. C'est le caractère odieux de l'exploitation, qu'elle s'exerce entre «égaux». La bourgeoisie justifie, - bien malgré elle, on s'en doute - toutes les révolutions. Quand les peuples cessent d'être abusés, ils cessent d'obéir.

*

   Le pouvoir parcellaire fragmente jusqu'à l'inconsistance les êtres sur lesquels il règne. Et simultanément se fragmente le mensonge unitaire. La mort de Dieu vulgarise la conscience de la séparation. Le désespoir romantique n'exprima-t-il pas le cri d'une déchirure douloureusement ressentie ? La fêlure est partout : dans l'amour, dans le regard, dans la nature, dans le rêve, dans la réalité... Le drame de la conscience, dont parle Hegel, est bien davantage la conscience du drame. Une telle conscience est révolutionnaire chez Marx. Quand Peter Schlemihl part à la recheche de son ombre pour oublier qu'il est, de fait, une ombre à la recherche de son corps, la démarche offre assurément moins de risques pour le pouvoir. Dans un réflexe d'autodéfense, la bourgeoisie «invente» des paradis unitaires artificiels en récupérant avec plus ou moins de bonheur les désenchantements et les rêves d'unité prématurément brisés.

   A côté des masturbations collectives : idéologies, illusion d'être ensemble, éthique du troupeau, opium du peuple, il y a toute la gamme des produits marginaux, à la frontière du licite et de l'illicite : idéologie individuelle, obsession, monomanie, passion unique, donc aliénante, drogue et ses substituts (alcool, illusion de la vitesse et du changement rapide, sensation, rare...). ceci permet de se perdre totalement sous couvert de s'atteindre, c'est vrai, mais l'activité dissolvante procède surtout de l'usage parcellaire qui en est fait. La passion du jeu cesse d'être aliénante si celui qui s'y livre recherche le jeu dans la totalité de la vie : dans l'amour, dans la pensée, dans la construction des situations. De même le désir de tuer n'est plus une monomanie s'il s'allie à la conscience révolutionnaire.

   Pour le pouvoir, le danger des palliatifs unitaires est donc double. D'une part, ils laissent insatisfaits, d'autre part, ils débouchent sur la volonté de construire une unité sociale réelle. L'élévation mystique vers l'unité n'avait d'autre fin que Dieu ; la progression horizontale, dans l'histoire, vers une problématique unité spectaculaire est un fini infini. Elle provoque une soif insatiable d'absolu, or le quantitatif est en lui-même une limite. La course folle ne peut précipiter ainsi que dans le qualitatif, soit par la voie négative, soit, si la prise de conscience s'établit, par la transformation de la négativité en positivité. Par la voie négative, certes, on ne s'atteint pas soi-même, on s'abîme dans sa propre dissolution. Le délire provoqué, la volupté du crime et de la cruauté, l'éclair convulsif de la perversité sont des chemins qui convient à se perdre sans réticence. On ne fait là qu'obéir avec un zèle étonnant à la gravitation du pouvoir qui disloque et détruit. Mais le pouvoir ne durerait guère s'il ne freinait sa force de décomposition. Le général tue ses soldats jusqu'à un certain point seulement. Reste à savoir si le néant se distille au compte-gouttes. Le plaisir limité de se détruire risque fort de détruire en fin de compte le pouvoir qui le limite. On l'a bien vu dans les émeutes de Stockholm ou de Watts. Il suffit d'un coup de pouce pour que le plaisir devienne total, pour que la violence négative libère sa positivité. Je tiens qu'il n'y a pas de plaisir qui ne cherche à s'assouvir totalement, dans tous les domaines, unitairement ; Huysmans n'a pas, j'imagine, l'humour d'y songer quand il écrit gravement d'un homme en érection qu'il «s'insurge».

   Le déchaînement du plaisir sans restriction est la voie la plus sûre vers la révolution de la vie quotidienne, vers la construction de l'homme total.



Précédent : Le sacrifice

Suite : L'organisation de l'apparence

Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations